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Le syndicat: doit-il défendre le travailleur, le syndiqué, le militant, la corporation ou la société?

Il existe plusieurs types de syndicalismes : de métier ou d’industrie, de réformes, de révolution… mais aussi de collaboration et de contrôle. Les deux derniers types se situent aux extrêmes. Le syndicalisme révolutionnaire ne trouve rien bon à prendre dans le type de société qui existe à l’instant du diagnostic et veut tout raser pour y substituer autre chose, supposément meilleur. Le syndicalisme de contrôle, qui n’est pas un syndicalisme à proprement parler, se satisfait du statu quo et collabore avec le patronat et ses substituts en vue du conservatisme social. Le syndicalisme de métier est un pur matérialisme corporatiste cadenassé dans une usine. Le réformisme syndical quant à lui est prêt à transiger pour peu qu’il trouve la même disposition en face. Mais très souvent, cette disposition fait défaut pour des raisons que nous analyserons ultérieurement, et ce défaut n’est guère avare de conséquences.

 

Quand en effet la disposition à négocier manque au patronat (l’Etat-employeur est une des figures du patronat), les syndicalismes réformiste  ou même simplement d’industrie peuvent être présentés comme extrémistes, donc révolutionnaires. On dit alors qu’ils sont diabolisés. D’un autre côté, quand ils produisent peu ou pas assez des résultats attendus, peu en importent les raisons, les travailleurs prennent la mouche et peuvent aller jusqu’à les présenter comme collaborationnistes.

 

Le statut objectif d’un syndicat ne coïncide donc pas toujours avec la perception que l’on en a, dépendamment du point de vue de l’observateur.  Les syndicats camerounais ces dernières années ont souvent été pris dans cet étau et en ont terriblement pâti, aux dépens des travailleurs d’ailleurs, et à la satisfaction du patronat. Ces syndicats réalisent toujours en deçà des attentes des travailleurs, semble-t-il, et demandent toujours trop à l’employeur, à ce qu’il paraît. Un syndicat des travailleurs cependant ne devrait se soucier que du point de vue et des attentes des travailleurs, membres actuels ou potentiels. Qui sont-ils, ces travailleurs et ont-ils raison de tant attendre des syndicats ? Ce débat fait rage au SNAES depuis des années et divise, et oppose.

 

Les travailleurs sont la fraction la plus importante de la société. Parmi eux, il y a des syndiqués, en très petite proportion aujourd’hui, peut-être cela changera-t-il positivement demain ; parmi les syndiqués, il y a des militants qui en forment une petite proportion. Travailleurs, syndiqués et militants  font partie d’un corps de métier qui les rassemble par-delà ces sous-catégories, autour des mêmes intérêts de profession et de société. Ce que le syndicat obtient dans ses batailles, il le donne à parts égales au travailleur, au syndiqué, au militant (qui peuvent être la même personne mais pas toujours), à la profession, à la société. Mais tout n’est qu’échange sur le marché du travail. Et pour que l’échange ait lieu, il faut une monnaie d’échange (la monnaie syndicale) ayant cours, et la quantité de monnaie ici comme ailleurs détermine la quantité et la qualité de la contrepartie reçue. Quelle est la nature de la monnaie syndicale et comment le syndicat l’obtient-il ?

 

