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LE 20 MAI, L’ETAT, LA NATION, L’UNITE ET L’INDIVISIBILITE : LES MOTS ET LES FAITS HISTORIQUES PAR-DELÀ TOUS LES AMALGAMES…

Par Roger KAFFO FOKOU, Enseignant, poète et essayiste

(Paru dans Germinal du 2 mai 2017)

 

Ce 20 mai 2017, le Cameroun célèbrera le 45e anniversaire de « l’Etat unitaire », du moins c’est ainsi que l’événement est, de manière traditionnelle, officiellement présenté[1]. Comment ces festivités  se dérouleront-elles cette année? On peut toujours essayer de se l’imaginer par anticipation : avec tout le faste républicain habituel, toute la solennité martiale des parades des grandes occasions, sur l’ensemble du territoire national, et il va de soi, conclues de solides réjouissances pour le gratin à Etoudi et dans les quartiers pour le bon peuple ? Ce serait évidemment l’idéal. Mais l’idéal a la fâcheuse propension à s’écarter plus ou moins de la réalité si ce n’est tout le temps, du moins la plupart du temps.

En disant « territoire national », nous avons convoqué sans le vouloir le concept de « nation » et il s’avère aussitôt que sa cohabitation avec celui « d’Etat » ne va pas de soi : superposition ? Juxtaposition ? Opposition ? Et du coup la question se pose : l’Etat unitaire ou l’unité de l’Etat, ce 20 mai 2017, coïncidera-t-il/elle avec l’unité nationale/de la nation ? Ce serait le vœu de tous les patriotes. C’est que nous nous sommes habitués au fil des décennies à interchanger « Etat unitaire » et « unité nationale » à l’occasion du 20 mai, comme l’on ferait de synonymes parfaits. Et voici qu’en raison de la crise que connaît la zone anglophone de notre pays, les significations semblent se mettre à flotter, à danser sur un air on dirait de sédition, comme si elles avaient décidé d’organiser une manifestation publique hostile. Il n’en a pas fallu davantage pour que le pays, tout le pays du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest s’enrhume, et se mette à tousser frénétiquement[2].

Le Chef de l’Etat, sans doute pour conjurer un éventuel mauvais sort, a alors sorti de sa manchette une sentence sans appel sur la question : le Cameroun est un et indivisible, a-t-il asséné. Cette sentence présidentielle a semblé de la plus grande clarté pour la plupart des gens, notamment les bien-pensants et les bons vivants qui officient dans les cabinets feutrés du gouvernement ou évoluent dans les sphères éthérées de l’Etat, les allées dorées du pouvoir d’Etat. Et pendant un bon moment, je me suis mis à culpabiliser, parce que voyez-vous, malgré mes efforts à moi, cette affirmation sentencieuse est toujours loin de me paraître claire. Souvenez-vous du « grand-large » débat constitutionnel des années 90 : certains agrégés à l’époque avaient été convaincus de la clarté des propos présidentiels, et mal leur en avait pris.

Revenons donc au sujet : en disant que le Cameroun est un et indivisible, qu’a voulu réellement dire le Président ? Que l’Etat du Cameroun est un et indivisible ? Que la nation camerounaise est une et indivisible ? Que les deux, l’Etat et la nation camerounais sont « uns et indivisibles » ? Il suffit de remarquer que l’Etat en tant que territoire ne recouvre pas toujours la nation en tant que peuple. Il y a parfois une partie d’une nation en exil permanent et à son aise là où elle est installée, et dont le sentiment d’appartenance n’est pas forcément moins fort que celui de la fraction installée sur le territoire originel[3]. Il y a des nations très unies sur des territoires discontinus. Et il y a aussi parfois, sur le même territoire, des peuples très divisés, qui se considèrent comme tout sauf une même nation. Un même Etat, plusieurs nations, mais aussi, plusieurs Etats, une même nation. La division peut donc frapper l’Etat dans l’unité de son territoire sans toucher à l’unité du peuple dans la nation ; elle peut aussi bien toucher le peuple dans son unité comme nation sans toucher au préalable l’unité du territoire de l’Etat dans lequel celui-ci vit. C’est qu’alors ce peuple n’était pas encore ou plus une nation au sens profond du terme. Et ce sens profond n’a pas besoin d’être fichtéen, il suffit qu’il soit universaliste comme le pensait Renan. L’évolution historique dans les deux cas, vers le renforcement de l’unité jusqu’à l’intégration ou le relâchement de l’unité jusqu’à la division de l’Etat ou de la nation,  va dépendre de la qualité des hommes qui constituent le peuple et ses élites, de leur volonté de continuer à faire route ensemble ou de prendre chacun sa direction. Cette volonté peut être unilatérale mais alors, elle doit s’en donner les moyens non seulement à court, mais aussi à moyen et très long termes. Cette volonté est idéalement consensuelle, généralement non écrite dans des conditions ordinaires, mais parfois négociée et écrite en contexte extraordinaire.

