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Le drame de Marikana et l’Afrique du Sud de demain : quel chemin entre le réformisme et la révolution ?

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Demain sera à l’Afrique, l’Harmattan, 2008

 

Le 16 août 2012 marquera désormais une césure dans l’histoire de l’Afrique du Sud post-apartheid : ce jour-là en effet, un gouvernement sud-africain noir a lâché les forces de police sur des mineurs en grève, ces dernières ont tiré à balles réelles, faisant pour le coup 34 morts. Comme au bon vieux temps de l’apartheid (Sharpeville en 1960, SOWETO en 1976). Et, toujours comme à une époque que l’on croyait, bien naïvement il faut le dire, définitivement révolue, le gouvernement sud-africain est allé ressusciter une loi de l’apartheid pour inculper des mineurs d’un crime commis par la police. Les signes ainsi déployés en quelques jours sont les indices qu’un tel pouvoir, dont les détenteurs hier encore faisaient la leçon aux fanatiques de l’apartheid, est susceptible s’il est acculé, de recourir même aux moyens les plus contestables pour défendre le statu quo qui lui profite. Le 15 septembre, l'évêque anglican Jo Seoka, médiateur dans les pourparlers entre les mineurs et leur direction, ne s’y est pas trompé et a mis en garde le pouvoir ANC en des termes sans équivoque : "Le gouvernement doit être fou pour croire que ce qui ressemble pour moi à la répression du temps de l'apartheid puisse réussir".  Cette véritable régression, qu’on qu’en disent Zuma et compagnie, a de quoi ahurir. Elle permet de s’interroger sur le degré de collusion qui existe entre l’élite politique sud-africaine et le monde du grand capital depuis le transfert du pouvoir à la majorité noire en 1994, ainsi que sur les conséquences d’une telle collusion. Cet état des choses peut-il encore durer longtemps ?

 

I. Le « grand deal » des années 90 : compromis ou compromission ?

Compromis ou compromission ? Il ne sera jamais facile d’en faire une lecture univoque. Les faits simples sont qu’au moment de tourner la page de l’apartheid, les milieux d’affaires sud-africains et leurs connexions internationales avaient tenu à obtenir des futures autorités politiques noires des gages que leurs intérêts ne seraient pas menacés dans l’Afrique du Sud post-apartheid. L’existence d’un courant extrémiste au sein de l’ANC qu’incarne dans la vieille garde des personnalités comme Winnie Mandela et dans la jeunesse actuelle des leaders comme Julius Malema avait en effet de quoi inquiéter. Ce compromis concernait justement le secteur minier. Le secteur minier porte l’économie sud-africaine depuis le XIXè siècle, même s’il ne représente plus aujourd’hui qu’environ 30,9% du PIB. Le journaliste Olivier Rogez de RFI parle à propos de ces accords secrets du « grand « deal » passé à la fin de l’apartheid entre Nelson Mandela et les milieux d’affaires pour la préservation du secteur minier privé ». Quelles étaient les clauses de ce « grand deal » ? On ne le saura pas de si tôt puisqu’il s’agissait d’accords secrets. De manière globale, elles visaient à garantir le maintien dans le secteur privé l’exploitation des principales ressources minières sud-africaines. Une autre version des fameux accords d’indépendance signés dans les années 1960 dans le cadre de la françafrique. Mandela avait-il eu raison de les signer ? Les impératifs de la realpolitik du moment s’imposaient. Mais Mandela n’est plus au pouvoir depuis plus d’une décennie. Pourquoi les choses mettent-elles autant de temps à évoluer ?

 

II. Sur la collusion entre les élites politiques et les seigneurs du grand capital ainsi que des conséquences qui en découlent

Deux décennies après l’avènement du pouvoir noir, les conséquences du compromis/compromission des années 90 commencent à peser d’un poids de plus en plus insupportable sur l’Afrique du Sud. Liesl Louw, journaliste sud-africaine et analyste à l'Institut d’études de sécurité de Johannesburg est catégorique : « Il y a aussi, il faut le dire, beaucoup de richesses toujours entre les mains des Blancs ». L’apartheid économique a donc été préservée même si réaménagé. Une classe moyenne noire est en effet née à la suite de la mise en œuvre de la politique du Black empowerment, une élite issue des cadres de l’ANC.  Selon l’encyclopédie en ligne Wikipédia, « cette politique d’affirmative action est critiquée d'autant plus qu'elle aurait surtout bénéficié aux proches de l’ANC et favorisé la constitution d’une classe moyenne noire qui s'est empressée d'investir certains quartiers chics réservés autrefois aux seuls blancs au lieu d'aider au développement des anciens townships ». Une nouvelle classe de privilégiés serait donc en voie de constitution, dans un pays à économie émergente, mais dont la misère serait toujours le lot de la grande majorité de la population.

