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Le relativisme culturel : un remède efficace contre le choc des cultures ?

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Médias et civilisations, inédit.


« Toutes les cultures ne se valent pas », a récemment déclaré Claude Guéant le ministre français de l’intérieur, déchainant instantanément un concert de protestations de nos amis de la gauche, si soucieux de l’égalité humaine. On n’a même pas laissé le temps à notre « énergumène » de dire quelle culture pour lui vaut plus ou moins que les autres. Cela aurait permis ensuite de lui donner le temps de nous convaincre du bien-fondé de l’échelle de valeurs ainsi établie. Tant pis. Posons donc comme principe que M. Guéant a eu tort et réaffirmons le contraire : « Toutes les cultures se valent ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Que toutes les cultures ont quelle valeur ? Nulle ? Maximale ? Ont-elles toutes le même degré de perfection ou d’imperfection ? La force ou de la faiblesse des unes et des autres tiennent-elles à cette égalité de valeur ? Nous voici donc en plein relativisme culturel. Cela va nous faire un impressionnant troupeau de vaches sacrées ou sacralisées à paître, et espérons qu’il y aura suffisamment de place sur le pré pour chacune d’elles. Comment éviter les embouteillages et les empoignades ou plus simplement les chocs culturels, surtout dans un contexte de mondialisation effrénée ? En rendant un culte à chacune de nos vaches sacralisées ? En les envoyant toutes paître comme semble nous le proposer le philosophe Hervé Rigot-Muller [1] ?


Les cultures sont-elles, doivent-elles être des vaches sacrées ? Elles en ont en tout cas toujours eu l’ambition. La racine dont le mot « culture » est issu, « culte », permet de comprendre pourquoi chaque culture tend à s’ériger en un objet de culte. La culture dispose-t-elle pour autant des moyens d’une telle ambition ? Pour répondre à cette question, examinons la culture, non pas telle qu’elle veut se donner à voir dans ses déclinaisons particulières mais  telle qu’elle devrait être vue. Et nous verrons peut-être à quelles conditions sa prétention au sacré peut réellement se justifier.


Ralph Linton disait de la culture qu’elle est « le mode de vie d’une société ». Vivre, c’est penser, sentir, ressentir et agir. La culture est donc l’ensemble des modes de pensée, de sentir et ressentir, ainsi que d’agir et les résultats de ces actions, propres à chaque société. On oppose généralement la culture à la nature. Pour ceux qui croient à l’existence d’une force ordonnatrice derrière la mécanique de l’univers – voir Voltaire et tous les déistes – la nature révèle le mode de penser, de sentir et ressentir [2], et plus spécifiquement d’agir de cette force-là, peu important son nom. Quelle différence établir entre ces  deux plans, celui de la nature et celui de la culture ? C’est que l’un est essentiel et l’autre accessoire. La culture dépend à ce point de la nature que sans cette dernière, elle n’existerait tout simplement pas. Plus la nature est élevée, raffinée, intelligente, géniale, plus elle est productrice de culture. C’est une pure question de médias : soit le média est performant – Marshall Mc Luhan parle de haute définition – plus il est susceptible de « transporter » la pensée ou la sensibilité portées à leurs degrés les plus élevés sans lesquels il ne saurait y avoir de résultat spectaculaire [3] .


Le sacré, de son côté, est ce qui est digne d’un respect absolu parce qu’ayant le caractère d’une valeur absolue. Or qu’est-ce donc que l’essentiel si ce n’est l’absolu, ce qui existe de soi-même, sans une cause déterminée ? Et qu’est-ce que l’accessoire si ce n’est l’inessentiel, le relatif ? Sacraliser les cultures, c’est opérer une inversion des valeurs et, pendant que nous n’arrêtons pas d’interroger l’absolu de diverses manières (rationnellement ou émotionnellement), nous refuser le droit d’interroger le relatif qui pour le coup devient absolu. C’est en même temps confondre le mythe et la réalité. Dans Médias et civilisations, nous arrivons à cette conclusion que le mythe, comme parole humaine et malgré la volonté de la faire passer pour autre chose, ne doit pas se confondre avec la parole sacrée si toutefois celle-ci existe : « La parole initiale qui fit le monde n’était pas mythique : elle était action. La parole mythe vient après coup pour remonter aux origines du processus. Le mythe est donc une restitution. Le mythe sort le monde de son silence et en fait l’aboutissement d’une parole qui elle-même était le prolongement d’une pensée, d’un projet théoriquement absolument conscient » [4] .


