Le racisme anti-noir aujourd’hui : expression d’une certaine inquiétude, et non déni d’humanité
Par Roger Kaffo Fokou, essayiste et poète
De plus en plus, les manifestations publiques de racisme en Europe débordent l’espace populaire pour envahir la haute société, et de manière hautement symbolique, la sphère politique. Un signe indiscutable d’escalade. Mai 2013, Jean Bodin, militant de la Manif pour tous, publie un poster montrant Christiane Taubira, ministre de la République française, en king kong, avant de se confondre en excuses. Juin 2013, Cécile Kyenge, une ministre « italo-congolaise », est victime d’injures racistes. Dolores Valandro, une élue de la Ligue du nord, appelle publiquement au viol de cette dernière. Vendredi 25 octobre 2013, à Angers, Christiane Taubira est accueillie par des enfants de La Manif pour tous aux cris de : « C'est pour qui la banane ? C'est pour la guenon ! ». Fin octobre, Anne-Sophie Leclere, une candidate FN aux municipales à Rethel dans les Ardennes, compare Taubira à un singe et assume : «A la limite, je préfère la voir dans un arbre après les branches que de la voir au gouvernement» affirme-t-elle. Cette semaine, Minute, un hebdo d'extrême droite consacre sa grande Une à Taubira : « Maligne comme un singe, Taubira retrouve la banane ». Comment interpréter une telle avalanche ? S’agit-il d’une recrudescence du racisme en Europe et plus particulièrement en France ? Et, quelle que soit la réponse à cette dernière question, comment peut-on interpréter aujourd’hui ce type particulier de racisme ?
Si l’on en croit Harry Roselmack, journaliste et personnalité noire de premier plan en hexagone, « La France raciste est de retour ». Quant à Gabriel Matzneff, écrivain français, « Le mot de racisme est un mot dur, et odieux. ». Il « ne doit être utilisé qu'avec précaution, et à des doses infinitésimales. ». Il lui préfère les mots ou expression « chauvinisme, xénophobie, esprit de clocher ». Une opposition nette donc, qu’il faut se garder de justifier par la couleur de peau des deux personnalités. Il existe en effet un fort clivage d’opinions sur le sujet. L’ancienne garde des Sceaux, Rachida Dati, assure que « la France n'est pas un pays raciste » et que « les Français sont beaucoup plus ouverts que ce que vous croyez. Ils veulent une classe politique qui ressemble à la France ». Il n’empêche que la presse européenne s’interroge : les Français seraient-ils devenus racistes ? A l’appui de cette perplexité, une revue des Unes d’une certaine presse française, qui de l’avis de tous se serait « lâchée » : Valeurs actuelles : « Roms, l’overdose » (illustré par un panneau de signalisation interdisant les caravanes) ou « Naturalisés, l’invasion qu’on cache » (montrant une Marianne arborant un niqab) ; le Point : « Cet islam sans gêne », « Le spectre islamiste », etc. ; L’Express : « Le vrai coût de l’immigration » ; Marianne : « Pourquoi l’islam fait peur »... Peut-on conclure ce petit développement avec The Observer ? Ce journal croit en effet constater que « Les préjugés manifestés ici soutiennent un héritage de racisme insidieux gaulois qui ne montre aucun signe de fin ». Et de conseiller à la « France de suivre l'exemple britannique d'une plus grande tolérance ».
Ce petit tour nous permet de faire un certain nombre de constats. Le premier, c’est que le racisme en France n’est pas exclusivement anti-noir. Ceci donne raison d’une certaine manière à Matzneff. C’est d’abord un phénomène de xénophobie. Deuxièmement, le racisme anti-noir a quelque chose de particulier : il recourt à une imagerie déjà « conventionnalisée » et qui a un caractère animalisant. Il fait donc presque toujours un clin d’œil à une certaine histoire que les théoriciens libéraux du XIXe siècle et au-delà ont contribué à façonner et dont les images semblent désormais gravées on dirait dans du marbre. Harry Roselmack a donc raison de dire que « C'est un héritage des temps anciens, une justification pour une domination suprême et criminelle : l'esclavage et la colonisation. ».
