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LEÇONS D’UNE CRISE ECONOMIQUE : quelles issues pour les travailleurs et leurs organisations syndicales ?

Par Roger KAFFO FOKOU auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l'Harmattan, 2011

 

Dans un article paru dans Le Monde du 15 novembre 2011 et intitulé « Les syndicats et le défi de la rigueur »,  Michel Noblecourt (Editorialiste) dresse un tableau peu réjouissant de la situation des syndicats français pris dans la tourmente de la crise actuelle et face à l’avalanche des plans d’austérité que le marché pousse les gouvernements à adopter à un rythme qui commence à donner le tournis. Ces mesures sont-elles un chemin obligé ? N’y a-t-il pas d’autres voies ? Pour Force Ouvrière, cette austérité « sape les principes républicains et les droits sociaux » ; pour Bernard Thibault, le secrétaire général de la CGT, il s’agit d’une « injustice sociale » ; son homologue de la CFDT, François Chérèque, fustige « un saupoudrage en dessous des enjeux et des mesures injustes ». En résumé, les syndicats ne veulent pas de cette austérité-là. Comment vont-ils s’y prendre pour y faire échec ? C’est la quadrature du cercle : « Une journée de grève, c'est hors de portée », reconnaît courageusement Marcel Grignard, numéro deux de la CFDT. M. Thibault de la CGT évite comme il peut le mot « grève » et préfère parler « d’une journée de mobilisation interprofessionnelle ». Comme  on s’en aperçoit, les syndicats français font de plus en plus face aux vertiges de l’impuissance. Ce que l’éditorialiste du Monde résume fort bien en disant que « Les syndicats cherchent surtout une forme d'action innovante qui ne consiste pas à organiser une énième journée d'action, vouée à l'échec ».  Il n’y a pas très longtemps, ce genre de situation ne concernait que les syndicats du Sud, et leurs collègues du Nord trouvaient qu’il était la conséquence de déficits multiples : de formation, d’organisation, d’engagement… Pour y pallier, les collègues du Nord finançaient pour ceux du Sud quelques séminaires, au cours desquels on leur faisait la leçon. Personne n’était prêt à regarder les choses en face, et à mettre au jour des logiques structurelles qui exigent des mesures à la hauteur des enjeux et non, pour reprendre M. François Chérèque, « un saupoudrage en-dessous des enjeux ». La crise actuelle, parce qu’elle est en train d’uniformiser les contextes, pourrait aider tout le monde à y voir plus clair, et peut-être à dégager des éléments de consensus.

 

Marasme syndical dans les pays du Nord: une situation prévisible

La situation syndicale des travailleurs du Nord, qui s’est pour ainsi dire transfigurée au sortir de la deuxième guerre mondiale, est certainement le résultat des luttes sociales de la fin du XIXè siècle mais également et, pourquoi pas surtout, d’un compromis historique. Dans Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, nous le disions déjà : « Nous avons vu comment, dès la fin du XIXè siècle et de manière plus conséquente au lendemain de la seconde guerre mondiale, le capitalisme occidental négocie un compromis avec le monde du travail pour sauvegarder la paix sociale nécessaire à la prospérité des affaires »[1]. La deuxième guerre mondiale permet en effet au capitalisme de prendre conscience du risque que lui fait courir son égoïsme face aux populismes de gauche comme de droite : « La spéculation, résultat de la cupidité marchande, bascule l’économie libérale dans la crise : entre 1929 et 1932, le nombre de chômeurs passe de 10 millions à plus 30 millions, entraînant un marasme social général, et celui-ci favorise la montée des extrémismes politiques qui prennent le pouvoir en Italie et en Allemagne. En sortant de la seconde guerre mondiale, la société libérale comprend que son égoïsme a failli lui coûter son existence et accepte le compromis avec le monde du travail. L’Etat-providence est mis en place et les droits-créances négociés sous son égide: revenu minimum garanti, droit à la vie avec les allocations de chômage, allocations familiales ; la sécurité sociale qui entraîne l’accès de tous à une médecine de qualité et le droit aux remboursements des frais pharmaceutiques ; le droit au loisir à travers la diminution du temps de travail et l’institution des congés payés ; le droit à la jouissance des biens culturels avec l’école obligatoire jusqu’à 16 ans. Il est significatif que le fordisme, déclenché aux Etats-Unis dès 1913, rencontre des résistances et ne peut se généraliser qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale »[2]. Les 30 glorieuses vont cimenter définitivement cet édifice social. Définitivement ? C’est ce qu’il était apparu jusqu’au déclenchement de la crise de 2007-2008. C’était faire trop bon compte des conditions dans lesquelles ce compromis avait été négocié.

