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« L’Egypte nègre n’est-elle qu’un mythe » ? Une lecture critique de la thèse de l’écrivain et chercheur français Tidiane N’diaye.

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, Paris, L’Harmattan, 2011.  

L’Egypte ancienne était-elle nègre ou pas ? Cheikh Anta Diop a répondu par l’affirmative à cette question. Pas toujours de manière convaincante pour tous, cela peut se comprendre. Ses adversaires les plus acharnés en ont profité pour récuser son statut d’homme de science et de chercheur, pour lui coller un statut de militant afrocentriste. Comme pour dire que l’archéologie en particulier et l’histoire en général sont des sciences exactes, ou pures si l’on préfère, nettement séparables de l’idéologie et de toute subjectivité. Laissons ce débat aux spécialistes de cette noble discipline. En lisant cette énième démonstration des « errements » de Cheikh Anta Diop cuisinée sous la plume de Tidiane N’diaye, Sénégalais d’origine et Français de nationalité, j’en arrive à me demander de quel côté se trouve véritablement l’idéologie sur la question tant controversée de la filiation de l’Egypte ancienne. Tidiane N’diaye échoue en effet à emporter la conviction de son lecteur, malgré son analyse et sa démonstration, qu’il veut pourtant scientifiques et aux antipodes de l’idéologie. Comment et pourquoi ? Nous allons essayer de le démontrer par une lecture collée à son texte.

Premièrement, il est important de situer Tidiane N’diaye pour mieux appréhender sa position. L’énonciation, comme l’on sait, informe profondément la plupart des textes y compris ceux qui se veulent purement scientifiques. Cette précaution est d’autant importante que l’auteur de l’analyse qui nous intéresse entretient volontairement le flou sur cette question, son nom opérant comme un loup derrière lequel il se meut en une presque invisibilité. En se présentant avec une emphase que j’hésite à qualifier de suspecte comme un « cadet » de Cheikh Anta Diop, il veut se positionner en Africain (et peut-être surtout en Sénégalais ?). L’implication d’une telle position, d’un point de vue africain, suppose la reconnaissance du droit d’aînesse de Cheikh Anta Diop et l’assomption du respect qui en découle. Mais le respect n’emporte pas abdication de l’esprit critique, va-t-on me rétorquer. Je n’en disconviens pas, mais l’esprit critique, associé à une tendance au sarcasme plaide difficilement pour le respect. Ainsi, lorsque le professeur Tidiane N’diaye parle « d’une confusion habile dans la thèse de Cheikh Anta Diop », on n’est pas loin d’une attaque ad hominem. Car en quoi consiste cette « habileté » ? Une preuve établie de la mauvaise foi d’Anta Diop ? Et lorsque Tidiane N’diaye franchit le pas et affirme que « De nos jours avec le recul, il ne peut échapper à personne, que si Cheikh Anta Diop avait quelques fois choisi une démarche mêlant recherches scientifiques, idéologie voire approche militante ou politique, ce sont les circonstances qui l'y avaient forcément obligé. », on comprend, au-delà de cette magnanime compréhension, qu’il n’accorde même pas à Cheikh Anta Diop la circonstance atténuante de la bonne foi. Pour lui, Anta Diop n’était qu’un « habile » tricheur, pas un homme de science. Quid de lui-même ?

Le professeur Tidiane N’diaye dont le propos nous apparaît essentiellement subjectif même sur des questions principales et non secondaires de son propos, surprend après cette critique furieuse d’Anta Diop. Il parle curieusement de « ma vision personnelle » plutôt que de science, et semble assumer ainsi d’emblée sa subjectivité. Cela ne va pas l’empêcher par la suite de proposer cette subjectivité inaugurale à son lecteur comme résultant d’une conviction scientifique. Et ce va-et-vient constant entre la subjectivité et l’affirmation de type scientifique finit par créer une profonde confusion chez le lecteur attentif.  

