LES BAMILEKES ET LA QUESTION TRIBALE AU CAMEROUN : au-delà des aimables efforts d’objectivité de Fridolin Nke…
La question de la stigmatisation tribale est vieille au Cameroun, comme dans toutes les sociétés humaines. Les tribus comme les êtres humains sont besacières, pour emprunter une image connue à La Fontaine : leurs défauts, elles les mettent dans la poche de derrière, et ceux des autres dans la poche de devant. Les Écossais seraient de véritables radins, les Juifs âpres au gain, les Chinois trop polis pour être honnêtes… et j’en passe. Quand les Français, stigmatisant à l’évidence les Anglais, parlent railleusement de « filer à l’anglaise », les Anglais en manière de réponse du berger à la bergère, disent « to take the French leave ».
Sous cet angle, chaque tribu pourrait aussi bien n’être constituée que de jumeaux siamois, n’être faite que de clones aux comportements rigoureusement identiques. Mais nous savons qu’il n’en est rien dans la réalité. Pour autant, comme le souligne Fridolin Nke, il n’y a pas de fumée sans feu. De même qu’il existe une conscience collective, une âme collective (ce serait sur ce substrat que se bâtiraient les nations), il est à peu près établi qu’il existe des comportements, des habitus collectifs, réflexes acquis au terme de longues pratiques partagées sur le parcours des générations. L’habitude étant une seconde nature, on a pu anticiper et naturaliser certains de ces comportements, pour dessiner des sortes de portraits robots aux ethnies, un peu comme si l’on recueillait dans des fioles des essences.
Pour rendre justice à chacune de nos tribus cependant, il faudrait sans doute, « sans procès d’intention, sans tabou, sans faux-fuyants, sans déni », faire un inventaire aussi exhaustif que possible des qualités et des tares respectives de chacune d’elles, pour éviter de ne présenter par habitude le miroir qu’à l’une ou quelques-unes d’entre elles. Après tout, pourquoi, sans justification, devrait-on faire le procès de l’une ou de quelques-unes, de façon ostensiblement discriminatoire et discrétionnaire, plutôt que celui de toutes ? Qu’est-ce qui confère ce droit à certains, cette prérogative ? La détention du pouvoir politique ? Intellectuel ? Culturel ? Religieux ? Economique… ?
Le questionnement ci-dessus me vient à l’esprit parce que, lisant le brillant texte de M. Nke, j’y vois une confirmation singulière – j’en conviens – d’un réflexe répandu : lorsqu’on parle de la question tribale au Cameroun, instinctivement, on songe aux Bamilékés ou à la question Bamiléké. Les Bamilékés seraient perçus comme bourreaux et victimes du tribalisme en même temps, ce qui fait qu’on les considère comme singulièrement mal placés, non pas seulement pour s’en plaindre, mais même pour en parler simplement. Remarquez-le, M. Nke peut en parler en longueur et à longueur de tribunes, sans outrer qui que ce soit, sans que cela paraisse le moins du monde inapproprié. Mais qu’un Bamiléké s’essaie à cet exercice, et ce sera la curée : « Quoi ? Qu’un tribaliste ose nous parler de tribalisme, se plaindre d’en être victime ? Vraiment, on aura tout entendu ! » Cette indignation collective instinctive, je veux dire non pensée, impensée même donc non examinée, on l’a vue à l’œuvre dans le traitement de la question anglophone au Cameroun, et nous sommes témoins des ravages qu’elle est en train de causer aujourd’hui. En fait, nous sommes dans un cas de figure où une tribu particulière, dans un camaïeu de plusieurs dizaines d’espèces, est seule ou presque, présumée coupable de tribalisme ; et comme si cela ne suffisait pas, elle se voit refusée le bénéfice de la défense, à tout le moins le droit d’assurer elle-même sa propre défense. Pourtant on n’est jamais mieux servi que par soi-même !
La première forteresse qu’il faut prendre sur le chemin de notre vivre-ensemble est donc bien celle-là, celle de ce déni particulier, le déni aux Bamilékés du droit de parler de tribalisme, de se plaindre de tribalisme. Je me sens beaucoup d’affection pour Fridolin Nké, et j’apprécie vraiment son engagement à me réhabiliter aux yeux de la communauté nationale. Je me sens presque redevable envers lui. Imaginez-vous cela ? Voyez-vous, il bénéficie d’un droit qui m’est ordinairement refusé, celui de m’exprimer librement sur tous les sujets, en l’occurrence celui de dire que le tribalisme gangrène mon pays et que j’en suis souvent victime. Cela vous semble peu de chose ? Les Européens ont organisé le commerce triangulaire des esclaves pendant quelques siècles quand cela les arrangeait ; puis un jour, quand cela ne les arrangeait plus, ils ont magnanimement décidé, d’abord de le critiquer, de re-humaniser les Noirs, et finalement de mettre fin eux-mêmes à l’esclavage. Ouf ! Sauf que dans cette affaire menée rondement, le Noir est resté cocu de bout en bout : on ne lui a même pas laissé la fierté de pouvoir dire que ce sont ses efforts à lui qui ont mis fin à son calvaire. Et quand il ne dit pas toute sa reconnaissance à son ex-bourreau devenu opportunément son sauveur, on le taxe d’ingrat et il baisse la tête. Je ne veux pas dire que la situation tribale camerounaise arrangeait jusqu’à hier M. Nke, et qu’aujourd’hui elle ne l’arrangerait plus. Il ne s’agit pas, bien sûr, de lui intuiti personae, et je suis sûr qu’il le comprendra ainsi. Donc, si le problème du tribalisme au Cameroun mérite bien notre attention, il va certainement falloir revoir l’organisation du processus de son traitement.
