L’Afrique de demain (2) : de la dépendance à l’autonomie puis à l'offensive médiatiques
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Médias et civilisations, Inédit.
Au détour d’une interview sur la chaîne Africa 24, le président de la Commission de l’Union Africaine Jean Ping se plaint : de son propre aveu, pendant la durée de la crise libyenne, lui-même aurait été marginalisé par les médias internationaux. Un aveu pathétique mais surtout tragique. Quand le porte-parole d’un continent qui est le troisième plus étendu et plus peuplé du monde n’arrive pas à se frayer un accès médiatique au cœur d’une crise qui se déroule sur son sol et dont les principaux protagonistes sont étrangers, il y a forcément un problème à résoudre. Et l’importance et l’urgence de cette démarche dépendent du sérieux de ce problème. Les médias sont-ils suffisamment importants pour nécessiter une mobilisation urgente au moment où l’Afrique fait face au sida, au paludisme et à la faim ? Bien des gens en doutent et pensent qu’en termes de priorité ce dossier pourrait et peut-être devrait attendre encore un peu. C’est une erreur et même une faute de perspective qu’il faut corriger. Le budget mondial de la publicité en 2010 était estimé à presque 500 milliards de dollars (Les estimations de eMarketer et ZenithOptimedia ne sont pas très éloignées l’une de l’autre). Cela représente 3,87 fois le montant global de l’aide au développement au cours de la même année, et presque le tiers des dépenses globales de défense en 2010, ou du PIB de l’Afrique sur la même période. Si les médias drainent autant d’argent, c’est qu’ils sont au cœur de la stratégie mondiale de conquête et de contrôle du pouvoir. Pour faire le parcours de la périphérie lointaine (position actuelle de l’Afrique) vers le centre du pouvoir mondial, il faut quitter la périphérie médiatique (position actuelle de l’Afrique et de ses dirigeants comme M. Jean Ping). Cela est-il seulement faisable ? Dans un ouvrage inédit – Médias et civilisations – nous avons traité cette problématique dans la question globale des médias en rapport avec les civilisations. Plutôt que d’écrire un nouvel article, nous préférons ici proposer à nos lecteurs ce texte qui constitue le dixième chapitre de cet ouvrage, et qui y porte le titre « L’Afrique et les médias ».
Médias et civilisations : Chapitre 10 : L’Afrique et les médias
« Lorsque l’on pense aux rapports de l’Afrique avec les media, l’on pense spontanément à l’entrée tardive des médias de masse en Afrique. En Europe, les historiens font remonter les origines de la presse aux Acta Diurna (nouvelles quotidiennes) de la Rome antique sous Jules César : ce ne sont alors que des feuilles manuscrites. En Asie, c’est à la Chine que l’on doit, au IXè siècle, la publication du premier journal, fabriqué à partir de blocs de bois sculptés en creux, encrés et appliqués sur du papier. Dès la seconde moitié du XVè siècle, l’invention de Gutenberg et la Renaissance sortent Europe de l’oralité et donnent un grand élan à l’aventure des médias de masse. En Afrique, il faut attendre le début du XIXè siècle, et principalement dans les colonies anglaises, pour assister au bourgeonnement de la presse écrite.
Le Cape Town Gazette (1), lancé en 1800 en Afrique du Sud et destiné d’ailleurs à un lectorat européen peut être considéré comme le premier journal en Afrique subsaharienne. Il sera suivi par Le Sierra Leone Gazette en 1801. Quant aux colonies françaises et belges, il faut attendre un siècle plus tard, au début du XXè siècle. En Afrique noire francophone, le Sénégal bénéficie d’une situation privilégiée grâce au statut de quatre de ses communes, Rufisque, Saint-Louis, Dakar et Gorée dont les ressortissants ont la nationalité française. Ce statut se reflète sur la situation médiatique du pays qui s’ouvre plus tôt que les autres à la presse : « Par exemple, Blaise Diagne, Sénégalais de citoyenneté française, élu député au Parlement français en 1914, est soutenu à partir de 1923 par un journal socialiste, La démocratie du Sénégal, qui devient en 1926, l'Ouest Africain Français, quand le député change d'allégeance politique pour se rapprocher de l'administration coloniale. En 1928, Diagne fonde un hebdomadaire, La France Coloniale, qui devient en 1934 le Franco-Sénégalais Indépendant. Galandou Diouf, élu député en 1934, anime un journal qui a pour titre Le Périscope Africain. En 1939, le Sénégal compte déjà 17 périodiques officiels, 52 journaux politiques et 13 publications ». Cette avance au niveau médiatique va façonner au Sénégal le visage qui est encore le sien aujourd’hui, ce qui démontre à suffisance quel peut être l’impact des media sur l’évolution d’une société donnée. Dans le même sens, l’avance prise et maintenue jusqu’à nos jours sur le terrain du développement et de la démocratie en Afrique subsaharienne par les anciennes colonies britanniques n’est pas étrangère à l’avance que cette partie du continent prend dans la mise en place et la gestion des entreprises médiatiques : « Des entreprises de presse bien équipées, se développent et deviennent très tôt des affaires prospères dans les colonies anglaises. L'existence d'ensembles sous-régionaux britanniques couvrant le Nigeria, le Gold Coast, la Sierra Leone et la Gambie en Afrique de l'Ouest; et l'Ouganda, le Kenya, le Tanganyika, en Afrique de l'Est, offre, aux