 

En effet, les conditions-mêmes de la négociation et de la mise en œuvre de ce compromis permettaient de comprendre que celui-ci ne pouvait en aucun cas être considéré comme définitif. Comme tout compromis, il avait un prix et il fallait que quelqu’un le payât. L’Etat-providence des 30 glorieuses est assis sur l’impérialisme, puis le néo-impérialisme. En structurant l’espace mondialisé en Nord riche et Sud misérable, en un centre qui surexploite la périphérie pour se bâtir et prospérer, la mondialisation avait permis de mettre en œuvre au profit des citoyens/travailleurs du Nord des Etats-providences qui ont fait les affaires de leurs syndicats: « L’une des conséquences néfastes de la mondialisation est d’avoir permis à une petite fraction de l’humanité de s’emparer de l’essentiel de la richesse planétaire pour négocier la paix sociale chez elle, y finançant y compris le superflu et donc le gaspillage, alors que la misère et la famine embrasent le reste de l’humanité. Il suffit de réfléchir que 78% des investissements directs étrangers vont à 10 pays seulement. Cette situation, longtemps favorable aux travailleurs du nord, commence à se détériorer »[3]. Une telle situation ne pouvait durer qu’autant que durait l’injuste répartition des cartes héritée des impérialismes et entretenue au-delà grâce à la guerre froide. La chute du mur de Berlin marque ainsi décidément une frontière entre deux époques et deux mondes. Dès 2008, il apparaît clairement que les données ont radicalement changé et que sans doute pour longtemps il va falloir se faire à autre chose.

 

La crise des « subprimes » aura été brève mais profonde : « Cette brève saison d’enfer où l’on a vu le chômage atteindre des sommets vertigineux est venue couronner une période de montée de l’insécurité sociale ayant généré une violence désormais endémique dans les banlieues des villes du Nord. Violence et séquestration des chefs d’entreprises, agression physique sur des hommes d’Etat, résurgence des mouvements d’extrême-droite comme les néonazis, tout porte à croire que, au fur et à mesure qu’une nouvelle répartition des richesses mondiales se fait au détriment des pays de l’ancien G7, les conditions de la rupture du compromis entre le capital et le travail dans les pays du Nord se mettent en place »[4]. Cette crise sera certainement surmontée avec le temps. Il est toutefois difficile, en l’état actuel des choses, de prévoir la durée exacte qu’il y faudra. Quoiqu’il en soit, au-delà de celle-ci, la situation syndicale des actuels pays du Nord ne sera probablement jamais plus la même. Toutefois, ce que celle-ci sera dépend des stratégies qui vont être adoptées en ce moment de crise. C’est pourquoi il convient dès aujourd’hui de réfléchir, comme le dit si bien Michel Noblecourt, à des formes d’action innovantes.

 

Protéger le monde du travail : un impératif, donner la parole à l’innovation

La première cause du marasme syndical qui contamine actuellement et progressivement les syndicats des pays du Nord tient à l’abandon d’une valeur fondatrice du mouvement ouvrier de 1864 : la solidarité internationale. Et cet abandon, au regard de l’évolution de la situation des relations de travail depuis le XIXè siècle, constitue une faute stratégique qui ne pardonne pas.