Les Beti ou tout autre communauté détestent-ils les Bamilékés ? Quand je me suis inscrit à l’Université de Yaoundé au début des années 1980, je n’aurais pas dû choisir la faculté des Lettres. Qu’allais-je y faire ? Qu’est-ce qui me permettait de me croire qualifié pour faire avec quelques chances de succès des études de lettres ? Rien, et on me le fit explicitement savoir. Les lettres, c’était bien connu et établi, n’étaient pas affaires de Bamilékés. Compter de l’argent (faire les sciences économiques ou les sciences tout court), certainement. Un de nos enseignants de l’époque (il n’était pas seul à faire la sale besogne tribaliste) que je ne vais pas citer (certains de ses étudiants ont gardé de très bons souvenirs de lui et je répugne à attenter à cette mémoire), remettant les copies de notre première évaluation, commença par la note plancher, 03/20 : « Je suis sûr que c’est un Bamiléké ! », lança-t-il goguenard. Il avait hélas raison, ce qui me frustra davantage. La plus forte note, 16/20, il la remit sans commentaires, parce que c’était également un Bamiléké !
Pourquoi est-ce que je reviens sur ces années d’université ? Parce que c’est face à ce tribalisme des intellectuels, pratiqué sans complexe, à ciel ouvert, que je pris la résolution de ne jamais user de tribalisme dans mes relations avec les autres Camerounais. Les autres Camerounais aiment-ils les Bamilékés ? En tant qu’entité ethnique, je ne suis sûr de rien. Mais poser cette question-là comme je viens de la poser, c’est déjà fausser le débat. C’est diviser arbitrairement le Cameroun en deux blocs, d’un côté le reste des ethnies camerounaises, de l’autre les Bamilékés. Poser cette question-là de cette façon-là, c’est recourir à une catégorisation coloniale, celle qui fondait sa logique sur la défense des intérêts français en particulier, étrangers en général. Je suis allé dans la région du Nord, à Lagdo précisément. J’y ai trouvé d’immenses plaines fertiles et vacantes. Je sais, le simple fait de l’avoir remarqué va être analysé comme un effet d’un certain atavisme bamiléké, résultat de ce que Fridolin Nke désigne de l’expression « boulimie foncière » et qu’il associe au culte des Bamilékés pour leur dieu caché, le « Terrain ». Il est vrai que j’ai séjourné dans nombre de nos régions sans y acheter un arpent de terre : je ne l’ai fait finalement que là où j’aspirais à vivre de manière stable. Mais voyez la lecture que l’on va faire de ce désir légitime de stabilité que j’ai concrétisé dans le plus grand respect des droits des autres : désormais ce ne sera plus que la marque d’une boulimie foncière congénitale ! Il est vrai que je déteste le travail de la terre depuis tout enfant et que la bibliothèque a toujours été pour moi le monde pris dans un miroir comme le dit Jean-Paul Sartre dans Les Mots. Mais il y a ceux qui aiment le travail de la terre et quand il leur en manque, ils en achètent là où ils le peuvent. Tout cela ne prouve rien et de toutes les façons, il n’y a rien à prouver, il n’y a jamais rien à prouver. Revenons donc à ces plaines fertiles et vacantes de Lagdo.
