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L’Afrique de demain : quel projet politique ?

Par Roger Kaffo Fokou, auteur de Demain sera à l'Afrique (2008) 

 

Peut-on, pour paraphraser un énoncé célèbre[1], affirmer que « l’Afrique sera panafricaine ou ne sera pas » ? On retrouverait là un credo déjà fort ancien et qui n’a cessé de gagner en vigueur avec le temps. Le concept de « panafricanisme », énoncé en effet au début du XXè siècle[2], largement combattue de l’extérieur tout au long dudit siècle mais également farouchement soutenue par de nombreuses élites noires de tous les coins du monde, peut désormais être considérée comme un « projet panafricain »[3]. Le passage au plan institutionnel sur le continent noir de l’OUA (Organisation de l’Unité Africaine) à l’UA (Union Africaine) jalonne d’une certaine manière la trajectoire par laquelle cette idée progressivement est devenue un projet politique panafricain, au milieu de l’hostilité et des manipulations de toutes sortes. En dehors du fait qu’il reste à le vendre à une poignée d’irréductibles souverainistes, les contours de ce projet demeurent toutefois encore flous : de quel modèle de société  est-il ou devra-t-il être porteur ? Quel devra être son modus operandi ? Il y a là une importante matière à débat. Sur de nombreux continents par le passé, la construction de vastes entités étatiques s’est faite par la force et dans le sang. Notre époque est peu disposée à recourir à, ou à avaliser un tel schéma. Le projet panafricain, si l’on veut le faire aboutir, doit être soigneusement pensé, élaboré, pour emporter l’adhésion libre des Africains de demain. 

I. Le panafricanisme : mystique, mythe, et histoire

Le panafricanisme fut et est demeuré une mystique avant d’être un concept rationnalisé, une croyance de nature quasi religieuse en l’existence d’une âme collective noire par-dessus les individualités physiques. C’est déjà ainsi que W. E. B. Du Bois voyait l’Afrique au début du XXè siècle : « Il ne s’agit pas d’un pays, disait-il, c’est un monde, un univers se suffisant à lui-même… C’est le grand cœur du Monde Noir où l’esprit désire ardemment mourir. C’est une vie si brûlante, entourée de tant de flammes qu’on y naît avec une âme terrible, pétillante de vie ». Les concepts que choisirent les fondateurs pour parler du panafricanisme traduisent aussi clairement ce penchant mystique inscrit au cœur de la vision panafricaine. Pour Crummell, Delany et Blyden, l’idée panafricaine s’inscrivait dans la vision tantôt d’une « Renaissance de l’Afrique » ou d’une « régénération de l’Afrique », tantôt d’une « personnalité africaine ». Le regard de ces panafricanistes de la première heure, plongeant dans la vallée du Nil et remontant le temps historique, traçait une ligne qui reliait l’Egypte ancienne à l’Ethiopie moderne des Négus.

Wilmot Blyden avait écrit un important texte sur « La place de l’Egypte, de l’Ethiopie et de Haïti dans l’identité panafricaine »[4]. W. E. B. Dubois avait retracé « les grandes lignes de l’histoire singulière de la vallée du Nil, de l’Egypte »[5]. On sait que Cheikh Anta Diop poursuivra cette trajectoire en asseyant sur des bases scientifiques la négrité de l’Egypte ancienne le point de départ des cultures nègres. Hasard ou préméditation, le choix même des concepts (« renaissance » ou « régénération »)  renvoyait indiscutablement à une vision mystique qui elle aussi remontait à l’Egypte ancienne par le biais de sa mythologie.