Jusqu’ici vous l’avez remarqué, nous n’avons pas parlé de la forme de l’Etat. Je dois d’ailleurs dire que cette remarque est aussi valable pour les mots du Chef de l’Etat. Il n’a échappé à personne qu’il n’a pas, dans son propos, lié le principe de l’unité et de l’indivisibilité à la forme de l’Etat[4]. Mais il peut s’agir de sa part, ne disons pas d’une omission, plutôt d’une ellipse : il a pu penser que cela allait de soi. Cela va-t-il de soi ? En d’autres termes, la forme peut-elle impacter l’unité au point de diviser l’Etat, ou la nation, ou les deux à la fois ? Appuyons-nous sur les formes qui font débat chez nous pour examiner, cliniquement s’il se peut, les hypothèses qui pourraient en découler : d’un côté la décentralisation, de l’autre le fédéralisme. Inutile naturellement de considérer ici l’hypothèse de la sécession.

La raison en est fort simple : la sécession débouche sur la constitution de deux ou plusieurs Etats distincts et ne peut donc être considérée comme forme de l’Etat. La sécession, c’est le processus par excellence de la négation de l’unité en ceci qu’il débouche forcément sur la division de l’Etat. En passant par le moule de la sécession, le Soudan a cessé d’être « un » et s’est divisé en deux Etats distincts : le Soudan et le Soudan du Sud. On peut de ce fait affirmer avec force que la sécession fait partie des sous-entendus présidentiels, si tant est qu’il y en ait plusieurs, de ces sous-entendus auxquels son propos oppose d’office une fin de non recevoir. Mais, comme nous l’avons remarqué, la division du territoire de l’Etat par voie de sécession, pour prospérer, doit s’appuyer sur la division de la nation, sinon elle va se heurter à l’unité du peuple : elle ne serait alors que provisoire et inutilement coûteuse. Il en est autrement des effets de la décentralisation et du fédéralisme.

Faisons un essai banal : disons « Etat décentralisé » et « Etat fédéral ». Est-ce que cela fait sens ? Indiscutablement. La décentralisation et le fédéralisme sont bel et bien des formes de l’Etat. Allons encore un peu plus loin, et disons « Etat unitaire décentralisé » et « Etat unitaire fédéral ». Cela fait-il toujours sens ? Pour la première expression, indubitablement oui. Pour la seconde, le caractère peu usité de l’expression tend à faire croire qu’elle manque de sens. Et pourtant, si dans le fédéralisme les Etats fédérés sont multiples, ils ne sont en réalité que des « sous-Etats » unis sous « un » Etat fédéral, un Etat qui est donc toujours « un » et non divisé. La différence entre un Etat fédéré et une collectivité territoriale décentralisée tient à ce que la seconde est considérée et traitée comme mineure par un Etat central et mise sous tutelle[5], alors que le premier est considéré et traitée comme majeur par un Etat fédéral et se voit laisser la gestion de ses affaires personnelles, à l’exception des affaires collectives ou fédérales.

Vous avez plusieurs enfants. Les uns sont mineures et vous assurez leur tutelle devant la loi : ils sont en situation de décentralisation. Les autres sont majeurs et vous les laissez décider librement de ce qu’ils veulent faire de leur vie : ils sont en situation de fédération. Les uns et les autres sont toujours de la famille, de la même famille. Ce parallèle paraît par trop bon enfant ? Sans doute. Le fondamental est généralement le plus simple et non le plus complexe. En complexifiant le simple, on n’en change point la nature, on peut seulement en modifier la qualité et la quantité.

Le jeu en cours aujourd’hui dans les régions anglophones, analysé à la lumière de la sentence présidentielle – le Cameroun est un et indivisible et le restera – oppose et ne peut opposer que deux groupes : d’un côté les sécessionnistes et autres tenants d’une Ambazonie[6] plus rêvée, fantasmée que réelle, produit pour certains d’une stratégie du plus grand enchérisseur dans le meilleur des cas, pour d’autres d’une inadmissible, consternante et potentiellement ruineuse volonté de poursuivre le dépècement d’un Etat que l’histoire avait transformé en butin de la Grande guerre sans le consentement de ses propriétaires ; de l’autre les Camerounais des dix régions qui pour certains aimeraient mieux un Cameroun « un » mais décentralisé, pour d’autres un Cameroun « un » mais fédéral, et pour d’autres encore un Cameroun « un » et centralisé, ce qui en fait une diversité à l’image et tout à l’honneur de notre pays si nous arrivons à la faire cohabiter. Et il n’y a aucune commune mesure entre ces deux groupes qui, pour tout dire, sont aussi distincts que des espèces.

Du coup, si je n’ai, personnellement, aucune envie de discuter avec quelqu’un qui prétend qu’une partie de mon pays, parce que c’est lui qui l’habite et pas moi, et que celle-ci a été confiée un temps plus ou moins long à un étranger, parle une langue étrangère autre que celle parlée dans les autres parties du pays, a un système juridique moderne différent de celui appliqué dans les autres parties du pays…n’est plus mon pays, que je n’ai plus mon mot à dire sur cette partie – mon dieu ! qu’est-ce qui pourrait empêcher le Nord ou l’Extrême-nord de décider la même chose demain ?[7] – donc si je ne vois aucune raison de discuter avec ce quelqu’un là, je ne vois a contrario aucune  raison de ne pas discuter avec quelqu’un qui se considère comme mon concitoyen, qui considère toujours que la partie de mon pays qu’il habite et que je n’habite pas est toujours notre pays à lui et à moi, mais souhaite et même exige de discuter avec moi de la forme à donner à l’exercice de sa majorité.