entreprises de l'imprimerie de vastes marchés, et aux journaux de vastes lectorats. Ainsi des imprimeries situées dans une colonie peuvent subvenir aux besoins d'une autre colonie moins équipée, tout comme des journalistes passent sans contrainte aucune de journaux d'un pays à ceux d'un autre. Le développement des imprimeries atteint de grandes proportions. En 1930, l'administration coloniale intervient pour les réglementer. Parmi ces imprimeries, le Tika Tore Press domine avec l'Ekabo Press, l'Awoboh Press etc., au Nigéria » (2) . Dans la plupart de ces pays, les premiers hommes politiques sont avant tout des journalistes et des propriétaires de journaux : « Au Nigeria par exemple, les principaux dirigeants de partis se trouvent à la tête de plusieurs journaux, lesquels, dans de nombreux cas, sont associés à des banques ou à d'autres secteurs de l'économie. C'est ainsi que Chief Awolowo, leader du parti Action Group (Nigeria Occidental), est lié au National Bank, banque établie à Lagos depuis 1933; Azikiwe le leader du National Convention for Nigeria and Cameroon (Nigeria Oriental), est lié à l'African Continental Bank qui a d'autres activités dans le commerce, les transports, l'immobilier et l'édition ». Quelle que soit l’importance toutefois de la corrélation entre développement des médias de masse et maturité des individus dans une société globale, une lecture du phénomène médiatique qui se limiterait à ceux-ci serait incapable de rendre compte de manière satisfaisante des avancées, des reculs ou des stagnations. Le phénomène médiatique est un phénomène total et pour ainsi dire systémique. En examinant quelques faits qui marquent les rapports de l’Afrique avec ce phénomène au cours de quelques étapes importantes de son histoire récente, il apparaît que la situation de ce continent n’a été le plus souvent que le reflet de sa gestion des media.
1. L’Afrique et les médias avant la traite négrière
Parler de l’Afrique avant la traite négrière, c’est parler de l’Afrique antérieurement au XVè siècle. L’on pourrait remonter jusqu’aux premiers vestiges civilisationnels que les recherches archéologiques ont pu mettre au jour. Au plan politique, le medium qui à cette époque permet à l’Afrique d’acquérir un prestige mondial est le royaume et sa variante impérialiste : le royaume de Koush, l’Egypte, Aksoum en sont les plus illustres. A partir du Vè siècle, de grands royaumes et empires se succèdent en Afrique occidentale (Ghana, Mali), en Afrique centrale (Kongo) et australe (les Karangas). Ce processus de structuration jusque-là autonome va évoluer à partir du XVè siècle sous la pression d’un nouveau medium extérieur : le capitalisme occidental en pleine expansion grâce aux grandes découvertes.
Les grandes civilisations issues de ces royaumes et empires, en dehors de l’Egypte, opèrent un choix des media qui peut être jugé, a posteriori, de discutable. Pour sculpter sa civilisation, l’Egypte (et dans une moindre mesure le soudan méroïtique) optent pour l’écrit et la pierre. Le papyrus et les hiéroglyphes permettent de mettre en forme la pensée égyptienne ainsi que celle des civilisations voisines de l’époque ; la pierre permet de dresser pyramides, temples et monuments. Solidement appuyée sur ces media, la civilisation égyptienne, quoique ensevelie, peut ainsi traverser les siècles et attendre patiemment le moment de resurgir à la face du monde. Quant aux royaumes et empires qui se constituent à la suite de l’Egypte et des royaumes de Nubie, ils se désagrègent en ne laissant pas ou presque de monuments ou de documents écrits. Les media qu’ils choisissent comme prolongements technologiques de leurs civilisations, l’oralité, le matériau provisoire (le bois, la boue, la paille) ne résistent guère à l’usure du temps et disparaissent avec l’esprit qu’ils prolongeaient. Et c’est avec beaucoup de peine que çà et là, au hasard des fouilles et des enquêtes, l’on tombe sur des débris artistiques quand on les avait réalisés dans des media durables : le fer, le bronze, la terre cuite, l’ivoire, l’or, la pierre…
A partir du XVè siècle, lorsque l’Occident découvre l’intérieur de l’Afrique, en dehors des pyramides et des temples égyptiens, le continent apparaît curieusement nu comparé aux autres continents, bizarrement jeune, presque sans passé. En face de ce vide, il est alors difficile pour l’Afrique de lutter contre le chaos qui peu à peu l’envahit de l’extérieur, et qui prend les mille et un visages des aventuriers de tous poils chasseurs d’or, d’ivoire, de trésors anciens ou d’esclaves. C’est encore ce rapport de l’Africain de cette période-là avec les médias qui structure les rapports de l’Afrique avec le monde extérieur entre le XVè et le XIXè siècle : pour lui, les médias comme l’or, l’ivoire, la gomme, les peaux d’animaux ont moins de valeur que la verroterie et quelques fusils de mauvaise qualité. Les nouveaux venus en profitent pour raser les technologies existantes et leur substituer de nouvelles technologies : « Partout où ils accostent, les ensembles commerciaux et politiques existants ou en cours de formation sont perturbés (disparition du grand commerce transsaharien et des grands empires), et les systèmes économiques et religieux modifiés (économie de traite, introduction du christianisme) au profit d’un commerce inégal ou « honteux » (traite négrière) » (3) .