La monnaie syndicale s’appelle la « pression ». Donnez une quantité suffisante de « pression » au syndicat et il l’échangera contre ce que vous souhaitez avoir sur le marché du travail : de meilleures conditions de travail, de meilleurs salaires, etc. Qui dispose de cette monnaie dont le syndicat a tant besoin ? Ce ne sont naturellement pas les banques. A l’état virtuel, tout travailleur détient une certaine quantité de « pression ». C’est donc une immense réserve qui, déversée dans les caisses du syndicat, lui permettrait de disposer d’un véritable tsunami de « pression ».  Quel employeur y résisterait ? Aucun. Quel Etat y résisterait ? Aucun. Aussi, en prévision, les employeurs travaillent-ils à substituer aux travailleurs des robots plus dociles et fiables. A l’état réel, les syndiqués sont disposés à contribuer de la monnaie syndicale. Ils s’engagent donc à en décaisser à tout moment au bénéfice des caisses du syndicat, ce qui les rend plus dangereux pour les employeurs que les simples travailleurs. Dans notre pays, la proportion des syndiqués – une petite fraction des travailleurs – fait que, même si tous les syndiqués déboursaient la « pression » en leur possession dans les comptes du syndicat (les actions engagées), le syndicat n’aurait que des ressources d’échange fort limitées sur le marché du travail. Or les syndiqués généralement rechignent à remplir leurs engagements et seuls les militants paient effectivement, et ils ne sont, à leur tour et pour l’instant, qu’une petite fraction des syndiqués. C’est tout dire.

 

Les travailleurs veulent-ils de bonnes conditions de travail et de vie ? Qu’ils fournissent aux syndicats suffisamment de monnaie syndicale pour que ces derniers sur le marché du travail puissent être crédibles face au patronat détenteur desdites commodités. Comme l’on voit, jusqu’ici, nous n’avons pas parlé d’argent. On pourrait ne pas en parler du tout parce que pour les syndicats, quoiqu’on en pense et en dise, l’argent n’est qu’une valeur secondaire. Le syndicalisme n’est pas une affaire de riches, ni de pauvres : il ne s’agit pas de qui peut contribuer le plus ou le moins d’argent, il ne s’agit que de qui peut contribuer le plus ou le moins de « pression » aux actions du syndicat. Et cela, n’importe quel travailleur, pourvu qu’il se syndique et milite effectivement, peut le faire.

 

Alors imaginez qu’une monnaie, que chacun peut contribuer en quantité quasi illimitée, vienne à manquer au moment de l’échange alors que le bien visé intéresse tout les détenteurs de ladite monnaie, et que finalement l’échange ne puisse avoir lieu, ou alors, qu’on ne puisse obtenir qu’une toute petite quantité/qualité de biens, proportionnelle à la petite quantité de « pression » que quelques militants auront consenti à contribuer. A qui la faute et quelles conséquences en tirer ?

 

On peut commencer par l’hypothèse que c’est la faute au syndicat : il n’a peut-être pas su convaincre les travailleurs de se syndiquer puis de militer, en d’autres termes de devenir contributeurs de « pression ». Mais la « pression » a la particularité d’être une monnaie durable parce qu’infiniment renouvelable. On peut en contribuer des tonnes et en avoir encore des tonnes de réserve. Quel besoin a-t-on d’économiser un bien qui n’est pas rare, au prix d’un autre qui l’est justement ? Est-il logique et nécessaire de devoir convaincre quelqu’un de contribuer un bien inépuisable par nature pour obtenir un bien rare ? Si d’un point de vue rationnel la conviction n’est pas nécessaire ici, la faute du syndicat disparaît elle aussi.

 

C’est donc la faute du travailleur ? Sans doute mais quelle raison aurait-il de refuser de contribuer une monnaie non épuisable pour obtenir un bien rare qu’il convoite pourtant ? Supposons qu’il se trompe sur la monnaie et considère que l’on attend de lui de l’argent, une monnaie détenue par le patronat, lequel ne lui en donne que le peu susceptible de le maintenir en vie pour fournir le travail. On pourrait comprendre sa réticence. Il faut donc lui expliquer que son argent, il peut le garder pour son usage personnel, et que ce que le syndicat attend de lui comme monnaie, c’est de la « pression ». Si cette fois-là, ayant enfin compris, il refuse toujours de contribuer, qui pourrait encore arguer qu’il n’est pas responsable de l’état peu ou inconfortable de ses conditions de travail et de vie ? Il nous reste la corporation et la société.