« Le mouvement ouvrier, dès le départ, disions-nous, adopte un programme international. Cette position universaliste est en même temps idéaliste dans la mesure où elle marque la volonté du monde du travail occidental en avance sur les travailleurs du reste de la planète de transcender les particularismes à une époque où se réveillent les nationalités en Europe et où le colonialisme se justifie à l’aide d’un discours violemment raciste. Transcendant en effet les nationalités, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) plus connue comme Ière Internationale se choisit dès le départ une base transnationale. Elle réunit à Londres en 1864 des Britanniques, des Allemands, des Français, des Italiens, des Suisses, des Espagnols. Pour cette association, le travailleur, fût-il anglais, français ou indien, blanc, noir ou jaune, est avant tout un exploité. Cette communauté de destin est plus forte que tous les autres clivages et leur impose de s’unir contre l’adversaire commun : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. », exhortent Marx et Engels dans Le Manifeste du parti communiste. Cet élan généreux des travailleurs occidentaux à la fin du XIXè siècle est exactement ce qu’il faut, théoriquement. Parce que l’adversaire que le monde du travail affronte agit sur un plan international et dispose des relais dans le monde entier »[5].

 

La stratégie ci-dessus décrite reste vraie aujourd’hui. Alors que le capital est plus globalisé et organisé que jamais, le monde du travail s’est atomisé. Face au Medef en France, que de syndicats ! Et face au capitalisme mondialisé, internationalisé et transnationalisé, les syndicats ont conservé une assise nationale et, dans le cadre de leurs organisations à l’échelle mondiale, se battent pour constituer et conserver de petits privilèges au lieu de s’entraider pour être forts partout. Et partout où les syndicats sont faibles, les capitaines d’industrie et de finance délocalisent leurs activités et créent les conditions de faire chanter les ouvriers des zones où les syndicats sont forts. On dit que chaque chaîne n’a que la force de son maillon le plus faible. Tant qu’il y aura des syndicats de pauvres laminés par la misère et incapables d’affronter le capital dans leur espace vital, et des syndicats de riches jouant avec condescendance des privilèges d’aînés sociaux, le monde syndical dans son ensemble continuera de s’affaiblir partout, comme c’est le cas aujourd’hui y compris dans les pays du Nord.

 

La seconde cause du marasme actuel est le caractère obsolète des idées et des solutions du XIXè siècle que le XXè siècle a définitivement usées. Dans la Voix de l’Enseignant spécial N°001 d’août-sept 2010 nous parlions d’une répartition caricaturale des rôles entre les hommes politiques et les  acteurs syndicaux au sortir du XIXè siècle : « Une répartition des rôles qui accorde aux uns l’avantage de l’action et confine les autres aux hasards de la réaction ; qui donne aux uns le pouvoir de décision et aux autres les inconvénients de la revendication et de la protestation ; aux uns la position prestigieuse de ceux qui donnent, et aux autres celle, humiliante, de ceux qui quémandent ».

 

Ce schéma, élaboré et mis en place par les penseurs libéraux du XIXè siècle, permettait de borner l’imaginaire politique pour mieux théoriser la fin de l’histoire. Il attribuait à l’hégémonie marchande au pouvoir le beau rôle et aux porte-parole des travailleurs le méchant rôle d’emmerdeurs publics, d’empêcheurs de vaquer à ses occupations, d’éternels insatisfaits prêts à saboter la belle machinerie sociale pour exiger la satisfaction de quelque lubie.

 

L’alternative de l’époque, extrémiste et peut-être au fond irréalisable en l’état, consistait en la révolution prolétarienne en vue d’instaurer une hypothétique dictature du prolétariat. Ce qui était apparu comme un compromis n’était finalement qu’une stratégie marchande pour gagner du temps et, d’une part, terrasser l’adversaire socialiste afin d’installer la dictature du capital dans l’espace mondialisé. L’avantage des marchands, c’est qu’ils ont toujours songé à la dictature du capital mais qu’ils se sont soigneusement gardés d’en faire un thème explicite de leur programme d’action.

 

La chute du communisme soviétique et la montée du capitalisme en Chine ont conforté les marchands dans l’idée que le moment était sans doute venu de prendre en main personnellement le destin du monde. Pour mettre en œuvre ce programme, il leur suffit de payer la complicité des forces armées et de l’ordre – cela se voit à Wall Street et ailleurs depuis le déclenchement du mouvement des indignés et la mise en place de la contre-offensive de l’establishment - , de prendre en main le pouvoir, pour constituer une nouvelle aristocratie ayant à son service un monde du travail peuplé d’esclaves volontaires (Lire l’article « Vers un monde de plus en plus libéral : à bas l’esclavage, vive l’asservissement volontaire de masse » sur http//demainlafrik.blog4ever.com). Il suffit d’observer ce qui se passe en Europe aujourd’hui : deux banquiers viennent de prendre le pouvoir l’un en Grèce l’autre en Italie, sous la pression des marchés, et il y a des raisons de penser que si le test est concluant, ils ne seront pas les derniers.

