L’après 22 octobre 2018 au Cameroun : les dures leçons d’un scrutin à surprises
Il est 15 heures près de 30 minutes en ce lundi 22 octobre 2018 dans l’une des salles du Palais des congrès à Yaoundé au Cameroun : le rideau vient enfin de tomber, sous de timides acclamations, sur le premier scrutin présidentiel camerounais de l’ère du Conseil constitutionnel. Une élection émaillée de nombreuses curiosités, et atypique par bien de ses aspects malgré un très fort relent de déjà vu. Celle-ci fera certainement date dans l’histoire politique du pays tant ses symboles paraissent polyvalents, tant son issue ouvre la voie largement sur une période d’incertitude.
Nous avons dans un autre texte attiré l’attention sur le dispositif mis en place, dans le cadre du Conseil constitutionnel, pour en théâtraliser l’issue, dans des objectifs dont il est difficile aujourd’hui de dire qu’ils ont été atteints. Comme pour une belle pièce de théâtre, les réalisateurs ont, pour l’acte d’aujourd’hui qui précède le dénouement-couronnement, tenu à être aussi fidèles que possible, à quelques virgules près, au scénario et au script, écrits longtemps à l’avance et, comble de professionnalisme, disponibles pour le public et même le non-public grâce à la magie d’Internet et des réseaux sociaux. En écoutant M. Clément Atangana, le très honorable président du Conseil constitutionnel psalmodier d’une voix monocorde et faussement éteinte son texte, et en dépit de la gravité quasi tragique de la situation, il était difficile à quiconque doué du moindre sens de l’humour de ne pas pouffer de rire devant le comique de mots soigneusement distillé, avec variation sur le même thème : non fondé ! non fondé ! irrecevable ! irrecevable. On aurait dit Toinette du Malade imaginaire de Molière affirmant avec emphase : « Le poumon, le poumon, vous dis-je. » Oui, du véritable travail de professionnel. Dommage que cette magnifique représentation n’ait pas été aussi courue qu’elle l’aurait mérité. Mais cela même était-il une surprise et avait-il quelque importance ?
Les candidats, principaux intéressés mais pas forcément bénéficiaires de l’exercice, semblent en effet avoir quasi unanimement boudé le grand show du président Atangana : huit sur neuf. L’on a pris soin d’occuper leurs sièges, pour ne pas déparer un décorum qui se voulait essentiellement grandiose. Les caméras, généralement avides de caresser les visages des célébrités, n’ont ainsi pas eu grand-chose à se mettre sous la lentille. C’était pourtant la grande première en mondovision du Conseil constitutionnel. Les diplomates en poste à Yaoundé ne se sont pas non plus bousculés aux portes de la cérémonie. Cela m’a rappelé que dès le lendemain du 07 octobre 2018, presque tous les grands médias du monde avaient, comme qui dirait, détourné le regard du Cameroun. Pudeur ou pudibonderie ? On aurait presque pu dire qu’il se passait quelque chose d’indécent dans ce pays, quelque chose d’obscène. Ou alors qu’il ne s’y passait rien du tout : quand le train arrive à l’heure c’est connu, il n’y a pas information.
L’une des leçons que l’on retiendra certainement de cette élection présidentielle camerounaise, c’est à quel point elle aura matérialisé le déplacement de l’axe du pouvoir véritable. Et ce faisant, elle a fait tomber une illusion tenace, dissipé une mystification. Pour le futur, cette donne nouvelle sera lourde de conséquences. Comme au Zimbabwe, il est apparu que M. Biya, trop vieux désormais pour contrôler quoi que ce soit, règne mais ne gouverne plus : il n’est plus qu’un alibi politique entre les mains d’experts déterminés. Il ne sert donc plus à rien de regarder de son côté. Peu importe ce qu’il a fait ou n’a pas fait hier pour le Cameroun : il n’est plus directement comptable de ce qui se fait ou ne se fait pas aujourd’hui, et certainement demain. Le syndrome Bouteflika est installé au Cameroun et il faut en prendre acte. Ceux qui pendant longtemps ont compté sur la santé présumée fragile de M. Biya et sur l’ordre de la nature pour libérer à terme le fauteuil présidentiel camerounais savent désormais à quoi s’en tenir.
