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Le syndicalisme a-t-il encore un avenir ?

Par Roger KAFFO FOKOU, Ecrivain et syndicaliste

 

La question paraît par elle-même provocante[1]. Car comment imaginer que l’on puisse penser et organiser les relations de travail en contexte démocratique libéral sans une représentation des travailleurs ? Et si cette représentation devait prendre une forme nouvelle, quelle serait celle-ci et serait-elle au moins aussi efficace que celle assurée depuis plus d’un siècle par les syndicats ? Ces questions sont indiscutablement d’une brûlante actualité.  

Nicolas Sarkozy, l’ancien président français, n’a jamais caché que pour lui, si la France est largement irréformable depuis longtemps, c’est d’abord la faute aux corps intermédiaires. Il rêve de pouvoir les désactiver par le referendum social, une arme de destruction syndicale massive. C’est toutefois sous le pouvoir socialiste de François Hollande – ces ultralibéraux de gauche pour utiliser le mot de Joseph Thouvenel, vice-président de la CFTC - que menace de se perpétrer l’un des plus grands attentats contre le code de travail français tel qu’on le connaît depuis un siècle, sous le prétexte que « Le code du travail n’est pas une vache sacrée», donc « ne doit pas devenir imperméable aux mutations de la société et du salariat». Pour désacraliser ce monstre, on a recours dans la France d’aujourd’hui à des monstres sacrés de la gauche, entre autres Robert Badinter que l’on considère comme la figure morale du socialisme ! En tout état de cause, comme l’affirme Jean-Claude Mailly de Force Ouvrière, il s’agit d’ « une tendance lourde qui prévaut en Europe depuis la crise de 2008».   

Dans ce débat crucial, de quel poids les syndicats pèsent-ils ? D’abord ils ne sont pas unanimes, régime qui ne contribue guère à améliorer leur poids. Face à une réforme nostalgique qui tente d’organiser une sorte de retour au contrat de gré à gré du XIXe siècle entre l’employeur et le salarié (on pense aux grèves des canuts de Lyon), devant une avancée galopante de la précarisation continue de la situation des travailleurs (au Royaume-Uni, les « contrats zéro heure » sans garantie horaire ni salaire minimal touchent déjà au moins 2,4% de la population active), et alors que, contre les avis des principaux syndicats, la proposition des patrons de l’usine automobile Smart, basée à Hambach, en Moselle, faite à leurs 800 employés de travailler 39 heures payées 37 a été approuvée à 56,1%, on a vu un patron de syndicat, Laurent Berger de la CFDT, renchérir sur la nécessité de réformer le code du travail. Et il sait très bien qu’en ce moment, réformer signifie surtout démanteler. Passera ou ne passera-t-elle pas ? La loi El Khomri française ne fait qu’indiquer une tendance appelée sans doute à s’accentuer au niveau mondial. Elle pourrait aboutir/aboutira à fragiliser d’avantage les syndicats en révélant un peu plus l’impuissance de ces derniers face aux évolutions des rapports sociaux[2], d’autant que dans le cas d’espèce  la pression des appareils politiques et des jeunes a jusqu’ici paru plus déterminante que celle des structures syndicales.

Alors, faut-il s’inquiéter de l’avenir du syndicalisme ? Eh bien, oui. Leur mission historique fut de défendre les droits des travailleurs. Aujourd’hui, l’on semble être passé, à reculons il faut le préciser, de la revendication des droits des travailleurs à celle plus délicate du droit au travail. Quelles marges cette évolution laisse-t-elle encore aux syndicats ?

Pour mémoire, rappelons qu’à l’origine le travail est majoritairement humain et appartient donc à l’individu. Il le choisit librement, l’exécute selon des règles qu’il établit lui-même en se conformant uniquement aux contraintes du contexte (climatiques par exemple pour l’agriculture). Et ce travail constitue la seule richesse de l’époque. Il l’est encore dans de nombreuses régions du monde où l’industrialisation a peu pénétré. Pour accaparer cette richesse, il va y avoir le recours à deux procédés. D’une part une double dépossession : celle du travailleur de la nue-propriété de sa personne et des droits annexes à cette propriété (les fruits de son travail entrent dans cette catégorie). Ce sera l’esclavage. D’autre part uniquement la dépossession des fruits de son travail : ce sera le servage. Pour obtenir ce résultat, on ne pouvait recourir qu’à la force. Aussi peut-on dire que ce sont l’esclavage et le servage qui ont inventé les monarchies/tyrannies, et donné le pouvoir aux hommes de guerre. Le travailleur est alors sans défense et le fruit de son labeur systématiquement spolié.

La ville (le bourg) sera le lieu d’un début de libération du travailleur de l’emprise des pouvoirs établis, hommes de guerre ou d’Eglise et consorts. Une libération qui se fait marginalement en faveur des travailleurs et majoritairement au profit des marchands. La ville permit en effet le développement d’un grand nombre d’activités artisanales exercées de façon libérale et échappant de ce fait à l’emprise des grands féodaux. Ces activités permirent à leur tour le développement des grandes foires, lieux d’échanges de biens et services variés. Une économie non rurale prit son essor et vit l’émergence d’une bourgeoisie non terrienne qui, s’organisant – les hanses – profita des divisions de l’aristocratie dominante. C’est l’époque des chartes.