Au centre de la mythologie égyptienne ancienne, l’on trouve en effet le personnage d’Osiris, à qui les dieux ont laissé en partage le trône de la terre. Il est épaulé par Isis mais combattu par Seth. (On sait que les Egyptiens eurent toujours la préférence pour Osiris et que Seth ne fut officiellement vénéré que sous la domination de l’Egypte par un peuple d’origine étrangère, les Hyksos.) Jaloux, Seth tua donc son frère Osiris : « En tout état de cause, Seth ne se satisfit pas d’un simple meurtre. Toujours dévoré de jalousie, il déchiqueta ce qui restait du pauvre corps d’Osiris et jeta les morceaux aux quatre coins du pays. C’est ainsi que l’âme du frère divin quitta ce bas monde et fut dispersée dans les ténèbres du monde inférieur. »[6]  Ce faisant, il le privait de descendance et donc mettait brutalement fin à la dynastie qu’il projetait de maintenir sur le trône d’Egypte. Ce ne fut qu’au terme d’une longue quête qu’Isis la compagne d’Osiris put rassembler tous les morceaux du corps de son défunt époux qu’elle fit « renaître »  ou « régénérer » grâce à un amour d’une fidélité exemplaire. Comme le montre clairement le mythe, cette opération de remise ensemble des parties dispersées du corps dépecé était la condition du retour de la dynastie d’Osiris sur le trône d’Egypte. Cette perspective mythologique compta-t-elle dans la pensée des premiers panafricanistes ? Peut-être pas explicitement.  Mais s’il y avait un corpus religieux auquel l’on devait associer le côté mystique de ce premier panafricanisme, ce ne pouvait être que celui de la mythologie de l’Egypte ancienne.

La géographie du panafricanisme corroborait d’ailleurs cette approche mystique et mythique. Si elle tendait à exclure les peuples non  nègres même ceux habitant la terre africaine[7], elle incluait sans exception tous les peuples nègres éparpillés sur tous les océans. Ainsi, Senghor expliquait : « Quand nous disons « Afrique noire », nous n’oublions ni les Antilles, ni les îles du pacifique, encore moins Madagascar, tous les territoires auxquels nous sommes liés par notre situation de colonisés, sinon par les liens de sang ». Avant lui, en 1897 dans The Conservation of the Race, W. E. B. du Bois avait parlé de « Pan-négroïsme », expliquant que « Si les Nègres doivent devenir un facteur dans l’histoire du monde, ce sera grâce à un mouvement pan-nègre (…) à travers une organisation de la race, une solidarité de la race, une unité de la race ». Mais il importait de vite sortir le panafricanisme à la fois du mythe et du passé pour l’ancrer dans le réel et le présent, afin qu’il cesse d’être une simple utopie. Comment allait-on concrètement opérer ?

II. Intégration panafricaine : le meilleur des schémas possibles existe-t-il ?

Mettre ensemble tous les fragments d’un peuple disloqué et éparpillé sur toute la planète par la traite négrière, ou les lambeaux d’un continent dépecé au lendemain de la conférence de Berlin ? Les deux préoccupations ont toujours semblé n’en faire qu’une. Dans le premier cas, la problématique du retour vers l’Afrique a longtemps divisé la diaspora africaine américaine principalement au début du XXè siècle. Fondateur du mouvement « Back to Africa », Marcus Garvey crée la Black Starline, une compagnie maritime grâce à laquelle il entend réaliser sa propre vision du rêve panafricain. Son approche, surtout dans le projet du retour à l’Afrique, apparut bien vite radicale et fut combattue. Dans le second cas, le congrès panafricain de Manchester en 1945 fut véritablement le tournant en ce qu’il orienta désormais le mouvement sur le terrain de la lutte politique, posant clairement la question de l’indépendance et la problématique de l’unité de l’Afrique.