Cette période est donc indiscutablement caractérisée par une gestion catastrophique des médias de la part des Africains. Cette situation n’est pas d’ailleurs sans rappeler celle de la Chine qui découvre les médias les plus importants de la période qui va de l’antiquité à la fin du Moyen Âge mais, sans doute en raison de la lecture qu’elle en fait, n’arrive pas finalement à faire de ces media des auxiliaires de la conquête d’un pouvoir mondial. La Chine est l’inventeur le plus ancien de la monnaie, puis des effets de commerce, médias qui permettent de stocker et de faire circuler la richesse pour la multiplier ; elle invente également le papier, l’imprimerie, la boussole, la poudre à canon. Lorsque les commerçants ramènent ces media en Occident, la lecture qui en est faite permet de les mettre au service d’une politique d’expansion dont la Chine, ironie du sort, sera l’une des victimes.
2. L’Afrique et les médias : situation spécifique de la période coloniale
Au moment où les puissances européennes décident de se partager l’Afrique en zones d’influence, le continent est exsangue. La chasse aux esclaves a pillé l’essentiel de ses ressources humaines, ceux qui ont échappé aux marchands d’esclaves ont dû abandonner villages, biens, vie stable pour la brousse où une bonne partie a succombé aux dures conditions de vie et aux maladies. Ayant compris que le seul moyen de résister consiste à remettre sur pied des ensembles politiques forts, les Africains retranchés à l’intérieur du continent se lancent dans la reconstitution de royaumes. A ce moment-là, il est trop tard et ils accusent un retard considérable sur l’Europe. Les quelques résistances que les troupes européennes rencontrent dans l’intérieur de l’Afrique sont rapidement balayées : les meneurs sont arrêtés, fusillés ou pendus, et la paix coloniale s’installe, avec ses médias.
Ces médias sont : la puissance militaire, la supériorité technologique, le tout sous la bannière de la mission civilisatrice. Dans le cadre d’une paix qui n’a rien à voir avec ce que l’on appelle la paix des braves, la confrontation des médias est essentiellement déséquilibrée. Arrêté, enchaîné comme une bête, réduit aux travaux forcés, l’Africain s’incline devant la supériorité de la civilisation occidentale et se met à l’école des nouveaux maîtres. L’école coloniale lui présente deux images caricaturales, une idéalisée de l’Occident, la seconde grimaçante de l’Afrique. La première est fascinante, la seconde répulsive. Ces deux images sont par anticipation corroborées par la situation du moment : l’une est une image de vainqueur, l’autre de vaincu. L’école coloniale, missionnaire essentiellement, est un medium de soumission qui tente d’assurer le statu quo colonial. Elle aurait pu fonctionner avec succès et atteindre ses objectifs s’il n’y avait eu des brèches sur l’extérieur dont les plus importantes résultent de la participation des Africains aux deux guerres mondiales.
En effet, le hasard des études en Europe et en Amérique, la lecture des journaux métropolitains et des ouvrages des penseurs libéraux occidentaux permettent une réévaluation critique des médias coloniaux : la mythologie coloniale commence à se dégrader aux yeux de l’élite africaine. En Afrique francophone, cette étape correspond à la période de la mise en place des premières technologies de résistance comme la négritude, le panafricanisme… Malheureusement, ces nouveaux médias restent au-dessus de la grande masse qui n’a pas accès à l’école coloniale, une école qui de toute façon n’eût pas intégré de tels médias dans ses programmes. C’est ici qu’apparaît une faiblesse qui est encore actuelle : l’existence d’un important medium de masse qui, bien que accessible, est pourtant au service de l’adversaire : la religion. Dans les sociétés où la religion est solidaire des combats du peuple, celle-ci permet de réaliser des avancées plus rapides. Cela s’est vu en Asie ou en Amérique latine où la théologie de la libération dans ce second cas a permis aux peuples de s’armer plus facilement contre l’oppression extérieure. En Afrique, les tentatives pour mettre en place une théologie de la libération ont jusqu’ici échoué. Autre exemple, l’évolution de la situation des Noirs aux Etats-Unis est indissociable du caractère engagé de la théologie de l’Eglise noire américaine sur le modèle type de Martin Luther King.
La participation des tirailleurs aux deux guerres mondiales va accélérer le mouvement de réinterprétation des médias coloniaux. Le mythe de l’invincibilité de la puissance coloniale s’effondre ; celui de la supériorité du Blanc s’effondre également au front, et ne laisse plus face à face, une fois la guerre terminée, que deux hommes que seule sépare la différence de couleur. A ce moment-là, les conditions sont réunies pour engager la bataille pour les indépendances.
3. L’Afrique des « indépendances » et les médias : « Y’a bon Banania ! »
Certaines images ont la vie dure : on les aime ou on les déteste, elles ne s’en émeuvent pas et s’agrippent au temps qui passe. La « saga banania » comme la désigne l’intitulé d’un exercice scolaire auquel auraient été soumis les élèves des lycées français de Stenay et Courcelles Chaussy en 1999 est vieille de près d’un siècle mais elle fait toujours recette. Pourquoi ? Elle associe deux médias de natures différentes et qui du coup se complètent à merveille : l’écrit et la peinture. Le medium écrit « Y’a bon Banania !» est en fait déjà un medium complexe : il associe l’image d’un être « peu éduquée, s’exprimant de manière primaire », à l’amour de la banane. Entre primaire et primate, il n’y a évidemment qu’un petit pas à franchir. Cette superposition suggère ou renvoie à une image que les bandes dessinées dont le modèle type pourrait être Akim ont depuis longtemps popularisée, celle d’un macaque, que les singes compagnons d’Akim, « Zig » et « Ming », incarnent à la perfection. « Y’a bon Banania ! » crée donc une attente qui n’est déçue qu’en partie et de manière préméditée, puisqu’en lieu et place de l’image attendue du singe, c’est plutôt celle du noir, un tirailleur sénégalais que l’affiche offre à admirer.