Plus haut nous avons dit qu’un Etat peut être unitaire et territorialement discontinu. La plupart des Etats sont divisés administrativement, géographiquement, linguistiquement, culturellement... Certaines de ces divisions peuvent devenir des lignes de fracturation, dépendamment de l’histoire. Comme l’a bien montré Renan, les nations ne sont pas des produits naturels mais des productions historiques. De vieilles nations peuvent disparaître, de nouvelles nations se constituer. Un processus de cette nature-là est rarement pacifique. Tous ceux qui en rêvent devraient en considérer la perspective avec circonspection.

Dans quelques semaines, nous allons célébrer à nouveau, pour la 45e fois, le 20 mai. En 1961, nous avions décidé de procéder à la « réunification » du Cameroun : c’était un « retour » à l’original. L’Etat était alors redevenu « un » mais fédéral[8]. Ce n’est donc pas en 1972 qu’il est devenu unitaire, ce serait une anachronie : il est seulement devenu centralisé à cette date. Comment aurait-on en effet pu « unir » en 1972 un Etat qui avait déjà été « réuni » en 1961 sans le « désunir » au préalable une seconde fois ou sans donner à penser qu’il s’agissait de deux Etats distincts à l’origine et non de deux sous-Etats d’un même Etat que les aléas historiques avaient morcelé ? Le 20 mai est donc avant tout la célébration de la centralisation de l’Etat camerounais et non de son unification. Logiquement, si cet Etat se décentralise un jour, la raison d’être de la célébration du 20 mai disparaîtra ; s’il devient fédéral un jour, la raison d’être de la célébration du 20 mai disparaîtra mêmement. Pensons-y en célébrant le 20 mai cette année.

 

 

[1] Des marches de l’unité sont d’ailleurs à l’occasion organisées ici et là. Elles ne sont pas inutiles mais suffiront-elles à exorciser les démons de la division et les tentations irrédentistes dans un pays géré sur le mode ethnique depuis son accession à l’autonomie interne que nous voulons bien considérer comme indépendance ?

[2] Jusqu’où les Anglophones sont-ils prêtes à aller ? se demande-t-on. Et jusqu’où l’Etat est-il prêt à aller pour les calmer ? On se rappelle les débuts de l’ENS de Maroua. La boîte de Pandore n’est pas loin. Mais il existe une manière moins clientéliste de régler les problèmes. Et celle-ci ne relève du secret alchimique. Comme dans un bon roman policier, il sera toujours intéressant, demain ou après-demain, de chercher à qui le crime aura profité.

[3] Ce sentiment peut même être plus fort que les Etats et arriver à faire remettre en question la configuration de ceux-ci, comme en Allemagne avec la chute du mur de Berlin.

[4] Il aurait dit que la forme de l’Etat est également sacrée, me dit-on. Je veux bien considérer cela comme un lapsus présidentiel puisque rien n’a été aussi mouvant au Cameroun que la forme de l’Etat : fédérale en 1961, centralisée en 1972, féodalisée depuis les années 80-90-2000 dans les faits, décentralisée dans les textes en 1996… Je vois mal comment le Président qui est responsable d’une bonne partie de ce parcours peut affirmer la sanctuarisation de la forme de l’Etat sans ce ne soit un pur lapsus.  

[5] Ce qui peut heurter ceux qui avaient déjà constaté leur majorité et qui s’en étaient servi pour signer des contrats soit avec les Nations Unies, soit avec la République du Cameroun à Foumban.

[6] Un mythe est né avec ce nom. Il n’existait pas jusque-là. Il peut s’incarner si on le lui permet, et devenir une réalité heureuse ou monstrueuse selon. Des gens commencent à l’examiner, chaque jour avec un peu plus de bienveillance. Ceux qui lui donnent du temps en seront responsables devant l’histoire.

[7] De semblables zones de fractures existent à toutes nos frontières et peuvent se justifier par l’histoire, l’ethnie ou autre chose. Et tant que notre Etat sera tribal, ces lignes de fractures se renforceront. Ceux qui nous gouvernent le savent mais ils ne sont pas des hommes d’Etat – l’Etat et non l’ethnie serait sacré pour eux le cas échéant – ils ne sont que de modestes hommes politiques !

[8] Il est vrai qu’il avait entre temps subi une drastique cure d’amaigrissement, grâce aux bons soins de nos amis les Français et les Britanniques. L’excellente coopération – privilégiée et avec revendication d’héritage ! - que nous avons avec eux est sans doute notre manière de les remercier l’un et l’autre de nous avoir si bien traités, nous et notre Etat.

 



13/05/2017
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