Présentant le peuplement originel de l’Egypte, question centrale de son propos, le professeur Tidiane N’diaye utilise une forme dubitative prononcée: « Le groupe le plus important semble être celui des Protoberbères, proches des Sémites actuels… », forme qui étonne au regard de ses convictions par ailleurs affirmées catégoriquement : « Les types égyptiens anciens et modernes présentent une unité remarquable ; la ressemblance avec les Berbères prouve "non une filiation, mais une communauté d'origine" » . Cette proximité actuelle invoquée pour justifier une thèse portant sur une époque vieille de plus de 5000 ans (ces protoberbères se situent au début du peuplement de l’Egypte antique) n’est-elle pas surprenante d’un point de vue scientifique ? Malgré tout, le doute n’est jamais bien loin. Ainsi en est-il de ce « étaient probablement originaires déjà du Croissant Fertile. » dont il use pour parler d’autres populations non négro-africaines supposément venues se mélanger aux berbères. Le cœur du sujet est donc essentiellement cousu de doute, et le propos de l’historien tissé de subjectivité.

Dans cette sortie critique, Tidiane N’diaye se présente-t-il comme un Africain avec possibilité d’apparaître comme un africaniste ? Parce que, je crois, il est tout à fait possible d’être africaniste sans être afrocentriste ni même Africain. La réponse, définitivement, est « non ». Instinctivement, il se comporte comme un Français, ainsi qu’on peut le voir dans cette phrase parlant de Schœlcher où il assume, probablement dans une sorte de reflexe, que l’Assemblée Nationale se comprend forcément comme Assemblée Nationale française, ce qui ne peut se vérifier qu’entre Français : « « Victor Schœlcher, lors de la séance à l'assemblée nationale qui avait pour but l'abolition de l'esclavage reconnaissait lui-même… ». Et puis, lorsque Hérodote s’extasie hyperboliquement sur les Nubiens, cela semble le gêner, on se demande pourquoi : « Ce qui inspira à Hérodote, cette remarque sans doute exagérée : "C'est ici que les hommes y sont les plus grands, les plus beaux, et vivent le plus longtemps." ». N’ayant pas vécu à l’époque d’Hérodote, ne pouvant par conséquent apprécier par expérience le degré de vérité de cette affirmation, il semble peu qualifié pour l’évaluer, mais n’hésite pas à le faire. Le nom de notre critique n’est finalement qu’un masque commode, qu’il porte pour donner une certaine caution africaniste à un propos qui en plus se pare des atours de la science pour forcer la conviction des lecteurs.

Avons-nous des raisons de penser que le propos du professeur Tidiane N’diaye n’est qu’habilement scientifique dans le fond ? Il suffit d’examiner les arguments que propose le chercheur à l’appui de son parti pris. Trois types d’arguments sont successivement développés : ils sont tirés de l’ADN, de la civilisation et de la géographie. Pas un seul de ces arguments n’arrive à convaincre un lecteur attentif.  

Prenons l’argument tiré de l’ADN. « Des études sur les populations du Nord de l'Afrique (particulièrement maghrébines) et de l'Égypte plus avancée vers le Proche-Orient, révèlent des traces "négroïdes" persistantes dans leur patrimoine génétique. ». S’agit-il d’études anciennes ou actuelles ? Avec une différence d’au moins 25 siècles, dans un espace d’une instabilité de peuplement chronique, que peuvent bien prouver de telles études sinon ce que le chercheur cherche à prouver ? On est donc peu étonné lorsque de ces études jaillit le joker du déséquilibre « saisissant » entre les lignées matrilinéaires subsahariennes et les lignées patrilinéaires : « Mais le déséquilibre saisissant entre les lignées matrilinéaires subsahariennes (25 %) et les lignées patrilinéaires (40 %), démontrent à l'évidence que la presque totalité de ces croisements, impliquait des hommes de type sémite avec des femmes noires et non des pharaons ou notables noirs avec des femmes sémites. ». Pas une seule fois cette persistance de l’ADN négro-africain, sur une si longue durée, malgré les bouleversements, ne surprend le critique qui, le cas échéant, aurait pu s’interroger avec profit sur ce qu’auraient pu être ces proportions 2500 ans plus tôt. Il conclut d’ailleurs ce constat avec un simplisme exemplaire : « Donc tout cela ne prouve rien d'autre, qu'un certain degré de métissage. » Quel degré ? Il se garde bien de s’aventurer sur ce terrain potentiellement glissant. Et d’ailleurs, cette question de la temporalité ne semble guère offusquer l’auteur qui n’hésite à insinuer que si métissage il y eut, celui-ci ne remonterait qu’à une époque fort récente, celle de la traite arabo-musulmane : « on ne recense qu'une très infime minorité de Noirs, souvent qualifiés de "Abd" ou "Zenjis" (esclaves), par leurs compatriotes, parce que généralement descendants de concubines noires qui meublaient les harems des sultans au cours de la traite négrière arabo-musulmane. ». Pourtant, il a affirmé plus haut l’ancienneté de cette composante nègre de la population de l’Egypte ancienne, même en en sous-estimant les proportions : « Dans cet ensemble figuraient certes depuis toujours, des Nègres "mélanodermes", mais devenus très minoritaires au fil du temps. ».