 

Comme la société, la corporation est une abstraction, une personne morale. Les deux englobent en proportions variables les travailleurs, les syndiqués et les militants. Ce que ces deux entités morales attendent du syndicat est en tout ou en partie contenu dans les attentes de ces trois sous-groupes. Ce que le syndicat attend du travailleur, du syndiqué et du militant résume déjà ses attentes vis-à-vis de la corporation. Il n’a pas besoin de s’adresser à la corporation en tant que personne morale. On pourrait faire le même parallèle avec la société, dans la mesure où les intérêts de la corporation ne sauraient s’opposer à ceux de la société sans contrevenir à la morale et à l’éthique-même de ladite corporation.

 

Nous avons parlé plus haut d’un marché du travail, sur lequel le syndicat négocie et échange avec le patronat des biens désirés par les travailleurs contre des quantités de « pression » contribués par… ceux parmi les travailleurs qui veulent bien se syndiquer et militer. Ce marché, considérons-le comme un marché à un second niveau. Il existe un marché de premier niveau où le syndicat obtient de la monnaie syndicale nécessaire à ses transactions futures, contre des promesses de délivrer à terme des biens sollicités par les travailleurs, c’est-à-dire de bonnes conditions de travail et de vie. C’est donc un marché à terme, et qui par cette nature dépend de la confiance que le syndicat peut inspirer aux travailleurs. Et la disposition des travailleurs à confier leur « pression » au syndicat est fonction du positionnement dudit syndicat.

 

Le syndicat est-il collaborationniste ? Le degré de confiance des travailleurs envers lui peut baisser jusqu’à atteindre zéro et même tomber en-deçà. Est-il simplement corporatiste ? Réformiste, c’est-à-dire jusqu’à un certain point idéaliste ? Le degré de confiance va dépendre de sa capacité à convaincre du bien-fondé de ce positionnement et de son efficacité sur le marché du travail du second niveau. Si le syndicat se positionne comme révolutionnaire, il peut susciter un grand degré de confiance chez les travailleurs mais en même temps un très haut degré d’animosité chez le patronat. On ne peut cependant parler du positionnement du syndicat sans évoquer celui des travailleurs.

 

Le positionnement des travailleurs est fonction de leur mobilité sur le parcours travailleurs-syndiqués-militants. Au stade de simples travailleurs, le syndicat leur apparaît comme un mélange de menaces et d’opportunités. Ils ne sont pas prêts à investir la « pression » dont ils disposent pourtant en quantités illimitées dans le syndicat, de peur de s’exposer aux foudres du patronat, et considèrent cette abstention comme un investissement dans leur carrière auprès du même patronat. L’abstention de contribuer de la monnaie syndicale est donc ici perçue comme une monnaie ayant cours auprès du patronat. Dans le même temps, ils attendent et même exigent souvent beaucoup du syndicat, paradoxalement. Le tableau étant ainsi présenté, quelles conséquences peut-on tirer de ces positionnements pour l’action syndicale ?

 

De façon simple et suivant en cela le principe de causalité qui est au cœur de la rationalité pure, on peut affirmer que la logique du marché de l’échange implique et impose que le syndicat ne doive répartir les fruits de ses transactions qu’à ceux qui ont investi dans la transaction à terme. Cette lecture s’oppose malheureusement au principe de réalité : tout ce que le syndicat obtient sur le marché du travail à l’issue des transactions avec le patronat automatiquement se répartit également entre tous les travailleurs, syndiqués ou pas, militants ou pas. Mais ces travailleurs pour lesquels le syndicat travaille bon gré mal gré, ce ne sont que des travailleurs abstraits. Quand en 2012 les syndicats d’enseignants camerounais ont obtenu 10 000FCFA et 15 000Fcfa de primes de documentation et de recherche pour les travailleurs de l’enseignement de base et du secondaire, ceux qui étaient non syndiqués ont reçu le même montant que ceux qui l’étaient, et les deux groupes ont reçu le même montant que les militants qui, seuls, avaient suivi le mot d’ordre de grève, donc contribué un certain montant de « pression ». Il faut préciser que l’objectif initial fixé pour la transaction était de 35 000Fcfa et 50 000Fcfa. En raison de la contribution insuffisante des travailleurs, les syndicats n’avaient pu décrocher qu’une proportion modeste du bien escompté, soit 10 000Fcfa et 15 000Fcfa. Mais les intérêts des travailleurs ne sont pas seulement collectifs, ils sont aussi individuels. Face à ce second type d’intérêts, comment le syndicat est-il appelé à réagir ?

