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L’après Grand Dialogue National: vers le crépuscule des idoles?

« Le temps aux plus belles choses se plaît à faire un affront », affirme Pierre Corneille dans ses Stances à Marquise (1658). Il n’empêche que les chefs-d’œuvre, les vrais, résistent victorieusement à cet ennemi cruel et ravageur, et savent même, très souvent, s’en faire un allié. Et des chefs-d’œuvre, on en trouve dans tous les domaines de la vie des sociétés de l’antiquité à nos jours. Tels des embarcations insubmersibles, ils chevauchent les tempêtes du temps, brandissant au-dessus des vagues de l’oubli les noms des grands maîtres qui les ont produits : Hésiode, Homère, Cicéron, Périclès, Alexandre le Grand, Michel-Ange, Beethoven, Gandhi, Martin Luther King Jr, Alfred Nobel, Nelson Mandela… Qu’est-ce qui fait la grandeur et finalement l’immortalité de ces géants ? On peut ne pas s’entendre sur la réponse à cette question ; on peut difficilement contester que ces derniers aient, d’une certaine manière, vaincu le temps pour se hisser au firmament parmi ces étoiles qui illuminent et guident en permanence les destinées humaines.

Au milieu de ces constellations toutes plus brillantes les unes que les autres, existe-t-il aujourd’hui quelques-unes, même une seule, dont nous soyons particulièrement fiers, nous les Camerounais, parce qu’elle porte un nom bien de chez nous, parce qu’elle nous assure que la grandeur humaine, si bien partagée semble-t-il sur l’étendue de la planète, ne s’est point arrêtée au seuil de notre triangle national, à l’orée de l’époque qui a été choisie pour nous voir naître, grandir et mourir ? Peut-être pourrait-on, dans le domaine des arts ou des sciences, voir étinceler quelques noms. En politique, surtout aux jours sombres et pluvieux d’aujourd’hui, il se pourrait que le Grand Dialogue National se soit chargé de liquider les quelques espoirs sur lesquels nous pouvions compter il y a encore peu : Ni John Fru Ndi l’intrépide, Cardinal Christian Tumi l’intègre, pour s’en tenir aux plus sérieux parmi eux, n’auront peut-être pas pu ou su résister au tsunami du temps qui passe. Et la dernière vague les a peut-être submergés, naufragés !

Le coup du Grand Dialogue était pourtant visiblement risqué, en tout cas pour des gens pouvant se prévaloir d’une expérience longue comme la leur. La météo l’avait annoncé bien à l’avance. Comment ont-ils pu se laisser happer par celui-ci ? Mystère et boule de gomme.

En fait, ce coup rappelait à s’y méprendre celui de 1991 : la tripartite. On réclamait à l’époque la conférence nationale souveraine. Le grand maître du jeu la déclara « sans objet » et en lieu et place donna une tripartite à laquelle il se garda bien de participer lui-même, se réservant ainsi de pouvoir, depuis les coulisses, tirer les ficelles de participants transformés, bon gré mal gré, en marionnettes. Au sortir dudit rassemblement, la messe était dite sur les revendications à l’ordre du jour, pour plus de deux décennies.

Un certain Ni John Fru Ndi avait, à l’époque, eu la sagesse de bien négocier sa participation, et avait su retirer ses billes à temps pour éviter de couler avec les passagers de cet étrange Titanic politique. Un an plus tard, au faîte de sa popularité et tout anglophone qu’il est, il avait raflé les suffrages des Camerounais et gagné l’élection présidentielle. Plébiscité sur l’ensemble du triangle national, il était devenu la preuve que la langue, étrangère ou tribale, ne saurait être au Cameroun un véritable obstacle à un destin national, du moins si l’on s’en tient au choix du peuple. Mais les politiciens veillaient au grain et se chargèrent de donner la contradiction au peuple. Ils le firent avec succès parce que ce peuple, qui du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest avait accordé sa confiance à M. John Fru Ndi, ne mérita pas la confiance de ce dernier. Le champion le soupçonna-t-il d’être incapable de défendre le choix qu’il venait de faire avec brio ?  L’histoire retient qu’il décida à la place de ce vaillant peuple qu’il valait mieux capituler devant le fait accompli.