Sur la présence de la mélanine chez de nombreux membres des dynasties ayant régné sur l’Egypte, le critique a un point de vue stéréotypé : « Aménophis III, étant issu d'une mère nubienne, les mêmes éléments peuvent aussi se retrouver dans l'ADN de son petit-fils Toutankhamon fils d'Akhenaton (Aménophis IV), même si la recherche vient de prouver qu'il ne l'a pas eu avec la métisse Néfertiti. ». Des prostituées noires, des esclaves de harems ont pu procréer des pharaons qui ont régné sur l’Egypte, décidément très matrilinéaire comme les peuples de l’Afrique subsaharienne. Ces Négresses de rien (concubines, esclaves de harem…) devaient être bien puissantes pour imposer ainsi leurs rejetons illégitimes à la tête d’une Egypte non nègre !

C’est ici qu’une théorie pour le moins bizarre surgit, comme un deus ex machina, sous la plume du critique, celle de la « négritude totale » : « Alors que les études faites sur des populations très apparentées aux pharaons noirs Piyé Menkheperet et Taharka, ne laissent aucun doute sur leur totale négritude. ». C’est quoi, une négritude totale ? Une sorte de néonazisme antidaté ? Comment des pharaons noirs ont-ils pu régner sur une Egypte minoritairement noire ? La conquête de l’Egypte par les Nubiens suffit-elle à tout justifier ? En outre, à la suite d’une « magistrale » démonstration de ce que les « archers noirs » de l’armée égyptienne n’étaient que des mercenaires, l’auteur nous affirme pince-sans-rire qu’ils constituaient la majorité de l’armée égyptienne : « Les Nubiens furent d'abord des mercenaires au service des Égyptiens, et constituaient la part la plus importante de leur armée. ». Ainsi les Noirs, minoritaires en Egypte, pouvaient sans que cela surprenne être majoritaires dans l’armée égyptienne ! Mais l’on n’est pas à une contradiction près. C’est pourquoi, « en dépit d'une présence avérée de populations noires dans l'Égypte antique » de l’avis du professeur  Tidiane N’diaye lui-même, « les Égyptiens figuraient les Noirs nubiens - pourtant voisins négro-africains les plus proches d'eux -, dans de nombreuses représentations, en "étrangers" différents », la composante nègre de la population égyptienne s’étant fondue au point de disparaître complètement dans les autres.  Un cas historique qui doit être unique dans les annales de la longue histoire de l’humanité. A quelle époque historique ? Mystère. Du coup, lorsque les Grecs arrivent en Egypte, coïncidentalement à l’époque où cette fusion est achevée sans doute, il leur est impossible de faire la différence entre un vrai nègre et un Egyptien au teint non pas noir mais basané (« Et cette description correspondait plus à un Blanc ou Sémite trop exposé au soleil. Les choses auraient été autrement si ces voyageurs grecs avaient pu rencontrer un Bambara ou un Wolof. »), à moins  de sortir de l’Egypte pour rencontrer de vrais Noirs, qui, loin d’être de proches Nubiens (leurs chefs devenus pharaons de la XXVe dynastie étaient pourtant, de l’avis même du professeur Tidiane N’diaye, d’une négritude totale !), ne devaient être idéalement que de lointains Wolofs ou Bambaras. Il ne restait donc plus, à l’arrivée des Grecs en Egypte, aucun véritable Noir dans ce pays.   