Il y a là une technique qui appartient à l’arsenal du comique, et qui est ici relevée par l’attitude hilare du nègre pourtant cible ostensiblement désignée de l’effet comique recherché. L’on pense au fameux nègre du tramway de Césaire, celui-là qui était « comique et laid », sauf que le nègre « banania » semble échapper aux catégories du beau ou du laid en raison de son animalisation sous-jacente. Comment interpréter cette hilarité qui fend en deux le visage de ce bon tirailleur sénégalais exactement comme une banane mûre ? N’est-ce pas la preuve d’une certaine simplicité d’esprit ? On dit que le rire fleurit sur les lèvres des esprits simples. Une collection de chansons coloniales françaises rassemblées à partir du disque « Chansons coloniales et exotiques » (4) montre à quel point cette hilarité était inséparable de l’imagerie coloniale du nègre produite par la société française de l’époque : elle était l’expression d’une insouciance prononcée, partant, d’une indéniable irresponsabilité. Dans la chanson « Carnaval Y’a bon » de Perchicot, cela ressort nettement : « Pour faire une p’tite balade / Carnaval un jour alla / Au pays où les peuplades / Dansent la bamboula / Les petites négresses / Devant le roi de l’allégresse dansent la bamboula ». Dans « Un petit négro (ou amour en noir et blanc) de Michel Simon, nous pouvons entendre : « C’était un petit négro / Tout ce qu’il y a de plus rigolo / Il avait des histoires ». Le thème de l’insouciance apparaît de façon plus marquée et est associé à l’hilarité dans « A la Martinique (« chanson nègre ») » de Charlus : « Yaf Yaf Yaf A la Martinique, Martinique, Martinique / Icizagici, icizagici, Icizagici / Pas de veston / Pas de pantalon / Simplement un petit caleçon / Y en a du plaisir, du plaisir, du plaisir / Jamais malade yoh, jamais mourir, yoh ! » On pourrait continuer. Pas étonnant que le roi Christophe, personnage révolutionnaire de Césaire dans la tragédie qui porte son nom, s’en soit pris à ce medium : « Quelque part dans la nuit, constate-t-il avec colère, mon peuple chante. Quelque part dans la nuit, mon peuple danse. Et c’est tous les jours ainsi ! ». Jusqu’à quel point cette imagerie, largement diffusée auprès des Noirs, a-t-elle contribué à façonner chez ces derniers l’image d’eux-mêmes qu’ils se sont projetée? En tout cas, cette mécanique/technologie semble avoir fonctionné efficacement puisque le temps ne paraît guère l’avoir usée.
La première affiche « Y’a bon Banania » fut produite en 1913, puis avec une régularité de métronome les autres ont suivi en 1957, 1959, 1960, 1967, 1977, 1987, 1999… « Y’a bon banania » : un medium colonial ? Sûrement pas : la chronologie de son renouvellement montre clairement qu’il prolonge un esprit qui veut transcender les accidents de l’histoire. Il y a d’ailleurs eu, au lendemain des « indépendances », un transfert intéressant de cette image des individus aux pays. On s’est mis alors à parler de républiques « bananières », pour parler des États dont les intérêts sont entre les mains de grandes compagnies privées et qui fonctionnent sous le régime de la corruption. Des Etats donc dirigés par des fantoches, où règne une irresponsable insouciance, et dont les populations et leurs dirigeants mènent une vie festive et licencieuse, comme l’affirmait déjà la chanson coloniale de Perchicot : « Au pays où les peuplades / Dansent la bamboula / Les petites négresses / Devant le roi de l’allégresse dansent la bamboula ».
C’est cette persistance qui a récemment révolté le collectif des Antillais, Réunionnais, Guyanais au point que celui-ci a décidé d’assigner devant la justice française la société Nutrimaine, propriétaire de marques dont le slogan « Y’a bon Banania » « perpétue une représentation qui ne fait plus rire du tout personne, sauf ceux qui regrettent le temps béni des colonies ! ». Ce slogan ne fait plus rire personne ? C’est à voir. Ecoutez plutôt le refrain de la chanson coloniale « Moi tout faire pour te plaire » de Simone Simon qui date de 1934 :
" Moi tout faire pour te plaire ...toujours
La cuisine, la vaisselle ...l'amour "
Puis regardez autour de vous cette étrange pantomime d’hommes d’Etat de l’Afrique indépendante sur le perron de l’Elysée. Vous voulez parler des relations décomplexées avec la métropole néocoloniale ? Il faudra sans doute encore attendre, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Les nègres banania, c’est sûr, ne sont pas tous morts avec la colonisation. Parce que le medium lui-même a su survivre et s’adapter, et l’image qu’il continue à produire, parce qu’elle est insuffisamment démystifiée, continue à opérer des miracles.
