La réforme de l’éducation au Cameroun aujourd’hui : où en est-on ?
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Misères de l’éducation en Afrique : le cas du Cameroun aujourd’hui, l’Harmattan, 2009
La déconstruction de nos sociétés sur les plans moral, économique et même politique traduit l’échec de 50 années de socialisation dont le processus principal est l’école. Au sortir de l’école coloniale, nous sommes tombés au sens propre du mot dans le puits de l’école néocoloniale, comme dans un gouffre sans fonds. Mais il faut en sortir, par le biais d’une autre école. Une école plus libre, une école de l’indépendance pour faire court. Pour cela, des réformes radicales s’imposent. Qui doit les élaborer, les mettre en œuvre ? Depuis 1995, sous la pression des événements, le pouvoir en place fait semblant de s’activer, et le temps passe…
1. Le contexte : réformer pour sortir de l’école néocoloniale.
L’école doit s’intégrer dans son époque pour être à même d’envisager l’avenir à partir d’une perspective adéquate. Et cette perspective, pour être rentable, doit être stratégique : où sommes-nous ? Pourquoi ? Où voulons-nous être demain ? Comment ? L’école coloniale était porteuse d’une ambition impérialiste élaborée dans une perspective adoptée depuis les centres métropolitains. Dans le cas de l’empire français, le discours de Gaulle en 1944 à Brazzaville en dessine le cadre : « Les fins de l’œuvre de civilisation accomplie par la France dans les colonies écartent toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’empire ; la constitution éventuelle, même lointaine, de self-government dans les colonies est à écarter ». Comme le dit clairement cet extrait, il s’agissait d’éduquer pour assimiler, non à la France qui est une république (liberté – Egalité – Fraternité), mais à l’empire français qui distingue l’aristocratie des citoyens métropolitains du tiers-état des indigènes des colonies. Cette école-là devait nous inculquer le sentiment que nous avions bien de la chance de servir la France, pour que nous soyons colonisés et contents de l’être. Et ce projet était largement réussi dans les années 50 si l’on en croit ces propos tenus par deux membres éminents de l’élite camerounaise de l’époque : « Le Cameroun tout entier, disait alors Paul Soppo Priso, qui jouit depuis une vingt ans déjà de la liberté de conscience, de l’égalité, des droits humains et des relations fraternelles sous les doux et gracieux plis du drapeau tricolore, élève la voix et fixe son choix pour demander au monde entier qu’il devienne une province de la grande France » ; de même, « Non, affirme crânement André-Marie Mbida en 1956, pour de nombreuses années encore… il faut que le Cameroun poursuive sa route actuelle, apprenant son rôle de nation, grâce au régime d’autonomie interne qui sera bientôt son statut ». L’école néocoloniale nous a-t-elle jusqu’ici proposé mieux ? Elle nous a transformés en sous-développés presque incurablement dépendants de l’aide au développement, les yeux en permanence et pathétiquement fixés sur la mère patrie.
Avec les années 90, le monde qui sort de la guerre froide se reconfigure inexorablement et voit l’émergence de nouveaux pôles de développement en Asie et en Amérique latine. Même en Afrique, une nouvelle conscience peu à peu se fait jour sur la nécessité de sortir de la logique néocoloniale pour une indépendance véritable. Pour ce faire, il est évident qu’il faut décoloniser les mentalités en élaborant et en mettant en œuvre des réformes appropriées au niveau des systèmes éducatifs. Parce que ces réformes doivent être stratégiques, leur ampleur, les moyens y alloués et le calendrier de leur mise en œuvre sont d’office des indicateurs fiables des ambitions qu’elles portent et expriment. Dans de nombreux pays d’Afrique, des politiques véritablement ambitieuses sont alors mise en place. Elles organisent un financement substantiel de l’école (cf. Financement de l’éducation au Cameroun : une politique obstinée de la pénurie).
Au Cameroun dès le début des années 90 et au plan intérieur, la pression syndicale (en 94, l’un des mots d’ordre du SNAES est « L’école nouvelle ») place peu à peu les pouvoirs publics devant la nécessité de réformer le système éducatif. Cette pression se conjugue à celles dues, au plan international, aux engagements pris à Jomtien en Thaïlande en mars 1990, aux principes fondamentaux adoptés à la conférence internationale de l’éducation à Genève en septembre 1990, ainsi qu’à la déclaration de politique générale d’éducation de base pour tous adoptée à la table ronde de Yaoundé du 21 au 25 janvier 1991 sous l’égide de l’UNESCO, de la Banque Mondiale, du PNUD et de l’UNICEFU. Un premier pas est fait avec la convocation des assises des Etats Généraux de l’éducation de 1995.