La deuxième leçon porte sur la gestion du processus électoral qui vient de se clore. Que nous apprend le tripatouillage des urnes donc on peut dire qu’il a atteint un sommet véritablement historique ? D’abord, que les artisans de cet ouvrage n’auront pas eu peur ni honte de le faire grossier, d’étaler devant les caméras cet incroyable exploit, de le dépouiller de tout fard, et malgré tout de s’en réjouir avec une rare authenticité. Puisqu’ils n’ont pas tenu à le déguiser, c’est qu’ils n’avaient pas non plus peur ni honte d’être pointés du doigt. Perfection de la mise en scène ou automystification réussie ? Dans tous les cas, il s’agit là d’une forme de réalisme politique à laquelle il faut désormais se faire, dans une mondialisation sauvage où la morale politique est ostensiblement à la remorque des intérêts économiques des Etats, mais aussi et surtout des multinationales. Les acteurs majeurs de cette mondialisation-là préfèrent s’en tenir au fait accompli tant leurs intérêts ne sont pas menacés et cela est bien connu. C’est ici l’occasion de revisiter un vieux débat que les faits d’aujourd’hui éclairent d’une lumière désormais crue : celui de la candidature unique de l’opposition. Qui peut encore oser en parler sérieusement sans faire sourire ? Quand la vérité des urnes peut légalement être étouffée par celle des institutions habilitées en raison de ce que celles-ci sont acquises au statu quo, la candidature unique ne peut être qu’un leurre de plus, peut-être même un leurre de trop.
La question des médias se sera beaucoup posée au cours de cette élection. On a vu les médias très divisés pendant la campagne, mais dans un déséquilibre prononcé. C’est un orchestre qui a chanté une musique plurivoque pendant quelques semaines. Et cela a donné un véritable souffle à la campagne électorale, et donc au processus de démocratisation en jeu. Au lendemain de la proclamation des résultats, les principales « Unes » ont matérialisé un net repli : les logiques de survie ont ainsi repris le dessus sur celles de lutte et de résistance. Cela ne peut pas être une bonne nouvelle pour demain. Cette retraite précipitée des grands médias montre à quel point les Camerounais ne sont pas prêts pour le changement. 75% des titres en kiosque ont titré sur la victoire de M. Biya, ce qui est normal, mais comme si celle-ci avait été non seulement incontestée mais incontestable, ce qui est moins normal. Cet unisson a dû être particulièrement doux, euphonique, aux oreilles de ceux qui jonglent avec les règles de la démocratie dans ce pays, et en tirent toutes sortes de bénéfices personnels. Ce chorus ne va certainement pas les encourager à se remettre en question. Demain peut se faire des soucis au Cameroun.
La question tribale a été fortement agitée tout au long de cette élection, comme un chiffon rouge devant le taureau. Il est cependant apparu que ce n’est pas elle qui divise le plus le pays. Il est vrai que quelques poignées de pauvres hères fanatisées brandi ici et là l’étendard hideux du tribalisme. On leur a sans doute fait croire que leur misère, semblable en tous points à celle des originaires de la tribu voisine ou d’en face, était le fait de ces dernières. Peut-être leur a-t-on même promis que certains seraient chassés, nettoyés pour leur faire à eux un peu plus de place. Des rumeurs courent qui laissent entendre que certains stratèges, au-dessus de tout soupçon en temps normal, ont recouru explicitement à de tels expédients. Des personnalités de poids se sont heureusement mises au-dessus des barrières tribales facticement dressées pour embrigader les Camerounais. Il n’est pas nécessaire de les citer puisqu’ils sont aujourd’hui connus. Ils ont contribué ainsi, d’une manière inestimable, à poser les fondations du Cameroun de demain. Je ne crois pas que le Dja et Lobo ait donné 100% de ses suffrages au seul candidat originaire de cette région. Ceux qui ont ainsi voulu noircir le visage de ce beau coin du Cameroun ne lui veulent vraiment pas du bien. Garga Haman Hadji n’a pas pu obtenir grand-chose de ce scrutin, ni dans le grand Sud, ni dans le grand Nord : ses arguments n’ont pas convaincu grand-monde, ses origines ethniques non plus. C’est un signe parmi d’autres, que le tribalisme n’a pas la puissance qu’on lui prête, n’a pas une vie à durée illimitée au Cameroun.
Que dire du positionnement des intellectuels camerounais en ces heures cruciales ? L’intellectuel c’est, à vrai dire, une espèce en voie de disparition dans notre pays. Mongo Béti n’est plus ; Jean-Marc Ela, le révérend père Mveng, Séverin Cécile Abéga aussi, hélas ! Le Pr Eboussi Boulaga a tiré sa révérence l’autre jour. L’espace intellectuel camerounais est ainsi de plus en plus crépusculaire. Il est plus que jamais squatté par des chats, et l’on sait que la nuit, tous les chats sont gris. Comment éveiller un peuple en manque de modèle ? Un peuple dont les héros sont avant tout des forts en muscle ? Il aura suffi, au cours de cette élection, d’écouter la voix de Samuel Eto’o, de Milla Roger ou de Joseph Antoine Bell pour s’en faire une idée. Il n’y a donc pas eu trahison des intellectuels, pour la simple raison que ce pays n’a plus d’intellectuel du tout.