Mais qui sont ceux que Tidiane N’diaye est prêt à considérer comme de vrais nègres ? Son analyse est floue sur la question. Ainsi, il n’est pas sûr que pour lui, les Ethiopiens et les Sénégalais soient des Noirs au même degré : « Mais comme on sait, après avoir désigné tous les Noirs, Éthiopien finira par s'appliquer à un peuple précis : les Abyssins ancêtres des peuples habitant l'Éthiopie actuelle. Et sur toutes les gravures d'époque retrouvées en Abyssinie, ces hommes avaient plus la tête de Haïlé Sélassié que celle d'Abdoulaye Wade. ». Est-ce que la tête d'Abdoulaye Wade ressemble tant que cela à celle de Patrice Lumumba ? Ou de Nelson Mandela ? J’en doute. Bob Marley avait certainement tort de se reconnaître en Haïlé Sélassié. De même, est-ce que la tête d’un Japonais ressemble tant que cela à celle d’un Chinois ou d’un Vietnamien ? Tout cela est fort discutable, et finalement ne prouve pas grand-chose. Les peuples nègres sont fort divers et ne sont pas les copies conformes les uns des autres. Cette volonté simplificatrice est pour le moins suspecte. Elle trahit un parti pris de raccourci argumentatif. « L’habileté » ne serait donc pas uniquement du côté de Cheikh Anta Diop.

Examinons toutefois l’argument tiré de la minorité des Noirs dans l’Egypte actuelle : « Tous ces éléments incitent logiquement, à penser qu'une population noire, n'a jamais été majoritaire en Égypte. Autrement comment expliquer que des 80 millions d'Égyptiens actuels, on ne recense qu'une très infime minorité de Noirs… ». Cette simple phrase couvre plus de 5000 années d’histoire égyptienne. Le présent y sert à prouver le passé pour justifier une thèse. Le parallélisme ne fonctionne cependant pas avec les Coptes. Ils sont également très minoritaires dans l’Egypte actuelle (10% de la population). Rien ne prouve qu’ils fussent majoritaires à un moment du passé, puisque leur évaluation, en admettant qu’ils sont descendants directs des protoberbères, se fait sur le mode de l’incertitude : « Le groupe le plus important semble être celui des Protoberbères. ». Il suffit pourtant d’une référence à Hérodote et d’un appel à la caution de quelques historiens occidentaux (Mariette bey, Périer et Ernest Chantre) pour affirmer que les Coptes sont le peuple originaire d’Egypte : « À l'instar de ce qu'affirmait Hérodote, les Coptes seraient les véritables Égyptiens, issus d'un métissage entre Abyssins et Éthiopiens. ». Une contradiction de plus, et un avis que se garde bien de corroborer, dans son introduction au volume II de l'Histoire Générale de l'Afrique (1987), G. Mokhtar, avec la collaboration de Jean Vercoutter : « « Si une « race » égyptienne a jamais existé – et l’on peut en douter –, elle est le résultat de mélanges dont les éléments de base ont varié dans l'espace et dans le temps. Un fait demeure cependant : la permanence en Égypte et en Nubie d'un certain type physique qu'il serait vain de qualifier de « race », car il varie légèrement selon que l'on considère la Basse ou la Haute-Égypte. De couleur plus foncée dans le Sud que dans le Nord, il est dans l'ensemble plus sombre que dans le reste du bassin méditerranéen, Afrique du Nord comprise. Les cheveux sont noirs et frisés ; le visage plutôt rond et glabre est parfois, sous l'Ancien Empire, orné d'une moustache ; assez élancé en général, c'est le type humain que les fresques, les bas-reliefs et les statues pharaoniques nous ont rendu familiers. Cela montre que dans la vallée du Nil nous avons affaire à un type humain, non à une race, type que les habitudes et les conditions de vie particulières à la Vallée ont peu à peu créé, au moins autant que les mélanges dont il est le produit. Que chez l'Égyptien ancien, le fonds africain - qu'il soit noir ou clair - soit prédominant, la chose est plus que probable ; mais dans l'état actuel de nos connaissances, il est impossible d'en dire plus.». Nous citons longuement cet extrait parce qu’il est d’un auteur qui a servi de caution scientifique au professeur Tidiane N’diaye. Et il cite ce même passage, en plus court, ce qui lui permet de passer sous silence la partie qui ne corrobore pas sa théorie d’un peuplement égyptien nord-africain d’origine, et par conséquent « de type ethniquement voisin » des Grecs, des Arabes et des Turcs. La totalité de cet extrait, on a pu le voir, dément formellement cette thèse.