2. Des Etats Généraux de 1995 à la loi d’orientation de l’éducation de 1998
Les Etats Généraux de l’éducation de 1995 se tiennent dans un contexte de crise aiguë de l’éducation. 5 ans après les engagements clairs et sans équivoque de Jomtien et des autres fora, le bilan pour le Cameroun est catastrophique : « entre 1989/90 et 1996/97, le taux brut de scolarisation des garçons a connu une baisse de 11 points et celui des filles une chute de 9 points pour la même période »[1], reconnaît l’Etat camerounais lui-même. Malgré le format adopté par les Etats généraux qui accorde une position de simples faire-valoir aux organisations syndicales et de la société civile afin de permettre aux pouvoirs publics de passer sans encombre leur projet, ces assises permettent de fixer un certain nombre d’objectifs de valeur dont certaines des plus pertinentes visent à :
- Former à l’amour de la patrie des citoyens cultivés, enracinés dans leur culture, mais ouverts au monde, respectueux de l’intérêt général et du bien commun.
- Initier l’élève à la culture et à la pratique de la démocratie, au respect des droits de l’homme et des libertés, de la justice et de la tolérance, au combat contre toutes les formes de discrimination, à l’amour de la paix et du dialogue, à la responsabilité civique et à la promotion de l’intégration sous-régionale.
- Former les enfants camerounais de manière à leur permettre de devenir, à terme, capables de créativité, d’auto-emploi, et à même de s’adapter à tout moment à l’évolution de la science, de la technologie et de la technique.
L’on chemine, croit-on, dans la bonne direction. D’autant que trois ans seulement plus tard, en 1998, l’Assemblée nationale adopte la loi N° 98 /004 du 14 avril dite d’orientation de l’éducation au Cameroun. Les principaux axes de réforme qui ressortent du texte de la loi portent sur :
- La promotion du bilinguisme pour une plus grande intégration nationale ;
- La promotion des langues nationales ;
- La professionnalisation de l’éducation ;
- L’adaptation permanente du système éducatif aux réalités économiques et socioculturelles nationales ainsi qu’à l’environnement international.
En outre, la loi d’orientation adopte une importante mesure de réforme portant sur la structure des deux sous-systèmes d’éducation en présence. En effet, malgré le maintien des spécificités dans les méthodes d’évaluation et les certifications (Article 15 alinéa 2), les deux sous-systèmes voient leurs structures harmonisées. L’école primaire anglophone passe de 7 à 6 années, le secondaire francophone réajuste son premier cycle de 4 à 5 années, et son second de 3 années à 2, ce qui ne laisse plus aucune place au diplôme probatoire. Ce dernier conséquemment disparaît du paysage légal de la certification nationale.
Vu d’ensemble, il s’agit donc d’un beau projet, d’autant qu’il affirme clairement la place éminente des enseignants dans le processus de sa mise en œuvre. L’article 37 de la loi en son premier alinéa affirme que « L’enseignant est le principal garant de la qualité de l’éducation. A ce titre, il a droit, dans la limite des moyens disponibles, à des conditions de vie convenables, ainsi qu’à une formation initiale et continue appropriée ». Dans les « limites des moyens disponibles » ? Cette précaution ne sentait-elle pas déjà le maquignon ? L’on sait ce qu’il en est de la mise en œuvre de ce volet de la loi d’orientation (cf. Education dans la tourmente : le calvaire des enseignants depuis 1993). Qu’en a-t-il été du reste du projet ?
3. En attendant les calendes grecques
15 ans après les Etats Généraux de l’éducation et 12 ans après la loi d’orientation de l’éducation, les réformes promises et légalement instituées sont toujours attendues sur le terrain. Ce n’est d’ailleurs pas une particularité de l’éducation et sans doute faut-il comprendre que cet report sine die traduit la situation globale d’un pays où depuis presque deux décennies tout est suspendu dans l’attente d’un événement que l’on ignore mais dont la survenue chaque jour imminente puis différée paralyse toute forme d’action.