Nombre de leaders de l’époque, notamment le Ghanéen Nkrumah, caressaient le projet de la mise en place d’un Etat africain. Beaucoup penchait pour une approche gradualiste mais le Congrès de Manchester de 1945 renforça la préférence de Nkrumah pour une approche immédiate. Au lendemain du congrès de Manchester, il se lança dans la construction d’un mouvement politique de dimension panafricaine et créa le WANS (West African National Secretariat). En Afrique française, les mêmes aspirations donnèrent lieu à la naissance du RDA (Rassemblement Démocratique Africain) en 1946 au congrès de Bamako. Cette première division entre anglophones et francophones allait être renforcée par d’autres tantôt de nature idéologique, tantôt suscitées et entretenues par les puissances du moment pour des intérêts transcendant les clivages idéologiques. Ainsi par exemple, en France, l’idée d’un grand parti panafricain déplaisait à la fois à la SFIO (Section Française de l’Internationale Socialiste) et au MRP (Mouvement Républicain Populaire) qui unirent leur influence pour empêcher l’avènement d’une telle force. La fin des années 1940 et les années 1950 furent ainsi témoins d’un impressionnant nombre d’initiatives à caractère panafricain : création en 1956 de la CGTA (Confédération Générale des Travailleurs d’Afrique) par Sékou Touré ; naissance en 1957 de l’UGTAN (Confédération Générale des Travailleurs d’Afrique Noire) à Cotonou ; création en 1958 à Dakar du PRA (Partie du Rassemblement Africain)… Dans cette ambiance effervescente mais marquée de profondes divisions et quelquefois d’antagonisme, la mise en œuvre du projet panafricain fut adoptée dans sa version minimale en 1963 à Addis-Abeba. La vision plus que tiède et souverainiste des modérés conduits par le francophone L. S. Senghor l’avait emportée. Le projet opposé, l’eût-il emporté, quelles eussent pu être les modalités de sa mise en œuvre concrète ?

La mise en œuvre en 2002 à Durban de l’Union Africaine en application de la déclaration de Syrte en 1999 est une des réponses à cette interrogation. Le processus de l’UA rejette d’office la vision d’une Afrique débarrassée des frontières héritées de la colonisation et prend donc les Etats actuels comme base de la construction de l’Union. Au cours des différents sommets ayant ponctué la construction de l’UA, il est apparu clairement que l’objectif à terme de l’UA est plus ou moins conforme aux ambitions des pères fondateurs du panafricanisme, la mise en place des Etats-Unis d’Afrique. En effet, le sommet d’Accra en 2007 a permis de s’accorder sur le principe d’un gouvernement de l’Union tout en évoquant l'« importance d'impliquer les peuples africains, dont les Africains de la Diaspora, dans le processus menant à la formation d'un gouvernement de l'Union ». Concernant les étapes de ladite construction, le Plan d’action de Lagos en 1980 et le traité d’Abuja de 1991 avaient proposé comme base de l’intégration continentale la création de communautés économiques régionales et l’établissement d’une communauté économique africaine. Le sommet d’Accra de 2007 devait permettre la mise en place d’un gouvernement de l’Union. Il permit surtout de prendre acte des divergences et de reporter ce projet. Quel impact la mort du colonel Kadhafi, l’un de ses plus ardents promoteurs et parmi les plus importants bailleurs de fonds aura-t-elle sur le chronogramme de mise en place et la forme définitive de l’Union ? Au-delà du fait que les deux chefs de file de ceux qui à Accra soutenaient que l’UA était prête à aller vers un Gouvernement d’union – Kadhafi et A. Wade – ne sont désormais plus aux affaires, il reste de nombreuses questions à résoudre.

Sur le modèle de l’Union Européenne, faut-il commencer par réaliser l’intégration économique africaine avant de passer à l’intégration politique ? Dans un tel cas de figure, l’intégration économique devant passer par le stade régional (traité d’Abuja de 1991) le rythme de l’intégration économique des régions se ferait-elle plus efficacement à l’initiative régionale où de l’UA ? L’existence d’une importante zone CFA et sa subordination au Trésor français avait-elle été examinée et les problèmes qui en découlaient mécaniquement anticipés ? Face au pouvoir manipulatoire de « l’aide au développement » et des ressources d’investissement direct étranger si rares en Afrique, quels mécanismes l’UA avait-elle mise en place ? Dans le cas de l’UE, la mise en place d’une banque centrale européenne (BCE), d’une banque européenne d’investissement (BEI) entre autres a fortement contribué à discipliner les Etats et à les inciter à respecter le traité de l’Union. De quel mécanisme de contrainte l’UA disposait-elle pour faire pression sur les Etats et les régions récalcitrantes ? Toutes ces questions montrent assez que concevoir un schéma qui envisage de partir d’une intégration économique préalable à une intégration politique sépare deux ordres de choses qui ne le sont jamais dans la réalité. Un tel modèle politique existe-t-il ou a-t-il existé dans l’histoire ? Sur quel modèle politique l’UA entend-elle se construire ?