Pour terminer sur ce point, rappelons que pour les étymologistes « le mot Copte est formé d'après le nom donné par les Grecs anciens à l’Egypte antique (Αἴγυπτος / Aigyptos) qui, après disparition de la première syllabe à la période arabe, donna coptita en latin et « qoubt » en arabe d'après lequel on a créé un singulier « qoubtî ». C'est pour cette raison, et d'après un contexte historique, que les coptes sont considérés comme les « vrais » égyptiens. ». Il a donc suffi de très peu (l’étymologie) pour aider les archéologues à conclure que les Coptes sont les vrais Egyptiens. La même science est âprement contestée lorsque l’on parle d’Ethiopiens, de « Kemit »… Et sur le mode sarcastique, Tidiane N’diaye expédie vite les recherches linguistiques pourtant plus étendues de Théophile Obenga : « Quant à l'aspect linguistique, il ne suffit pas de produire des comparaisons de mots ou de termes, comme le fait notre aîné Obenga, pour prétendre que les anciens Égyptiens étaient de vrais nègres. ». C’est vraiment le cas de parler de deux poids deux mesures… Il reste néanmoins un argument qu’il faut évacuer : celui de cette fameuse stèle interdisant l’entrée en Egypte aux Noirs, et qui semble donner selon le professeur Tidiane N’diaye la preuve irréfutable que l’Egypte n’était pas nègre.  

Voici comment le fait est présenté par le professeur Tidiane N’diaye : « Enfin, dix-neuf siècles avant notre ère, une stèle fut érigée par Sésostris III et portait cette inscription : Frontière sud, stèle élevée en l'an VIII, sous le règne de Sésostris III, roi de Haute et de Basse-Égypte, qui vit depuis toujours et pour l'éternité. La traversée de cette frontière par terre ou par eau, en barque ou avec des troupeaux est interdite à tout noir, à la seule exception de ceux qui désirent la franchir pour vendre ou acheter dans quelque comptoir. Ces derniers seront traités de façon hospitalière, mais il est à jamais interdit à tout noir, dans tous les cas, de descendre le fleuve en barque au-delà de Heh. ». D’un, c’est un fait archéologique isolé sur 3000 ans d’histoire égyptienne. De deux, il y est question de la frontière sud : seuls des Noirs pouvaient entrer en Egypte par la frontière sud, ce qui ne prouve pas qu’il n’y avait pas de Noirs en Egypte. S’il s’était agi de la frontière nord, l’interdiction eût été adressée aux Blancs. La surintréprétation qu’en fait le professeur Tidiane N’diaye ne manque pas de surprendre. L’Egypte était, comparée à ses voisins, un Etat prospère et devait lutter contre l’immigration économique. Le texte parle expressément de bergers en quête de pâturages dans les fertiles vallées du Nil.  

Sur l’argument tiré de la géographie. Le propos du professeur Tidiane N’diaye est le suivant : « Comment ce pays qui est le plus situé, voire même collé au Proche - Orient, bien au-delà de la Mauritanie, du Maroc, de la Libye et de la Tunisie, qui sont tous peuplés depuis toujours de Berbères ou de types profondément sémites, pourrait-il être le seul espace peuplé de négro-africains. Alors que cet espace est le plus éloigné de la partie subsaharienne du continent, isolée par le Sahara ? ». Pour le coup, le professeur semble avoir oublié les Nubiens de la frontière sud de l’Egypte. A croire que le Sahara isolait la Nubie de l’Egypte antique. On sait par exemple que Sous le règne de Thoutmôsis Ier, vers 1520 avant notre ère, toute la Nubie du nord était annexée par l’Egypte. Même sur une carte actuelle de l’Afrique, il est aisé de voir que la Nubie prolongeait l’Egypte d’un couloir qui partait de l’Afrique australe en passant par les grands lacs. Et même si une telle possibilité matérielle était inexistante, qu’est-ce que cela aurait prouvé ? Comment explique-t-on la présence des aborigènes en Australie et des Noirs ailleurs dans le monde hors de l’Afrique ? Une vision aussi simpliste de la géographie que celle développée par le professeur Tidiane N’diaye a de quoi surprendre. Lorsqu’il affirme que « Avec le recul on peut donc comprendre, que le grand pionnier qu'était Cheikh Anta Diop, ait pu utiliser toutes les armes, voire les même que ses adversaires, pour redorer le blason du patrimoine africain. », on est frappé de constater à quel point cette observation décrit avec exactitude sa propre démarche.