La Constitution du 18 janvier 1996 dans ses dispositions transitoires disaient en son article 67 : « Les nouvelles institutions de la République prévues par la présente Constitution seront progressivement mises en place » (Alinéa 1) et « Pendant leur mise en place et jusqu'à cette mise en place, les institutions de la République actuelles demeurent et continuent de fonctionner » (Alinéa 2). 14 ans plus tard, la mise en place des institutions alors annoncées comme une révolution est toujours attendue. Et au fur et à mesure que cette attente se prolonge, le Cameroun se dépolitise. L’apathie actuelle des citoyens par rapport à la chose politique que traduit le développement d’une abstention massive à l’inscription sur les listes électorales est l’une des mesures de cette dépolitisation. Les campagnes médiatiques d’incitation à l’inscription du corps électoral engagées ces derniers temps par les pouvoirs publics sont un indice intéressant de perception et de gravité de ce phénomène. Mutatis mutandis, l’on peut mettre en parallèle à la situation politique celle du secteur de l’éducation.
D’abord au niveau des textes. Les articles 40 et 41 de la loi d’orientation de l’éducation reprennent les subterfuges de l’article 67 de la Constitution de 1996. L’article 40 dispose en effet que « Le système éducatif régi par la présente loi sera progressivement mis en place par des textes d'application ». l’article 41 précise que « Le système éducatif en vigueur demeure et continue de fonctionner jusqu'à l'intervention des textes d'application prévus à l'article 40 ci-dessus ». L’on peut être difficilement surpris de ce que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Il suffit d’évaluer, même sommairement, les objectifs généraux de 1998.
Malgré la création d’un nombre appréciable d’établissements bilingues, les Camerounais ne sont pas beaucoup plus bilingues qu’en 1998 : l’on continue à juxtaposer sur les campus des établissements bilingues des sections anglophone et francophone strictement cloisonnées. Ces deux dernières années une poignée d’établissements pilotes a été sélectionnée pour lancer une opération expérimentale mais celle-ci manque malheureusement d’envergure et d’ambition. En plus, elle cherche à réinventer la roue, d’autant que cette expérience fut réalisée dans les années 70 avec un remarquable succès au lycée bilingue de Buéa.
Concernant les langues nationales, la volonté d’expérimenter les langues nationales dans des programmes pilotes est tout aussi jeune et sans envergure. Elle contraste avec une absence de politique publique de développement des langues nationales. Les comités de langues nationales se battent aujourd’hui sous des bannières communautaires, là où une élite éclairée existe et dispose des moyens humains et matériels d’engager un quelconque travail. Comment expliquer que ces initiatives qui visent pourtant à réaliser des objectifs qui conditionnent en amont des politiques publiques ne bénéficient pas du moindre appui technique et financier de la puissance publique ? Aussi l’inscription de la promotion des langues nationales dans la loi d’orientation de l’éducation reste-t-elle pour l’instant un vœu pieux.
Un des volets importants des réformes attendues portait sur la professionnalisation de l’éducation. Le texte prévoit à côté des traditionnels établissements d’enseignement général et technique la création des collèges et lycées professionnels. Dans l’enseignement supérieur, l’on a aussi introduit des filières dites professionnalisantes. A quand les collèges et lycées professionnels ? De tels établissements pourraient récupérer les 40% d’enfants qui quittent le système formel dès le CM2 ou la class 6, ou les 74% qui débarquent dès la fin du cycle d’observation de l’enseignement secondaire. Sur un tout autre plan et en ce qui concerne la structure de l’enseignement secondaire, la permanence du statu quo ante a pour conséquence d’isoler le Cameroun dans la sous-région Afrique centrale avec le maintien de l’examen probatoire. Cette situation a développé le phénomène dit du « baccalauréat tchadien, centrafricain, gabonais » et j’en passe, avec comme corollaire celui des classes de terminales spéciales, toutes choses dont les conséquences néfastes sont connues. Outre celles-ci, l’on pourrait évaluer le coût du maintien de cet examen sur le portefeuille de l’Etat mais aussi des ménages en termes de coûts d’opportunité, parce qu’il y a là des moyens rares gérés mal à propos en situation de pénurie.