A l’extrême inverse de la démarche évoquée ci-dessus, il y a ceux qui, comme M. Hervé Rigot-Muller, pensent qu’il faut sacrifier les cultures sur l’autel d’un universel qui est essentiellement une négation de la culture. D’emblée, il affirme que « L'interculturalité passera par une voix, et une voie, univoque : c'est l'Universel ». Cette position n’est en fait qu’une transition vers une solution définitive qui évacue purement et simplement la culture. Sous prétexte que « le culturel c'est le pathos, plaisir et déplaisir, et donc le divers »,  M. Hervé Rigot-Muller tranche sèchement : « Ce n'est pas en sommant des morceaux de culture, mais en les oubliant, que nous parlerons d'une voix homogène ». De quoi parlerions-nous alors ? A-t-on envie de lui demander. Des abstractions sans doute, puisque pour lui, « Le culturel, c'est le concret ; l'universel, l'abstrait ». J’imagine l’intérêt qu’il y aurait pour des hommes en quête d’universel à se dépouiller du concret pour pouvoir se retrouver dans  l’abstrait, c’est-à-dire dans le vide et le silence. Car comment échapper à la culture dès lors que l’on ose ouvrir la bouche ? Parce que la parole humaine, de par la nature même de l’être humain, est déjà un fait culturel, quel que soit le degré d’abstraction de celle-ci. En fait, d’une certaine manière, M. Hervé Rigot-Muller sait qu’il veut nous mener à l’impasse. L’exemple des droits de l’homme qu’il prend est très révélateur là-dessus : « Les Droits de l'Homme, dit-il, sont justes parce qu'ils sont une Idée avant d'être une Réalité ; la réalité est toujours historique et changeante (quelqu'en soient les domaines, on l'appelle la "mode"), l'Idée est pérenne sinon éternelle. Et c'est parce qu'ils sont une Idée qu'ils peuvent prétendre à l'Universel. On reproche souvent aux Droits de l'Homme d'être un "idéal", d'être mal appliqués, mais c'est là leur reprocher d'être justes ! Je dirais même que la vocation d'un "idéal", c'est de le rester ». C’est véritablement un drôle de guide que nous avons là. La faiblesse de cette analyse vient de la définition lacunaire que M. Hervé Rigot-Muller donne de la culture qu’il réduit au « pathos, plaisir et déplaisir ». S’il est sans aucun doute vrai que la raison comme concept est abstraite et commune à tous les humains, il faut néanmoins remarquer que sa forme autant que son intensité dépendent des outils indiscutablement humains que sont notre cerveau et les formes d’entrainement que ce dernier a subies. Ainsi, tant que la raison sera incarnée, ses produits/productions seront éminemment culturels.


Il est donc grand temps pour l’homme d’abandonner le rêve impossible d’atteindre, tout en restant humain, un universel dépouillé de toute particularité et susceptible de nous épargner l’effort de critique dans la tolérance des uns vis-à-vis des autres, l’effort de dialogue des cultures. Faire table rase de tout ce qui nous distingue et souvent nous oppose, quoi de plus pratique ? Ce serait véritablement fabuleux, surtout si en même temps nous pouvions demeurer nous-mêmes. Avoir le beurre et l’argent du beurre, comme l’on dit. Senghor, sans doute plus pragmatique, voyait dans la civilisation de l’universel non pas une sommation « des morceaux de culture », mais une assimilation, un métissage. Nous avons là un processus holistique qui s’oppose au processus de type mécanique que semble privilégier M. Hervé Rigot-Muller. Dans le métissage, même si le culturel est essentiel dans l’initiative, c’est la nature le devient dans les résultats. Il me semble que c’est là le seul type de compromis gagnant auquel l’être humain peut prétendre aujourd’hui.

 

1.    Cf. « Pour éviter le choc des cultures, quel universel ? » in Le Monde.fr du 14 mars 2012
2.    La mythologie chrétienne affirme qu’ « Il vit que tout cela était bon ».
3.    Dans le cas du démiurge chrétien, le degré d’esprit qu’il « transporte » est si élevé qu’il se produit une instantanéité entre sa parole et l’action. Il dit que la lumière soit et la lumière fut.  
4.    Médias et civilisations, inédit





19/03/2012
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