Ce modèle servit d’exemple aux artisans qui à leur tour s’organisèrent en groupes d’intérêts et ceux-ci prirent les noms d’abord de corporations, puis avec la crise de celles-ci, de compagnonnages. Ces organisations ouvrières les plus anciennes – leur origine remonterait à l’Egypte ancienne – vont donc, à partir du bas Moyen âge, organiser l’encadrement du travailleur artisan et la défense de ses droits, et leur puissance va même leur permettre à certains moments de prendre le contrôle de villes qu’elles vont administrer. La société européenne de cette époque-là  met alors face à face quatre groupes de pouvoir : l’aristocratie, le clergé, les commerçants et les travailleurs dont la composante organisée est faite d’artisans réunis en corporations et compagnonnages. La richesse est jusque-là encore le travail humain et chaque groupe lutte pour en capter la plus importante fraction du produit. Les évolutions au sein de chaque groupe vont à la longue déterminer les rapports de pouvoir au sein d’une société qui évolue sans cesse.

Les marchands sont le groupe qui va le plus innover. Ils vont passer du commerce au capitalisme entre le XIIe-XIVe et le XVIIIe siècle. Pour cela, ils vont inventer la banque et l’industrie financière. Très vite ces innovations vont leur permettre de capter les énormes masses d’or que les empires portugais et espagnol ramènent d’Amériques centrale et latine ou des Indes orientales, et leur donner le monopole des capitaux. Ils vont en outre accentuer l’internationalisation des affaires : naissent alors les compagnies des Indes hollandaises, anglaises, françaises…lesquelles vont leur permettre d’accéder à une supranationalité synonyme d’indépendance des lois des Etats-nations. Détenant le monopole des capitaux, les nouveaux capitalistes purent financer la recherche scientifique et technique et réaliser un rêve, celui de modifier la nature-même du travail, programme que la révolution industrielle amorce dès le XIXe siècle. 

Pendant ce temps, les groupes de l’aristocratie et du clergé ne cessent de se décomposer, sous l’action adroite de la bourgeoisie. Celle-ci soutient, conseille et finance en effet la monarchie absolue (cf. le mercantilisme) et lui permet de triompher des féodaux et de l’Eglise (les Etats pontificaux sont dépecés et réduits à la portion congrue). Mais triomphant, la monarchie se retrouve isolée et fragile face aux autres forces en présence, les marchands et les travailleurs.  

Les travailleurs, enfermés dans leurs corporations et compagnonnages n’ont pas anticipé le passage de l’artisanat à l’industrie. Le travail se transforme donc et leur échappe, rendant caduques leurs anciens modes de défense/protection. Du jour au lendemain, ils passent du statut d’artisans protégés à celui d’ouvriers prolétarisés et à la merci des détenteurs de capitaux. Répondant à leur façon à l’appel de Karl Marx (prolétaires du monde entier, unissez-vous !), ils optent pour le syndicalisme. Grâce à ce nouvel instrument, au lendemain de la crise de 1929, les ouvriers réussissent à imposer l’Etat-providence synonyme d’entrée dans une espèce d’âge d’or du syndicalisme.  

Grâce au syndicalisme, s’habitua-t-on à penser, les travailleurs organisés avaient remporté une victoire historique significative sur le capital, et personne ne songea que le cours des choses pût être réversible à terme. Pourtant, une époque était en train de s’achever et bientôt les relations de travail n’allaient plus être ce qu’elles avaient été jusque-là.  

En effet, la mutation du travail commencée avec la révolution industrielle allait se poursuivre et s’accentuer. D’humain, le travail devint industriel et de plus en plus spécialisé. Avant, il était la propriété du travailleur. En s’industrialisant, il était devenu la propriété du capital, et conséquemment un bien comme un autre, susceptible d’une appropriation monopolistique. Et désormais, c’était au capital de décider de son contingentement, de sa localisation ou de sa délocalisation, de sa suppression ou substitution. Peu à peu, il se robotise, échappant ainsi toujours davantage à l’homme. Ces transformations rendent à terme l’arme la plus puissante des syndicats, la grève, de moins en moins efficace contre le capital, et d’une efficacité symbolique uniquement vis-à-vis du politique.

Comment les syndicats ont-ils réagi tout au long du XXe siècle à cette inexorable érosion de leur situation ? On peut répondre que leur réponse a été un conservatisme étonnant, lequel  résultait sans doute d’une absence de lucidité dans la lecture des acquis du passé. La voie syndicale à la fin du XIXe siècle avait surtout été un compromis politique avant d’être social : face au péril révolutionnaire qui menaçait d’emporter la démocratie libérale, le capital avait choisi de lâcher du lest et de s’accommoder, provisoirement, d’une solution réformiste. La guerre froide était venue par la suite conforter la nécessité de cette solution. En outre, avec la crise de 1929, le capital affaibli et aux abois avait cédé aux arguments de John Maynard Keynes, et l’Etat, de gendarme en avait profité pour devenir providence. Entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, on peut dire que ce n’est pas la force du syndicalisme qui avait affaibli le capital, c’est la faiblesse du capital qui avait rendu fort le syndicalisme. Pour parler comme De Gaulle, le capital avait perdu une bataille, il n’entendait pas perdre la guerre. Et cette bataille gagnée par le syndicalisme a malheureusement été plutôt mal gérée.