Quid de l’adaptation permanente du système éducatif aux réalités économiques et socioculturelles nationales ainsi qu’à l’environnement international ? L’on dit que la science n’a que l’âge de ses instruments : quel est l’âge des équipements de nos établissements d’enseignement technique là où il en existe ? Des laboratoires de nos universités et grandes écoles ? La science que l’on y enseigne est-elle restée celle du XIXè siècle ou a-t-elle déjà accédé au XXè siècle ? L’absence de nos universités dans les classements des meilleures universités africaines, qui elles-mêmes ne figurent pas sur la liste des meilleures universités mondiales, en dit long sur la question. S’adapter aux réalités internationales, c’est prendre en compte les évolutions de la planète. Au moment où le cœur de la planète bascule vers l’Asie, nous continuons à axer les contenus de nos programmes d’enseignement sur les XIXè et XXè siècles européens. A titre d’illustration, l’accent mis aujourd’hui dans nos collèges et lycées sur l’apprentissage exclusif de l’Allemand et de l’Espagnol à côté du Français et de l’Anglais se justifie-t-il ? La trouvaille la plus récente et probablement la plus mystificatrice a consisté à créer un département d’Italien, d’abord dans nos universités, puis déjà dans nos écoles normales supérieures, prélude certainement à l’introduction de l’enseignement de cette vénérable langue dans nos collèges et lycées. A l’heure où l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie se mettent à l’apprentissage du Chinois ! Sait-on seulement que la langue étrangère la plus sollicitée en France aujourd’hui est le Chinois ? Qu’entre 2005 et 2010, le nombre de Français apprenant le Chinois a doublé, passant de 15000 à 30000 et qu’il va littéralement s’envoler dans les années à venir? Il est temps que ceux qui décident pour notre pays ouvrent grand les yeux et les oreilles et utilisent la bonne perspective pour orienter notre futur.
4. Limiter l’influence néfaste bilatérale et multilatérale sur les politiques de réforme
L’une des difficultés que doit surmonter notre politique de réforme réside dans notre incapacité mais surtout notre manque de volonté à la financer de manière autonome. Parce que la réforme dans quelque domaine que ce soit mais principalement dans celui de l’éducation est un processus de nature stratégique, il est impensable qu’un Etat souverain dépende, dans un monde férocement compétitif, de l’extérieur pour la conception et la mise en place des bases de son futur. Comment comprendre que la réforme de notre système éducatif se borne à l’atteinte des objectifs au rabais de Jomtien 90, de Dakar 2000 et du millénaire pour le développement qui prêchent le catéchisme minimal de l’éducation de base pour tous en 2015 ? En omettant de cette thématique le concept de qualité, l’on aboutit à des réformes du type de celle mise en œuvre par l’arrêté N°315/B1/1464/MINEDUB du 21 février 2006 fixant les modalités de promotion des élèves du cycle de l’enseignement primaire et instituant la promotion collective.
Celle-ci, inspirée directement par la volonté de réussir coûte que coûte l’évaluation des OMD et autres engagements internationaux en ce qui concerne les taux d’achèvement en fin de cycle, va déboucher sur la mise à la disposition de la société de cohortes de plus en plus nombreuses de pseudo-lettrés. De même, nos collèges et lycées techniques manquent cruellement d’enseignants depuis plus d’une décennie parce qu’il faut l’aval des bâilleurs de fonds internationaux pour recruter des enseignants, et lesdits bâilleurs pour l’instant ne financent que l’éducation de base. Dernièrement, pour recruter une vague d’environ 5000 instituteurs sortis des ENIET qui traînaient dans la rue depuis plus de cinq ans, il a fallu organiser des marches, des sit-in, affronter les forces de police, alors qu’au même moment les établissements faisaient face à une cruelle pénurie d’enseignants. Comment réformer et développer un enseignement technique compétitif sans enseignants tout court ou sans enseignants de qualité ? Il faut savoir que dans nos CET et lycées techniques, la majorité des enseignants sont des instituteurs sortis des ENIET, alors qu’en toute logique, pour enseigner au secondaire il faut être passé par une école normale supérieure. Comment peut-on se fonder sur les recherches aux résultats biaisés des spécialistes aux ordres de la Banque mondiale, de la CONFEMEN ou de quelque autre structure du même type comme le pôle dit de Dakar pour décider du destin d’un Etat dit souverain ? Tant qu’il ne sera pas développé une expertise interne indépendante des pouvoirs publics, engagée personnellement par les résultats et les retombées des réformes, le chemin de nos pays vers l’avenir sera hypothéqué.
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