Les images cocasses et destructrices du nègre banania ou de la république bananière qui collent à l’Afrique des « indépendances » ont façonné les Jean Bedel Bokassa, Idi Amin Dada et autres Mobutu Sese Seko. Des clowns qui sont en réalité des prolongements technologiques extérieurs en Afrique, des médias / antennes de l’extérieur implantés sur le sol africain à l’effet d’y optimiser la mainmise de ceux qu’ils prolongent. Et comme tous les médias images, ces prolongements sont plurivoques : ils incarnent l’image impérissable ( ?) du nègre banania et donc la diffusent autour d’eux ; ils incarnent aussi l’image d’un pouvoir paradoxal, qui associe tragédie et bouffonnerie, puissance et impuissance, et qui pour ainsi dire ne peut relever que de l’ordre du théâtral.
On comprend pourquoi ces pouvoirs rassurent ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre. Ils reconstituent une sorte de mythe de la caverne dans lequel ceux qui vivent dans ces républiques bananières, les dos tournés aux vraies réalités du monde extérieur, prennent pour la réalité de simples reflets qui se dessinent sur la paroi en face d’eux. Tant qu’ils prennent ces ombres mouvantes pour de vraies réalités, ils sont inoffensifs et ne risquent pas de sortir de la caverne pour aller troubler la jouissance de ceux qui vivent dans le monde réel. En fin de compte, la question essentielle reste donc celle que pose le collectif des Antillais, Réunionnais, Guyanais : « Y’a bon Banania ou Y’a pas bon Banania ??? ». A chacun de répondre.
4. Aller vers une autonomie médiatique : un objectif à portée de main
Echapper à la tyrannie des médias exogènes, ce n’est pas impossible, mais il faut d’abord éviter une double impasse : celle de ce qu’on a appelé « transfert de technologie », et celle de la mondialisation dite pacifique.
Les technologies sont des médias, c’est-à-dire des prolongements de l’homme. Rappelons-le, en tant que médias, les technologies sont des images. L’avion est un prolongement concret de notre volonté de nous munir d’une paire d’ailes pour nous élever dans le ciel, comme l’oiseau. Dans la mythologie grecque, l’architecte Dédale fabrique deux paires d’ailes pour lui-même et son fils Icare et les deux, prolongés de cette technologie, s’élèvent dans les airs, au-dessus de la mer Egée. Ces ailes artificielles collées à la cire sont des médias dont le père et le fils se servent pour réaliser/manifester un autre medium, l’image qu’ils se sont fabriquée d’eux-mêmes non plus cloués au sol victimes de la loi de la pesanteur, mais victorieux ayant conquis cette parcelle de liberté-là contre la matière. Ces paires d’ailes qui permettent non pas seulement à Dédale et Icare mais à la Grèce antique de triompher, en imagination, de la pesanteur, sont les premiers avions de l’humanité. Sans ces ailes de la mythologie, peut-être n’aurions-nous jamais construit une industrie aéronautique. Mais l’on ne peut s’élever dans les airs qu’avec le projet d’aller quelque part.
Dédale est enfermé avec son fils dans le labyrinthe qu’il a construit pour Minos, le roi de Crète. Incapable lui-même d’en sortir autrement que par les airs (le labyrinthe est heureusement à ciel ouvert), il est donc amené, en pensant à sa libération, à concevoir (5) une technologie susceptible de leur procurer une issue vers la liberté. Toute technologie est donc avant tout un moyen de résoudre un problème concret précis, une solution imaginée, rêvée puis un jour concrétisée. Chaque civilisation doit avoir l’âge intellectuel de ses technologies, de ses prolongements, parce que les technologies sont d’abord des idées, qui se prolongent dans des images avant d’atterrir dans le concret. Transférer des technologies reviendrait à transférer/transplanter des images, des rêves : cela est-il possible ?
Ceux qui parlent de transfert de technologies considèrent les technologies dans ce qu’elles ont de plus matériel, leurs réalisations techniques concrètes. L’outil, si sophistiqué soit-il, n’est que le terminal d’une technologie souvent extrêmement complexe. Quand Spengier disait que « L’outil est la tactique de la vie », il intégrait l’outil dans un contexte technologique, comme le résultat d’une étude stratégique des possibilités de résoudre des problèmes concrets. Derrière tout outil, toute technique, se « rétrofile » toute une technologie. Transférer une technologie ne saurait donc se résumer simplement à implanter l’outil terminal dans un organisme social, il faudrait reconstituer toute la structure technologique, en partant du problème à résoudre, en passant par la prise de conscience de la nécessité de le résoudre, la projection des solutions possibles, le choix d’un type précis de solution qui correspond à la technologie à transférer, et finalement la mise en œuvre de ladite solution. Transférer des technologies dans le schéma actuel, c’est imposer des solutions à des problèmes qui n’ont pas encore été identifiés comme tels, ou comme nécessitant déjà réellement une solution.