 

50% de la population sud-africaine vit en effet en-deçà du seuil de pauvreté ; l’espérance de vie n’y est que de 42,4 années ; le taux de chômage y atteint la cote d’alerte de 24% (2009). Seuls 5% des terres ont été redistribués en plus de 20 ans. Les miracles attendus de la fin de l’apartheid tardent à se matérialiser, un peu trop au goût du grand nombre. Et le fossé se creuse inexorablement entre le bas-peuple fait de travailleurs et les élites embourgeoisées du pays. Dans le secteur minier, le recours à la sous-traitance touche pas moins du tiers des effectifs de mineurs qui ne figurent pas sur la liste des personnels des grandes compagnies et constituent ainsi un sous-prolétariat dont le statut est intolérable. Une opposition de plus en plus radicale est en train de voir le jour et ses actions commencent à dégénérer en affrontements durs.

 

Selon Liesl Louw « Il y a eu, par exemple, ces trois dernières années, une augmentation de 75 % des manifestations populaires contre le gouvernement ». L’orientation néolibérale imprimée au régime sud-africain par Thabo Mbeki   et maintenue pour l’instant par Zuma heurte de plus en plus les jeunes générations dont un des porte-parole emblématique est le jeune leader exclu de l’ANC, Julius Malema. Elle est en effet contraire aux résolutions de l’importante conférence de l’ANC de Polokwane de 2007 qui rejetait le néolibéralisme et le libre-échange. Elle est aussi opposée aux vues des principaux leaders de la COSATU, et je me rappelle qu’au cours de la cérémonie d’ouverture du 6è congrès mondial de l’International de l’Education tenu à Cape Town en juillet 2011, le président de cette organisation avait prononcé une allocution aux accents marxistes très prononcés et qu’il fallait interpréter comme un signal fort pour l’avenir de l’Afrique du Sud. Les incidents meurtriers de Marikana constituent donc un sérieux coup de semonce en direction du leadership politique et syndical sud-africain. Une invitation à aller plus avant et à revoir le rythme des réformes.  

 

III. Une révision déchirante s’imposera à terme en Afrique du Sud

Réformes ou révolution ? L’Afrique du Sud devra choisir et rapidement. De plus en plus impatientes, les jeunes générations regardent déjà du côté de la révolution, et s’appuie pour cela sur la « charte de la liberté » de l’ANC. Julius Malema en appelle à une « révolution des mines » qui pour lui passe par une nationalisation de ce secteur. Dans le domaine agraire, les mêmes impatiences se manifestent. A l’opposé, une extrême-droite blanche se renforce et se prépare à l’affrontement. Le reportage photo d'Ilvy Njiokiktjien qui vient de remporter le prix Canon-AFJ de la femme photojournaliste dévoile une face cachée de l'Afrique du Sud et montre des milliers de jeunes blancs rejoignant des camps de vacances d’extrême-droite. Là bas, ils apprennent que "les Noirs ont des cerveaux de 120g plus légers que ceux des Blancs" et que les "Noirs sont inférieurs aux Afrikaners". L’Afrique du Sud réussira-t-elle sa transformation en faisant l’économie d’une révolution sanglante qui peut se révéler extrêmement destructrice ? Ses élites devront pour cela faire preuve d’un sens indiscutable de leadership. Et l’absence de leadership est justement ce que l’on reproche le plus à Zuma aujourd’hui. Et ces leaders devront se souvenir que La conférence de Polokwane avait adopté une résolution détaillée sur la politique industrielle et commerciale du pays. Cette politique industrielle devait être orientée vers la création d’emplois et être à l’initiative du processus de transformation plutôt que de suivre les décisions des investisseurs.



21/09/2012
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