Il suffit de constater que face à l’internationalisation accélérée du capital ayant abouti à ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation ou globalisation, le syndicalisme est resté local/national, donc fragmenté. Tout au plus a-t-il tenté de mettre en œuvre une internationalisation a minima, qui s’est aussi révélée un échec. Les méga structures syndicales internationales se sont bureaucratisées, leurs moyens mis au service de fonctionnaires syndicaux – souvent inamovibles faute d’une véritable démocratie syndicale – plutôt que de servir à préparer les batailles futures. Pendant ce temps, le capital amassait son trésor de guerre. Pour couronner le tout, les structures syndicales ont été dévoyées dans leur fonctionnement même, adoptant pour leurs procédures les principes du marché. En rendant la démocratie syndicale censitaire, les travailleurs venaient de livrer leurs organisations indirectement au capital, lequel pouvait les manipuler à volonté.  Aujourd’hui, les centrales syndicales les plus puissantes au niveau mondial et qui décident des politiques syndicales mondiales sont celles qui paient le plus de cotisations : pas de one man one vote donc ! Ainsi, dans l’univers syndical international, une fracture s’est imposée entre les travailleurs capitalistes et les travailleurs prolétaires. Un prolétariat du prolétariat en somme : n’est-ce pas ironique ?

Entre temps et pendant que ces dérives avaient lieu, le capital avait retrouvé une nouvelle toute-puissance, que Francis Fukuyama a interprétée comme la fin de l’histoire. Celle-ci a ouvert une ère jalonnée par la chute et le démantèlement du soviétisme, la mutation du communisme chinois, et plus récemment l’hécatombe des populismes sud-américains. Une autre facette de cette toute-puissance est la mise en coupe réglée des Etats : d’Etats-providence, ils sont aujourd’hui des Etats-liges du capitalisme international. Désormais le capital ne craint plus de s’attaquer de front au syndicalisme et le fait avec un succès qui n’échappe pas aux travailleurs.

La toute-puissance relative du syndicalisme du XXe siècle avait au moins un mérite : elle justifiait le bien-fondé de la démocratie libérale qui est, tout compte fait, une forme de démocratie désactivée  dans laquelle le citoyen se repose pour la gestion de ses intérêts sur les corps intermédiaires et les appareils politiques, parce que ces derniers lui paraissent relativement efficaces. C’est un contexte propice à une politisation formelle des masses qui correspond à une dépolitisation de fond, laquelle s’exprime par une courbe toujours croissante de l’abstention aux élections. L’échec du syndicalisme couplé à la nouvelle impuissance des Etats va enclencher la spirale inverse, que préparent d’ores et déjà les mouvements citoyens comme l’altermondialisme, Occupy Wall Street, les indignés, nuits debout et j’en passe. Pour une fraction de plus en plus importante des opinions publiques, l’échec du réformisme va remettre en selle les solutions révolutionnaires. Il suffit de bien analyser les phénomènes Bernie Sanders et Donald Trump dans les primaires américaines, ainsi que la montée en puissance des populismes d’extrême-droite en Europe. Le cas récent de la Suède le témoigne à suffisance Comme nous pouvons le lire dans le Magazine du Monde du 11 mars 2016 mis à jour le 11 avril 2016, une enquête du très sérieux Pew Research Center il y a tout juste cinq ans révélait qu’aux Etats-Unis, 49% des 18-29 ans jugeaient positivement le terme « socialisme », contre 46% seulement pour « capitalisme ». Dans les années à venir, soit l’Etat démocratique libéral l’emportera, et dans ce cas il y aura besoin d’une nouvelle ère de compromis avec les travailleurs qui profitera au syndicalisme ; soit ce seront des dictatures militaires ou religieuses : le travail et le capital y perdront, le citoyen aussi.



[1] Surtout posée par quelqu’un qui non seulement est un leader syndical depuis plus d’une décennie mais a déjà consacrée plus de deux décennies de carrière au syndicalisme.

[2] Dans une enquête réalisée en ligne en France les 26 et 27 avril, auprès d'un échantillon de 1 000 personnes de 18 ans et plus, selon la méthode des quotas, seulement 28 % des personnes interrogées font confiance aux syndicats de salariés pour défendre leurs intérêts, contre 72 % d'un avis contraire. Chez les seuls salariés, la confiance dans les syndicats grimpe à 34 %, mais 66 % d'entre eux ne leur font pas confiance. (Le Point du 28 avril 2016)

 



25/04/2016
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