La mondialisation n’est pas pacifique et elle ne le sera jamais. L’idée d’une mondialisation pacifique est un medium dangereux qu’il faut considérer avec distance et précaution : c’est un medium narcotique, essentiellement hypnotique. Elle est faite pour les naïfs. La réalité est aux antipodes d’un tel évangile, comme le montrent les investissements des différents pays dans le domaine de l’armement. Selon le Stockholm International Peace Research Institute, 1.531 milliards de dollars américains auraient été dépensés dans les budgets militaires en 2009. Cela représentait une augmentation de près de 5,9% par rapport à 2008 et de 49% par rapport à l'an 2000. Dans ce budget, la part de la première puissance actuelle, les Etats-Unis, y représente 43,2%, soit 661 milliards de dollars, suivie de celle de la puissance montante de l’heure, la Chine, avec ses 100 milliards de dollars. Selon l’encyclopédie en ligne Wikipédia, le budget militaire de la Chine a maintenu une augmentation annuelle à deux chiffres depuis le milieu des années 1990 et a doublé entre 2000 et 2005. Après ces deux géants, nous avons dans l’ordre la France, le Royaume-Uni, la Russie, le Japon, l’Allemagne, l’Arabie saoudite, l’Inde et l’Italie dans les dix premiers. Pourquoi ces pays, les plus puissants du monde, investissent tant dans l’armement ? D’ailleurs, ils préfèrent parler plutôt de défense, ce qui fait une différence notable. Parce que la mondialisation n’est pas pacifique ; parce que la paix n’est qu’un modus vivendi dont les clauses prennent en compte les intérêts des parties au prorata de leurs capacités de défense donc d’attaque. 1% du budget de défense mondial suffirait à régler définitivement le problème de l’eau dans le monde mais qui en a cure ? Parce que la mondialisation n’a jamais, n’est pas pacifique, ni près de le devenir.
Les budgets de défense comme les parades de troupes, les manoeuvres militaires, ce sont des médias : ils communiquent et expriment la puissance ou la faiblesse des nations. Lyman Bryson disait que « la technologie est explication ». Pour qui comprend le langage des médias et qui sait faire attention aux technologies, celles-ci lui permettraient de lire la civilisation à livre ouvert. Se servir des médias, c’est en fait les lire convenablement, en faire une lecture appropriée à une situation précise, à la résolution d’un problème précis. Les médias étant des images, il s’ensuit que chaque medium est polysémique et que son utilisation efficace exige une lecture préalable efficace, une bonne interprétation. Chacun ne peut lire et interpréter un medium qu’à partir de son propre point de vue, de sa situation concrète. C’est pour cela que la dépendance médiatique n’est pas une fatalité : elle n’est pas liée au volume de production médiatique, elle dépend surtout de la plus ou moins grande compétence à lire les médias, parce que lire un medium, c’est déjà en fait produire un medium différent. De ce qui précède, il ressort que pour échapper à la dépendance médiatique, deux possibilités s’offrent : celle de l’interprétation ou de la réinterprétation des médias en présence, et celle de la production de médias endogènes.
Interpréter ou réinterpréter un medium, c’est miser sur la polysémie de ce dernier. Lorsqu’elle invente la monnaie la première, la Chine n’y voit pas un medium de la domination marchande du monde : les Grecs n’hésiteront pas à en faire cette lecture-là, et la transmettront à leurs successeurs. De même, les inventions du papier, de l’imprimerie, de la poudre à canon, de la boussole ne prolongeaient pas ou pas encore chez les Chinois une intention de conquérir le monde, parce qu’un autre medium à l’époque était plus important pour eux : la croyance qu’ils étaient le centre du monde et qu’il n’y avait pas grand-chose à aller chercher à la périphérie. L’Europe tombe sur ces médias, en fait une lecture radicalement différente, qui permet de transformer le monde à partir de 1750.
La première entreprise noire de relecture médiatique du monde remonte à la Négro-renaissance américaine. Elle sera suivie par l’indigénisme haïtien puis le mouvement de la Négritude. Ce qui structure aux yeux de l’histoire la personnalité de W.E.B. Dubois, c’est le fait qu’il a sans doute été le premier intellectuel américain de son époque et de sa stature à jeter sur le medium « Afrique » un regard différent, marquant par là son droit et sa volonté à une lecture autonome de ce medium. Officiellement alors et pour la plupart des Africains-américains, l’Afrique est le pays des sauvages auquel il ne faut pas s’identifier. Dubois en proposa une lecture mystique et valorisante : « Il ne s’agit pas d’un pays, dit-il, c’est un monde, un univers se suffisant à lui-même… C’est le grand cœur du Monde Noir où l’esprit désire ardemment mourir. C’est une vie si brûlante, entourée de tant de flammes qu’on y naît avec une âme terrible, pétillante de vie ». Ces accents brûlants qui jaillissaient de la voix de Dubois, on les retrouva plus tard dans l’indigénisme, la Négritude, et jusque dans les discours politiques des leaders qui allaient conquérir les indépendances pour l’Afrique.
Mais la négritude a vécu, dit-on. Elle était trop intellectuelle, abstraite. Cela est certes discutable et il est certain que cela se discutera encore. Il est moins discutable que les tenants de la Négritude avaient une conscience aiguë de la puissance des médias et de la nécessité, quand on n’en est pas le producteur, de s’en faire une interprétation à son usage, conforme à ses propres intérêts et objectifs. Lorsque Nicolas Sarkozy s’adresse le 26 juillet 2007 à l’Afrique à partir de l’Université Cheikh Anta Diop devant des étudiants, des enseignants et des personnalités politiques, il pose un acte médiatique au sens le plus complet du terme. Le medium en jeu est alors l’histoire de l’Afrique et le rôle qu’une lecture appropriée de ce medium pourrait jouer pour l’avenir de ce continent. Or Cheikh Anta Diop est justement l’historien qui en a proposé une lecture particulièrement valorisante. L’ambition de Cheikh Anta Diop se faisant est sans ambiguïté :
« La conscience historique, par le sentiment de cohésion qu’elle crée, constitue le rempart de sécurité culturelle le plus sûr et le plus solide pour un peuple. C’est la raison pour laquelle chaque peuple cherche seulement à bien connaître et à vivre sa véritable histoire, à transmettre la mémoire de celle-ci à sa descendance ».