Peut-on tirer les leçons de ce scrutin sans parler de l’engouement des jeunes retrouvé au cours de cette campagne pour la politique ? Ils ont pris d’assaut les meetings, les sièges devant les téléviseurs pendant les débats ; ils se sont accrochés à leurs téléphones Android pour ne rien rater du débat électoral. Cet engouement est apparu à bien des égards comme un rayon d’espoir, un rai lumineux dans la grisaille de tous les jours. Survivra-t-il à la représentation du 22 octobre 2018 ? Rien n’est moins certain. L’enchantement brutalement dissipé, il est à craindre que cendrillon ne retrouve ses guenilles habituelles. Si cette jeunesse tient le coup et reste debout, alors rien n’est perdu et l’on peut s’attendre à de rudes batailles pour demain. Car tous les signes sont là, rien ne sera donné et chaque centimètre de terrain devra, pour être gagné, se payer au prix fort.
J’ai beaucoup entendu parler de paix au long de cette élection et surtout au moment de la proclamation de ses résultats. Mais nous sommes en guerre et cela n’aurait pas dû être, notamment du côté de la zone anglophone. Hier nous nous enorgueillissions d’être un îlot de paix et de stabilité au cœur d’une Afrique secouée de mille conflits. Aujourd’hui nous en sommes à quémander officiellement cette paix, c’est-à-dire que, loin d’y travailler nous-mêmes, nous comptons sur quelque passant généreux pour nous en donner quelques miettes. Quel espoir avons-nous d’y parvenir ? L’histoire de ce pays nous y encourage-t-elle ? J’en doute.
Nous sommes en effet dans un pays gouverné depuis près de 60 ans à contre-courant de la vérité des urnes. L’habitude, dit-on, est une seconde nature. Ahidjo avait dû frauder pour gagner les premières élections de la période néocoloniale et, ce faisant, avait commis le péché originel. Il ne s’en était pas suivi, on s’en souvient, une heureuse période de paix, bien au contraire. Entrepreneur de la paix de son époque, il avait lourdement investi sur les forces armées néocoloniales pour « pacifier » le pays. L’horrible bilan de cette inoubliable campagne est à peu près connu, et même si son ampleur continue de faire débat, elle fait en même temps encore froid dans le dos. La tentative de proroger par tous les moyens ce contrat inique des années de fausse décolonisation a débouché, comme chacun le sait probablement, sur les errements de 1984 et leurs conséquences tragiques dont le bilan net reste lui aussi à faire. 1992 a marqué une autre étape dans cette histoire des rendez-vous historiques manqués. Cet anglophone qu’on a repoussé aux portes d’Etoudi n’a-t-il pas cristallisé les ingrédients qui plongent aujourd’hui les régions anglophones dans la barbarie et l’horreur ? Les choix des uns et des autres à cette époque-là n’ont-ils pas planté puis engraissé l’arbre qui produit en abondance les fruits toxiques d’aujourd’hui ? Quelque part au cœur de la nuit, seul dans la tranquillité de son lit, M. Fru Ndi ne se pose-t-il pas bien des questions, en faisant le décompte macabre des morts et blessés, des villages rasés, des personnes déplacées et exilées, des vies arrêtées, disloquées… ? N’y a-t-il pas une part de responsabilité qui lui incombe et le cas échéant quelle serait celle-ci ? L’élection du 07 octobre 2018 vient d’allonger cette chaîne.
En annonçant officiellement son refus de se plier au verdict du Conseil constitutionnel qu’il prend soin de distinguer de celui des urnes, un des compétiteurs franchit en quelque sorte le Rubicon. Avec qui et contre qui ? se demandent certains en rigolant. La question est importante, mais sa réponse peut être trompeuse. Cette question constate avant tout le fait que le pays est désormais divisé, même si les lignes de faille ne sont pas forcément visibles. Un autre compétiteur et pas des moindres, a quant à lui parlé d’apartheid de fait. Ce discours a eu le don de convaincre jusqu’à un éminent conseil du candidat au pouvoir. Il n’y a donc pas une seule mais des divisions. Ces divisions, si elles sont gérées dans l’arrogance, comme souvent, dans le mépris de ceux qui, à bon droit – la démocratie, c’est aussi cela - refusent et refuseront de se soumettre à un certain ordre des choses, ne favorisera pas le retour à la paix. Mais qui a réellement le plus besoin de la paix ?
Dans certaines circonstances, l’absence de paix, bien gérée, peut même devenir un atout : elle pourrait ainsi permettre de ranger au placard une législation encombrante, et justifier des trains de mesures peu orthodoxes. A quelque chose, dit-on, malheur est bon. N’est-ce pas ce qui est en train se passer en ce moment au Cameroun ? Le temps le dira.
Roger KAFFO FOKOU, écrivain.
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