Il reste l’argument civilisationnel que déploie le professeur Tidiane N’diaye. Il y parle des marques exogènes de la civilisation égyptienne. De quelle Egypte parle-t-il ? Celle d’aujourd’hui ou d’autrefois ? D’emblée, le professeur ouvre cette partie de son texte avec une affirmation fracassante : « Comme on sait, de nos jours archéologues, anthropologues, préhistoriens et historiens s'accordent sur les origines des civilisations humaines. Toutes semblent remonter au Moyen-Orient. ». Les cultures occidentales, d’origine aryenne et dites indo-européennes, remonteraient pourtant à l’Extrême-Orient. Par quelle espèce de réductionnisme l’humanité finit-elle par se résumer au croissant fertile du Moyen-Orient ? Seul le professeur Tidiane N’diaye le sait. Et du coup il fait bon marché des civilisations amérindiennes, océaniennes, extrême-orientales et j’en passe… Sur la civilisation sumérienne dont personne ne songe à minorer les mérites, il use d’un dithyrambe mal justifié : « Leurs récits décrivaient aussi une histoire de la création qui ressemble étrangement à celle de la genèse. Force est donc, de reconnaître que leur civilisation était la plus avancée de l'époque. ». Ce rapport de cause à effet est plus que tiré par les cheveux. L’histoire de la création telle que racontée par la genèse est-elle une preuve d’avance civilisationnelle ? On peut en douter. Par contre, elle traduit une proximité culturelle entre les Sumériens et les Hebreux qui manque entre les premiers et les Egyptiens anciens. La période donnée pour l’édification de pyramides en Mésopotamie n’établit pas vraiment une antériorité sur l’Egypte.

Il nous faut ici évoquer l’absence de véritables rapports culturels entre l’Egypte antique et les civilisations du Moyen-Orient. Les mythologies de ces peuples s’opposent sur des choses fondamentales. Lorsque les Hyksos, peuples venus du Moyen-Orient (sémites, asiatiques) conquirent l’Egypte entre 1674 et 1548 av. J.-C., la proximité de leur dieu principal avec Seth le dieu du mal égyptien les amena à établir le culte de ce dernier, au grand mécontentement des Egyptiens qui en effacèrent toutes les traces après eux. A contrario, la relative proximité culturelle des peuples de la   Méditerranée septentrionale et du Moyen-Orient est manifeste dans leurs récits sacrés, et explique sans doute pourquoi il fut facile de fondre cet espace durablement au moyen tantôt d’une religion, tantôt d’une autre. Quant à l’argument linguistique, que le professeur Tidiane N’diaye a rejeté avec désinvolture, et sachant jusqu’à quel point une langue peut porter une culture, il me semble qu’il y a là une piste sérieuse qu’il faudra suivre. Peut-être ne l’a-t-elle pas encore été suffisamment, mais on ne saurait la rejeter sans examen.  