« L’essentiel, pour le peuple, est de retrouver le fil conducteur qui le relie à son passé ancestral le plus lointain possible. Devant les agressions culturelles de toutes sortes, devant tous les facteurs désagrégeants du monde extérieur, l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce sentiment de continuité historique » (6) .
En relisant l’histoire de l’Afrique, Anta Diop avait produit un medium nouveau, une image nouvelle de l’Afrique, qu’il tentait de superposer à l’ancienne image diffusée jusque-là de l’extérieur. En venant à Dakar, en choisissant l’Université Cheikh Anta Diop pour y lire son discours, Sarkozy voulait répondre à Cheikh Anta Diop, et tenter d’invalider la lecture que ce dernier avait faite de l’histoire de l’Afrique. Le discours de Dakar était un discours impérialiste pur, qui s’insérait parfaitement dans le contexte d’une mondialisation hypocritement amicale mais réellement agressive et souvent violente. Ce discours semble d’ailleurs une réponse précise au propose d’Anta Diop cité plus haut, comme l’on peut le constater dans le fragment qui suit : « Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l’enfance. (...) Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès ». Mais l’imaginaire dont il est question ici n’a que peu de choses à voir avec l’histoire de l’Afrique revisitée par Cheikh Anta Diop. Tout un pan important d’intellectuels africains éduqués à l’école occidentale, nourries d’images made in occident, ont gobé jusqu’à la dernière miette ce type de discours/medium grâce auxquels ils ont pu se faire attribuer des labels d’universitaires ou d’intellectuels leaders d’opinion. Il s’agit d’un poison lent qu’ils injectent dans l’esprit de la jeunesse universitaire future élite africaine, dans la conscience de l’opinion. Grâce à eux, M. Henri Gaino, conseiller de M. Sarkozy et rédacteur dudit discours, a pu dire, un an jour pour jour après Dakar, dans une tribune au Monde, que « L'homme africain est entré dans l'histoire et dans le monde, mais pas assez. Pourquoi le nier ? ». Et d’ajouter, certainement mi-ironique mi-cynique : « on a beaucoup parlé des critiques, moins de ceux qui ont approuvé, comme le président de l'Afrique du Sud, M. Thabo Mbeki».
La tâche de la relecture des principaux médias qui font le quotidien de l’Afrique est immense et exige la participation de tous. Elle exige un engagement intellectuel, politique et financier semblable ou supérieur à celui que l’on a déployé ces dernières années dans le cadre de la lutte contre le VIH/sida. Cet engagement mettra longtemps à produire des résultats s’il demeure comme actuellement le fait des intellectuels marginaux ou marginalisés. Encore une fois, il ne s’agit pas de faire table rase des médias actuels, il s’agit surtout de les relire, de les réinterpréter en fonction des enjeux de l’heure et des objectifs de notre lutte pour le développement. Il s’agit aussi d’en produire de nouveaux.
Produire de nouveaux médias c’est remonter à la source des processus créateurs pour donner une chance à la pensée en train de se faire de se libérer de l’état de virtualité pour s’élancer vers le réel et le pénétrer pour le féconder. Nous avons vu qu’avec les médias, l’ambition de l’homme est de se libérer des contraintes de la matière, ou alors de se prolonger d’un medium susceptible de lui permettre de déployer l’intelligence (l’énergie intellectuelle) qu’il porte en lui au service de sa libération. Le démiurge avait l’univers en lui, replié dans une insignifiance virtuelle, une insignifiance qui allait jusqu’au bout de l’infiniment petit : le support matériel lui a permis de le déployer jusqu’à l’infiniment grand. Au fin fond de l’Afrique d’aujourd’hui, et surtout de cette jeunesse africaine qui erre par les rues et succombe aux pièges des incuries diverses, il y a recroquevillée, plongée dans le sommeil de l’inconscience, l’Afrique de demain. Pour la sortir de cette virtualité et la déployer concrètement, il faut que l’Afrique actuelle se prolonge de media appropriés.
Au commencement était le verbe, nous disent les mythes de tous les coins de la terre. Mais avant le verbe, nous savons qu’il y avait l’esprit, un esprit conscient de soi, c’est-à-dire une conscience (7) . Et cette conscience s’est prolongée dans une pensée, puis a prolongé la pensée d’une parole : ainsi est né le mythe, qui est le commencement de tout ce qui est manifesté. Parce que le mythe est à l’origine du monde sensible et de ses transformations, il faut, pour passer d’une étape à l’autre, en revenir chaque fois au mythe. Tout en s’appuyant sur les mythes antérieurs, chaque société à chaque étape de son évolution génère des mythes nouveaux grâce auxquels elle réédite la magie originelle et peut refaire jaillir la lumière en disant « Que la lumière soit ! », parce qu’après mûre réflexion, elle a arrêté que cela serait bon. Comment produire des mythes aujourd’hui ? pourrait-on se demander.