Mais justification n’est pas raison. Et nous ne sommes plus, heureusement et malheureusement selon, au XIXe siècle. Qui peut encore croire sérieusement aujourd’hui à la thèse de l’infériorité raciale ? Que le Nègre n’est qu’un singe ? Personne, même pas les adeptes les plus acharnés du racisme. Après les échecs d’une certaine science et les résultats d’une certaine autre, il est clair que personne ne peut prendre le risque aujourd’hui de passer pour un demeuré, au sens de personne restée figée dans une idiotie ou ignorance anachronique. C’est pourquoi aussi bien la Ligue du nord italienne que le FN français se sont dépêchés de condamner les dérives racistes ou racialistes de leurs responsables. Ils ont compris qu’il faut mieux se soustraire à un engrenage qui fonctionne comme une mécanique : image et contre-image dans une espèce de jeu de miroirs. Mais puisque je sais que tu sais que je n’ai rien d’un singe, même si tu fais semblant de le croire et le dis à haute voix, pourquoi cela me choque-t-il à ce point ?
« Me voilà ramené à ma condition nègre. », se plaint Harry Roselmack. Quelle condition ? ai-je envie de lui demander. La condition nègre ! Est-ce l’ancienne ou une nouvelle négritude ? L’ancienne ne faisait pas l’unanimité ; la nouvelle, le cas échéant, ne fera pas mieux. En écho à Roselmack, la réaction de Christiane Taubira : « Des propos qui dénient mon appartenance à l'espèce humaine », dit-elle. N’y a-t-il pas là une forme de démesure ? Prendre avec un tel sérieux des propos que le locuteur lui-même ne peut pas prendre au sérieux sans perdre la face, n’est-ce pas leur donner un début de consistance, de crédibilité ? Voyez plutôt la réaction – certainement honteuse si l’on regarde au fond de son incohérence – du Directeur de Minute : « Nous assumons cette Une, il n'y a rien à regretter. C’est un jeu de mot horrible, du mauvais goût à l'état pur. Mais c'est un comique bien français, on dit bien malin comme un singe ». Si ce registre-là est comique, il doit surtout faire rire jaune. Que peut-on éprouver pour un monsieur qui développe un si lamentable sens de l’humour ? Certainement pas un racisme anti-blanc, ni de la colère : de la pitié conviendrait parfaitement.
Il faut toutefois le souligner, devant ces dérives, en France, il y a d’abord eu comme un flottement avant que ne réagisse la classe politique. Il a fallu la Une de Minute pour lever le tabou du « politiquement correct ». Pourquoi ? Signe des temps ? Au XIXe siècle, le racisme fut une justification d’une entreprise d’animalisation dans une société prônant des valeurs chrétiennes mais déterminée à les violer pour des nécessités capitalistiques. Aujourd’hui, à l’heure des basculements qui se profilent à l’horizon, les grandes incertitudes laissent surgir des peurs incontrôlées. Le Noir n’est plus seulement le dieu des stades et des rings de boxe ; il n’est plus seulement le champion du basket ou de l’athlétisme ; il est de plus en plus professeur d’université, ministre de républiques naguère blanches sans mélange, et même président des Etats-Unis d’Amérique ! Il y a des gens qui comprennent que cela ne traduit ni la fin d’une infériorité ancienne, ni le début d’une supériorité nouvelle, mais simplement des aléas historiques. Il y en a d’autres qui y voient la remise en question d’un avantage acquis : le statut d’une supériorité historique qu’ils aspirent à conserver par tous les moyens. Et il y a également une catégorie d’imbéciles qui seraient bien en peine de dire pourquoi ils jouent aux petits racistes, et s’essaient à violenter des gens à qui ils ne reprochent rien de personnel.
Le racisme, il faut le dire, n’est rien d’autres qu’une réaction humaine, une réaction détestable quelle que puisse être sa justification. Une réaction d’attaque ou de défense, selon qu’elle émane d’un fort ou d’un faible. Dans un univers plus néo-darwinien que jamais, il est fort à craindre qu’une telle réaction soit de plus en plus libérée. Les armes dont celle-ci use sont variées. Une arme, quelle qu’elle soit, n’a pas besoin d’être vraie ou fausse : il suffit qu’elle soit efficace. Quand des adolescents font irruption dans un commerce avec des jouets en forme de pistolets et les braquent sur le gérant, il suffit que ce dernier les croie vrais pour céder à la panique et laisser vider sa caisse. A ce moment-là, ces jouets deviennent des armes aussi vraies que des vraies, parce que tout aussi efficaces. Ainsi en est-il des armes du racisme anti-noir à formes animalières. Ceux qui les utilisent, pour la plupart, savent qu’ils ne sont que des jouets, mais espèrent que ceux contre qui ils s’en servent vont les prendre pour des armes véritables. Ce n’est qu’à cette condition-là que celles-ci pourront commencer à produire leur effet.
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