Mais revenons un instant à la problématique de l’avance donc de l’antériorité supposée de la civilisation sumérienne sur sa voisine égyptienne. En effet, quand le professeur Tidiane N’diaye écrit que « Bien avant les constructions monumentales égyptiennes, se dressait déjà en Mésopotamie, une pyramide dite "Cimetière royal d'Ur." Elle fut bâtie à étages, comme le furent par la suite, les premières pyramides construites dans la Vallée du Nil. C'était aussi une pyramide de conservation des corps, bâtie il y a plus de 4 600 ans, c'est-à-dire entre 2650 et 2600 av. J.-C., selon les identifications des deux rois d'Ur : Meskaladung et Akalamdung. », on ne résiste pas à l’envie de rappeler que sous l’ancien empire égyptien, il existait déjà des mastabas (représentations du tertre primordial qui se situe au seuil de la cosmogonie égyptienne), et que ceux-ci devinrent de véritables pyramides à degrés au début de la IIIe dynastie (vers 2700 à 2600 av. J.-C.).  

Le professeur reconnaît cette quasi simultanéité (et tait le fait que les mastabas, bien antérieurs, étaient déjà des pyramides tronquées !) mais l’explique aux dépens de l’Egypte : « Il est ainsi établi que les Sumériens, Assyriens, Égyptiens, comme la plupart des peuples du Nord de l'Afrique donnant sur la Méditerranée, échangèrent pendant longtemps et en priorité leurs connaissances et leurs expériences, avec des peuples et des cultures du Moyen - Orient et de l'Asie. Ce qui a ainsi logiquement engendré un développement culturel multicentré dans l'ancienne Méditerranée orientale. Nul ne prétend que ces Sumériens ont bâti la civilisation égyptienne. Mais avec ce que nous savons de leurs connaissances et de leur avance, celles-ci ont sans doute bénéficié aux bâtisseurs des pyramides d'Égypte. ». Cette supposée avance, précédemment justifiée par la similitude du récit sumérien des origines avec la narration de la genèse, est-elle établie scientifiquement et de manière irréfutable ? Difficile de répondre par l’affirmative. Même l’argument additionnel de l’immigration mésopotamienne en Egypte ne permet nullement au critique d’être plus convaincant : « il est aujourd'hui établi, assène-t-il, que le savoir des Sumériens a bénéficié aux Égyptiens. Notons que l'un des historiens les plus crédibles, du Ier siècle, Flavius Joseph, parlait déjà d'une immigration préhistorique de peuples mésopotamiens (comprendre sumériens) en Égypte. ». Bénéficié dans quelles proportions et jusqu’à quel point ? Il ne le dit pas. Et cette immigration ne fut-elle pas économique, en raison de la prospérité de l’Egypte ? On sait que les hébreux émigrèrent à plusieurs reprises, généralement pour des raisons économiques, pour profiter de la prospérité égyptienne. Cette logique des migrations se vérifie encore aujourd’hui entre le nord et le sud.

Au terme de ce parcours, que reste-t-il de l’argumentation du professeur Tidiane N’diaye ? Pas grand-chose, il faut bien le dire. Sans doute Cheikh Anta Diop n’avait pas su être aussi convaincant qu’il eût dû. Il lui est même peut-être arrivé de mélanger militantisme et science. N’est-ce pas au fond le propre des sciences humaines comme l’histoire ? Ses contempteurs ont-ils jusqu’ici fait mieux ? Dans le cas précis du professeur Tidiane N’diaye dans la production que nous lisons ici, il faut répondre par la négative. L’Egypte antique reste donc toujours à attribuer, définitivement. Dans quel but et à quoi bon ? Ce sont là d’autres questions. Quand on voit comment la France a fabriqué de toutes pièces le mythe des intrépides Gaulois résistant héroïquement contre de très puissants Romains, l’on se dit que le jeu de l’histoire ne doit pas manquer d’enjeux. N’en déplaise au professeur Tidiane N’diaye, « l'idée confortable d'une "Afrique merveilleuse, mère de l'Égypte noire, ancêtre de toutes les civilisations, mais dont l'héritage aurait été volé par les Blancs… » est peut-être excessive mais reste séduisante. Et puisque personne n’a encore prouvé de façon irréfutable que cette idée est fausse, il faut bien convenir qu’elle garde les chances de se vérifier. Et on peut continuer à la creuser sans sombrer dans une transe narcotique. Après tout, il n’est pas dit que l’Egypte pharaonique nègre est une sorte de miroir de Narcisse pour les Africains.

Pour l’article du professeur Tidiane N’diaye, voir

http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=12098#sthash.7Qp7E947.dpuf



05/04/2014
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