Dans un très important texte (8) , Roland Barthes pose la question du mythe aujourd’hui et y apporte une réponse étonnante de simplicité : « Qu’est-ce qu’un mythe, aujourd’hui ? Je donnerai tout de même une première réponse très simple, qui s’accorde parfaitement avec l’étymologie : le mythe est une parole ». Une parole particulière cependant. La parole initiale qui fit le monde n’était pas mythique : elle était action. La parole mythe vient après coup pour remonter aux origines du processus. Le mythe est donc une restitution. Le mythe sort le monde de son silence et en fait l’aboutissement d’une parole qui elle-même était le prolongement d’une pensée, d’un projet plus ou moins conscient. Ce faisant, le mythe suggère des orientations futures parce qu’en traçant la ligne qui part des origines jusqu’au présent, le mythe d’une certaine façon est déjà en train de construire le futur, dans une sorte de perspective cavalière. Le mythe ne se contente pas de sortir le monde de son silence, il le tire du chaos et en fait un univers ordonné, où toute chose a une place et où chaque chose est ou n’est pas à sa place : il valide ou invalide le statu quo. Le mythe légifère et légitime, parce qu’il est une parole revêtue de l’autorité de véridiction. Et quelle est cette autorité ? Car d’elle seule dépend l’aptitude du mythe à imposer sa lecture du monde. C’est sans doute à ce niveau que le mythe antique diffère du mythe moderne.
Hier, le mythe était le résultat d’une révélation. Le démiurge (ou les démiurges), soucieux d’éclairer l’homme sur le rôle qu’il avait joué dans la mise en place de l’univers et des institutions, avait décidé de lui en remettre le texte de la narration. Les mythes étaient donc naturellement des séquences d’images où l’on voyait le démiurge en action, faisant surgir le monde non pas du néant mais de lui-même, par la magie de la parole. Le mythe de ce fait ne pouvait être que sacré. Le monde grec s’est peu à peu libéré du mythe antique qui accorde la part belle aux dieux pour lui substituer un nouveau mythe, celui de la rationalité. Le démiurge devant lequel il fallait se prosterner n’était plus hors du monde, il vivait dans le monde. Avec le mythe de la rationalité est née la science, et avec la science, le mythe du progrès. Pour triompher du mythe antique, il a fallu cependant une longue bataille qui a fait de nombreuses victimes, une bataille dans laquelle l’arme des tenants du mythe ancien avait pour nom « hérésie ». Pendant toute la durée du Moyen Âge, soit sur une période d’environ mille ans, le mythe antique l’a emporté sur le mythe de la rationalité. Galilée est l’une des plus célèbres victimes de cette « mythomachie ». Avec le mythe de la rationalité naissent des mythes secondaires dont celui de la supériorité de certaines races. Ainsi, confirmant la thèse selon laquelle un medium est une image qui, par le processus spécifique de son émission et de sa réception produit d’autres images, le mythe se réalise en produisant d’autres mythes qui l’accompagnent et renforcent son message. Ainsi, le mythe de la rationalité a-t-il généré le mythe du progrès qui à son tour a engendré les mythes de l’inégalité tantôt raciale, tantôt sociale. Il a en même temps donné le pouvoir et la suprématie au monde occidental entre le XVè et le XXè siècle. De cette ascension de l’Occident, l’Afrique a été l’une des victimes, et cela aussi a engendré des mythes, c’est-à-dire des lectures particulières.
Comme on le voit, le mythe aujourd’hui n’a pas besoin de remonter aux origines et de se recommander des dieux. Et d’ailleurs, les dieux, en tant que produits des mythes, sont des formes vides et disponibles pour toute signification qui saurait se revêtir du sceau de légitimité. Or la légitimité varie avec les lieux et les époques. A l’ère du mythe de la rationalité, l’Occident a bien su s’appuyer sur la légitimité du plus fort pour se concilier les grâces des mythes anciens et en peindre les dieux à son image. Les éléments d’une nouvelle mythologie africaine existent : il faut commencer à rassembler ce matériau et à l’élaborer. Petit à petit, il est certain qu’il en sortira un mythe nouveau et moderne pour l’Afrique de demain. Et une fois que ce mythe aura surgi – la question de l’auteur du mythe ne se pose pas : l’essentiel de la mythologie grecque est raconté par Hésiode dans La Théogonie puis Les travaux et les jours mais l’auteur n’en est que le scripteur – s’il est efficace, il permettra toujours de faire la jonction avec le mythe ancien dont l’autorité est sacrée et de ce fait difficilement attaquable. »
(1) Jean-Martin Tchaptchet, « La presse et la démocratie en Afrique subsaharienne : rétrospective et perspectives » in La Parole à l’Afrique N°7, UN-SLNG
(2) Ibid.
(3) « Afrique », Microsoft® Études 2008 [DVD]. Microsoft Corporation, 2007
(4) « Chansons coloniales et exotiques », « EPM music », 983312 ADE 798
(5) Le terme « concevoir » montre clairement le type de rapport qui unit l’individu à toute technologie qu’il extrait de lui-même : une relation de paternité presque au sens biologique ; toute technologie est ainsi un prolongement discontinu de l’homme.
(6) Ch. A. Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 272
(7) La conscience étant antérieure à tout processus de matérialisation, est en possession de la vérité ; la conscience peut donc se définir comme la vérité consciente d’elle-même, et en tant que vérité, assimilable au beau et au bien. C’est pour cela que sans elle, la science ne saurait discriminer vérité et erreur, et ne pourrait mener qu’à la ruine de l’âme.
(8) R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1956, pp. 193-247
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