III. Le panafricanisme peut-il se passer d’idéologie ?

Parlant du panafricanisme des premières heures, Philippe Ouédraogo affirme que « L’idéologie du mouvement panafricaniste est pour le moins assez confuse. Elle le doit en partie à la diversité des convictions idéologiques de ses différents fondateurs »[8]. « Je pense, disait L. S. Senghor, que pour préparer le futur, il faut encore une fois résister aux idéologies montées à l’assaut de l’Afrique car c’est là notre plus grand danger […] C’est la raison pour laquelle il nous faut mettre la culture avant la politique »[9]. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale et dans le contexte de la guerre froide,   le positionnement des intellectuels et leaders africains ainsi que des Etats nouvellement indépendants du continent par rapport aux deux blocs a considérablement freiné le projet panafricain, quelquefois au profit de projets concurrents comme ce fut le cas avec le mouvement des non-alignés.

L’effondrement du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique n’ont pas peu contribué aux progrès enregistrés ces dernières années dans la construction de l’Union africaine. En ce début du XXIè siècle, la faillite du soviétisme, la crise du libéralisme – et donc de la démocratie libérale – et la transformation de la Chine en une économie semi-capitaliste remettent en question les modèles politico-économiques qui ont façonné le XXè siècle. Le cynisme du capitalisme mondialisé et ses ravages en Afrique invitent à une profonde réflexion. Un vide s’est ainsi créé au plan idéologique qui interpelle l’intelligentsia mondiale. Les Africains du XXIè siècle peuvent-ils se payer  le luxe de se laisser diviser par des idéologies élaborées au XIXè siècle pour gouverner le XXè siècle? Ce ne serait pas raisonnable. Des approches de solution existent, qu’il faut rassembler, analyser et approfondir.



[1] Selon André Frossard, Malraux aurait prononcé la phrase « Le XXIè siècle sera mystique ou ne sera pas ». 

[2] C’est en 1900 en effet, à la conférence de son Association africaine pour encourager, spécialement à travers les colonies britanniques, l’unité de toute l’Afrique  organisée à Londres, que Henry Sylvester Williams, un avocat noir originaire des Antilles anglaises appela cette union de tous les Africains le « panafricanisme ».

[3] Antérieurement à la formulation du concept, l’idée panafricaine est encore plus ancienne : il faudrait sans doute remonter à la fin du XIVè siècle, dans le contexte de la résistance et de la lutte contre l’esclavage pour retrouver ses racines.

[4] Blyden, E. W., “Christianity, Islam, and the Negro race”, Londres (1887), Ed. Black Classic Press, Baltimore, 1994, pp. 130-134, in “Le Mouvement panafricaniste au vingtième siècle”,  Dakar, 7 – 9 octobre 2004, Organisation Internationale de la francophonie

[5] Du Bois, W. E. B., The Negro (1915), Ed. Dover publications, New York, pp. 17-26

[6] Mythologies, sous la direction du Professeur C. Scott Littleton,  Paris, Gründ, 2002, P. 50

[7] Ce ne fut d’ailleurs pas une exclusivité, puisqu’en 1953, dans Philosophie de la révolution, Gamal Abdel-Nasser s’exprimait sur l’Afrique comme suit : « Pouvons-nous ignorer la présence du continent africain où nous a placé le destin ? Pouvons-nous l’ignorer alors que ce même destin a voulu que l’avenir de l’Afrique soit l’enjeu d’une lutte dont nous subissons, bon gré mal gré, les répercussions ? ».

[8] Philippe Ouédraogo, « Le panafricanisme : histoire, mythes et projets politiques »,  Ouagadougou,  réunion sur le thème « La construction de l’unité africaine », 14 et 15 novembre 2009

[9] L. S. Senghor, in « Entretien avec Edouard Maunick »

 



18/02/2013
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