 

C’est ici que les opinions divergent. Pour certains, le syndicat doit s’investir pour les intérêts individuels de tous les travailleurs, syndiqués ou pas, militants ou pas. Pour les tenants de cette position, il s’agit d’un investissement spéculatif pouvant procurer à terme les contributions de ces travailleurs pour approvisionner le compte du syndicat en monnaie syndicale. Mais les transactions à terme ont besoin de certaines garanties et dans ce cas précis, il n’y en a généralement pas. Ils s’apparentent donc à des sortes d’investissements à fonds perdus. En plus, le syndicat ne dispose guère de la monnaie syndicale nécessaire pour effectuer efficacement ce type de transaction, dans la mesure où sur le marché du travail de second niveau, le patronat n’accorde pas de crédit, ni les paiements à échéances.

 

Pour d’autres, le syndicat ne doit s’investir que pour les travailleurs contribuant effectivement de la monnaie syndicale : ceci exclut donc les travailleurs non syndiqués et même les syndiqués non militants. Cette approche, ils la justifient par le fait que le syndicat utilise déjà de la monnaie syndicale contribuée par les seuls militants pour obtenir des biens collectifs répartis ensuite à tous. A ce stade, les contributeurs (les militants) sont déjà une première fois lésés : la modicité de l’enveloppe transactionnelle a induit une très faible quantité/qualité de la contrepartie escomptée, et pour ceux qui n’ont rien contribué, la part qu’ils reçoivent est du bénéfice net. En étendant également la défense des intérêts individuels à tout le monde, on réduit également le coefficient d’attention à accorder aux problèmes des contributeurs, une fois de plus au bénéfice net des non contributeurs : double injustice donc. Pendant que les militants n’ont pas le beurre de leur argent, les autres (simples travailleurs et syndiqués non militants) ont le beurre et l’argent du beurre, et deux fois plutôt qu’une. Ce qui choque au finish, ce n’est pas qu’ils aient en plus du beurre leur argent, c’est que cet argent, ils l’ont en quantité non épuisable, et qu’ils ne risquaient nullement de tomber à court de monnaie syndicale (« pression ») en contribuant au même titre que les autres.

 

Qui ou que doit finalement défendre le syndicat ? Pour les intérêts collectifs, le syndicat n’a pas d’autres choix que de défendre tous les travailleurs, qu’ils soient syndiqués ou non, militants ou non. Les intérêts collectifs sont le domaine par excellence où l’on récolte là où l’on n’a pas forcément semé, là où l’on a même refusé de semer, là où les autres ont semé. C’est le domaine dans lequel la resquille est non seulement possible, impunie, mais inévitable. Ce n’est pas pour autant que celle-ci cesse d’être immorale. Elle ne sera jamais considérée comme un droit, pas même une tolérance. Tout au plus peut-on considérer la défense des intérêts collectifs comme un humanisme pur et désincarné. Il en est autrement des intérêts individuels de chacun, de personnes clairement identifiées : leur défense rentre dans un cadre contractuel, de fait ou de droit. Soit on souscrit à ce contrat et cela nous habilite à en revendiquer l’exécution, soit on s’en soustrait et cela nous en déshabilite, et ce d’autant plus radicalement que la monnaie de paiement ne nous faisant point défaut, notre refus de contracter ne peut plus alors s’interpréter que comme un acte souverain.

 

Roger Kaffo Fokou

 



15/12/2020
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