 

Le temps est-il à nouveau venu pour les marchands de prendre le pouvoir et de le gérer directement ? Ils l’ont déjà fait à plusieurs occasions dans le passé, nous allons en citer deux : dans la Grèce antique sous Solon, et plus proche de nous dans l’Europe de la fin du Moyen Âge dans le cadre de la Ligue hanséatique. Des expériences qui ont montré que chaque fois qu’ils ont le pouvoir, les marchands n’aspirent qu’à se faire anoblir. L’aristocratie est par définition anti-démocratique, comme les marchés. Contrairement aux marchés cependant, elle a un sens de l’idéal et peut en vivre et en mourir. Le marché ne croit qu’à la force brute, aveugle de la nature. Les expériences évoquées ci-dessus de gouvernement du marché ont toujours fini dans la dictature parce que pour les marchands, la démocratie n’a jamais été un idéal, tout au plus un outil de conquête du pouvoir. Un outil que l’on met aisément de côté lorsque l’objectif est atteint.

Déjà s’amorce le virage vers la dictature du marché, ce que Jacques Attali appelle l’hyperempire : « Vers 2025, sous le poids des exigences du marché et grâce à de nouveaux moyens technologiques, l’ordre du monde s’unifiera autour d’un marché devenu planétaire, sans Etat. Commencera ce que je nommerai l’hyperempire, déconstruisant les services publics, puis la démocratie, puis les Etats et les nations mêmes »[6]. Le moment est sans doute venu pour les marchands de se débarrasser des oripeaux de la démocratie pour instaurer l’hypermempire. Ce qui n’a pas réussi par le passé pourra-t-il réussir cette fois-ci ? Cela dépendra de l’attitude du monde du travail.

 

Si les travailleurs restent dans la rue pendant que les décisions se prennent dans les parlements, ils se réveilleront trop tard. C’est malheureusement exactement le programme actuel des syndicalistes français, comme nous l’apprend Le Monde du 15 novembre 2011 : « L'idée chemine, comme le suggère la CFDT, de s’adresser aux élus. M. Thibault a proposé de "prendre comme cible le Parlement", au moment où il débat des budgets de l'Etat et de la Sécurité sociale, avec "une initiative de masse en direction de l'Assemblée nationale ». Les Grecs ont déjà expérimenté cette solution ; ils ont fini avec Lucas Papadémos. Qui peut parier que les français auraient plus de chance ?

 

Pourquoi demander aux autres de décider pour soi dans un cadre que l’on pourrait rejoindre et y défendre soi-même ses intérêts ? Ne dit-on pas que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ? Les travailleurs doivent désormais se battre pour être admis dans les parlements en tant que travailleurs afin d’y défendre leurs intérêts (Ils sont déjà admis, marginalement, dans les conseils d’administration des industries qui les emploient et les exploitent la plupart du temps). Ce ne sera d’ailleurs pas la première fois que cela arriverait dans l’histoire. Au parlement anglais et ce depuis le Moyen Âge, ils y ont toujours été représentés ; aux Etats-généraux sous l’Ancien régime en France, le tiers-état élisait et envoyait siéger ses représentants. S’il y a une voie qui mène aujourd’hui vers l’approfondissement de l’idéal démocratique, c’est bien celle-là. Elle peut permettre de sortir de l’impasse le monde du travail et donner ses chances au projet démocratique désormais en danger dans l’espace mondialisé. Une chance qui sera fondée sur la prise en compte équilibrée des deux piliers qui sont normalement les socles d’une démocratie véritable, la liberté et l’égalité. Jacques Attali parle lui d’hyperdémocratie, utopie qu’il définit comme un état d’équilibre entre le marché et la démocratie.



[1] Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, L’Harmattan, p. 230

[2] Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, L’Harmattan, p. 231

[3] Ibid. p.232 

[4] Ibid. p.232-233

[5] Op. cit. p.196-197

[6] J. Attali, Une brève histoire de l’avenir, Fayard, P. 242



19/11/2011
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