On sait cependant gré à M. Fru Ndi d’avoir opté pour la paix en 1992, et sauvé de ce fait le pays de turbulences possibles aux conséquences peu prédictibles. Les va-t-en-guerre alors ne manquaient point : ils en avaient même la volonté et les moyens et ne déguisaient ni l’une, ni les autres. La paix ne nous a malheureusement pas apporté la performance, la justice, le développement, le vivre-ensemble ; elle semble, au contraire, nous avoir surtout apporté la corruption, la misère, l’injustice, le tribalisme, et finalement, comble d’ironie, la guerre civile et ses horreurs, la tentation de la sécession… Voyez comme le parti de M. Fru Ndi, acculé par cette longue ère de paix, est peu à peu devenu régional, peut-être bientôt tribal…

Ces dernières années, par-dessus le silence des politiques déconsidérés, de plus en plus dévalués, s’est élevée une voix portée par la puissance de sa résonnance spirituelle, morale : celle d’un prélat pas comme les autres. La voix du cardinal Tumi. Une voix sans peur et sans déguisement, qui dit tout haut ce que les autres n’osent pas murmurer. Et alors qu’elle a fait l’unanimité du régime contre elle, elle a aussi su faire celle du peuple pour elle. Le fait qu’elle soit une voix anglophone n’y a rien pu faire, une fois de plus : des appels ont fusé ces dernières années de tous les coins du pays pour encourager, supplier le cardinal à/de se présenter à l’élection présidentielle. Fidèle à ses vœux, il a décliné gentiment l’offre, mais celle-ci, il faut le dire, était déjà faite. Derechef, le peuple a ainsi donné la preuve de son unité, de son ouverture, de son aptitude à transcender de multiples barrières, de la maturité politique qu’on lui dénie pour le bâillonner, le brimer, dire en son nom ce qu’il ne pense point, ne veut point.

Les anglophones, dans ce pays, ne sont donc pas discriminés par le peuple ; ils ne le sont que par une certaine classe politique. Comment ce peuple-là, que nous avons jusqu’ici admiré à l’œuvre, pourra-t-il comprendre que les anglophones décident de se considérer comme d’un autre pays, comme un autre peuple ayant un destin à part qu’il faut barricader derrière de hautes murailles institutionnelles alors que son système éducatif ne cesse de gagner le cœur du reste du pays ? Alors que tout ce qui jusqu’ici a été emprunté à cette culture-là a été accueilli à bras ouvert par l’autre partie du pays ? Comment pourrait-il comprendre ce refus d’un destin commun qui cultive comme vaches sacrées les spécificités au point non seulement de s’interdire d’emprunter à l’autre mais de s’offusquer que l’autre ose lui emprunter ? Comment comprendre que, si le peuple anglophone, par simplicité et absence de malice, se laisse emporter plus par ses peurs que par ses espoirs, ses élites de tous bords, plutôt que de l’éclairer, choisissent de le précéder sur le chemin de l’enfermement ?

L’autre jour au Grand Dialogue National, M. Ni John Fru Ndi et son Eminence le Cardinal Christian Tumi n’ont vu que les malheurs, hélas ! bien réels, du peuple anglophone, là où il fallait s’élever pour embrasser les malheurs présents et à venir du peuple camerounais tous points cardinaux confondus. Ils y ont négocié un statut spécial pour les Régions anglophones, tout en sachant que toutes les Régions du Cameroun ont chacune leurs spécificités, et qu’une large autonomie donnée à chacun dans la gestion de ses propres affaires reste le meilleur statut spécial qu’on pourrait lui accorder. Ils savent pourtant que ce statut spécial, qu’on leur propose en exclusivité, est un régime de faveur, une mesure discriminatoire qu’on s’apprête à instaurer, et qu’on ne peut instaurer qu’avec l’intention de flouer les autres Régions du pays. Mais comme cette faveur, cette discrimination se fera au bénéfice du peuple anglophone, Ni John Fru Ndi et le Cardinal Tumi ont préféré fermer les yeux sur cette injustice en train de se construire contre les autres Camerounais, ces autres Camerounais qui n’ont pas hésité à les considérer comme leurs frères au point de les plébisciter pour conduire leur destin. Comment pourrait-on désormais croire que, si les choses s’étaient bien passées, et que le destin de tous les Camerounais avait été confié à ces leaders, ils n’en auraient pas profité pour instaurer un régime de faveurs au bénéfice des seuls anglophones ? Comment pourra-t-on, une fois qu’ils auront obtenu un régime de faveur pour le peuple anglophone exclusivement et qu’ils seront en train d’en jouir, leur faire confiance au point de leur confier le destin de l’ensemble de la nation sans craindre qu’ils n’en fassent quelque chose de plus favorable aux anglophones qu’aux autres ?

En vérité, en acceptant comme ils l’ont fait un statut spécial pour les anglophones, M. Fru Ndi et le Cardinal Tumi n’ont pas seulement trahi les Camerounais des autres Régions : ils ont aussi trahi et de manière infiniment plus profonde les Camerounais anglophones.

Roger KAFFO FOKOU, écrivain.

 



12/10/2019
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