Pourquoi l’étaient-elles alors que le barrage du lieudit y déversait des trombes d’eau sans arrêt ? On me dit qu’une population allogène (!) avait naguère réussi à couvrir ces vastes terres de rizières, avant d’en être refoulée vers le chez elle. D’où venait-elle ? Je vous le donne en mille : de la région de l’Extrême-Nord voisine. Voyez-vous, venant du Sud, de ce qu’il est commode d’appeler le Grand Sud, j’avais jusque-là considéré le Grand Nord comme « un ». J’y découvrais des autochtones et des allogènes internes, et entre eux des antagonismes sans rémission. Chaque petit coin de ce pays a donc ses autochtones et ses allogènes, et la cohabitation des uns avec les autres connait des hauts et des bas en fonction des intérêts et des époques. La question, la bonne, n’est donc pas « Est-ce que les autres tribus détestent-ils les Bamilékés ? », mais « Est-ce que les tribus camerounaises s’aiment-elles ? » Cette orientation me semble d’autant plus fructueuse que M. Nke lui-même reconnaît (même si cela ne prouve toujours rien) le très haut niveau de brassage entre les Bamilékés et les autres tribus, du moins je suppose qu’il n’y a aucune raison de ne pas étendre ce qu’il dit des rapports entre les Bamilékés et les Beti à d’autres tribus : « À cause des brassages des peuples et des liens de mariage y afférents, il se trouve que dans presque chaque famille Beti actuellement, il y a un Bamiléké, et vice-versa. »
Les Bamilékés sont-ils détestables ? J’ai déjà dit ce que je pense du biais que comporte ce mode de questionnement, mais je ne peux pas refaire le texte de Fridolin Nke. Alea jacta es ! Me permettez-vous de commencer par dire des Bamilékés (on n’est jamais mieux servis que par soi-même) qu’ils sont aimables, au sens de « on peut les aimer » ? La phrase de Fridolin Nke que je viens de citer plus haut suffirait à prouver cette affirmation si besoin était. Mais besoin est-il ? Je ne crois pas. L’amour est, comme tous les sentiments, irrationnel : pour éclore et s’épanouir, il ne demande pas la permission à notre raison ; il n’exige pas que nous lui présentions notre état-civil. Il faut donc en la matière se méfier des postures. Mais l’autre question n’est pour autant pas disqualifiée : les Bamilékés sont-ils détestables ? En d’autres termes, « peut-on les détester ? » Pour qu’ils ne soient pas détestables, il faudrait qu’ils n’aient que des qualités, de la même façon que, pour qu’ils ne soient pas aimables, il faudrait qu’ils n’aient que des défauts : « Ô saisons ! ô châteaux ! Quelle âme est sans défauts ? », disait Arthur Rimbaud. Il est vrai que certains préfèreront toujours l’envers à l’endroit de la médaille, surtout s’agissant de l’autre ou des autres. Ils ont bien sûr leurs raisons et en cela ont raison. Prenons cet exemple révélateur que Fridolin Nke puise dans son vox pop imaginaire: « Les Bamiléké sont députés dans mon Douala natal ; ils sont maires, etc. Maintenant dis-moi combien de non- Bamiléké sont intégrés par les Bamiléké à l'Ouest ? Tu as déjà vu un seul député où mairie non-Bamiléké à l'Ouest ? Même acheter un terrain à l'Ouest pour un non- Bamiléké c'est quasiment impossible ! » Que répondre à ceci, je vous en prie ? La réponse classique en contexte de stigmatisation effrénée, bien sûr, consiste à confirmer, ou à hausser les épaules. Et on conclura que « Qui ne dit rien consent ». De toutes les façons, si vous trouvez un, deux, plusieurs exemples contraires, on vous répondra que l’exception confirme la règle. Alors que j’étais collégien dans mon chez moi d’origine (Douala étant ma ville natale !), la plupart des préfets et sous-préfets (ces chefs de terre dont nous connaissons tous le pouvoir) étaient souvent des allogènes lointains. Il faut croire que dans la distribution /vente du domaine public national dans laquelle ils se sont spécialisés au point de disposer de tous les espaces verts de nos villes, ils ont constamment discriminé les originaires de chez eux au profit des autochtones. La vérité devrait se trouver ailleurs, et je ne crois pas nécessaire de vous servir mes hypothèses personnelles en lieu et place de faits vérifiés, comme nous le faisons si souvent.
Il reste que de l’avis de beaucoup si j’en crois M. Nke, les Bamilékés sont une tribu cousue de paradoxes, coupables à la fois des délits de victimisation et d’auto-glorification. Il suffit, notez-le, de mettre flanc à flanc ces deux traits de caractérisation pour obtenir une médaille imparfaite, une sorte de yin et de yang défectueux. On y voit sans doute l’origine « des accusations de fourberie, de duplicité » dont on accable volontiers ce peuple des montagnards de l’Ouest camerounais. Le drame, c’est que chez les Bamilékés vus d’en face, non seulement leurs défauts seraient établis et ils refusent de les reconnaître (et il s’agirait là d’un premier déni de leur part), mais, paradoxalement et par-dessus le marché, leurs qualités sont vues comme des défauts, et une fois de plus ils refusent de les reconnaître comme tels (et il s’agirait à nouveau d’un déni). Aussi, lorsque M. Nke déclare que « ces derniers doivent se réexaminer et évaluer froidement les récriminations qui émergent des quatre coins du pays. », je ne puis m’empêcher de me demander si, de son point de vue, le tribunal multi-collégial qui juge les Bamilékés à partir des quatre coins du pays est juste et équitable ; si les faits versés à ce dossier, toujours de son point de vue, sont scientifiquement établis ; si, toujours de son point de vue, le droit à la défense de ce peuple « présumé coupable » (contrairement aux dispositions du code de procédure pénale) est garanti dans ce procès… Une première justification à ce questionnement pourrait être constituée à partir d’un échantillon de traits ethniques que M. Nke, dans son texte, assume explicitement en tant qu’analyste, de façon indiscutable, non pas comme relevant de la rumeur, mais comme ce qu’il donne à prendre pour vérité établie : accumulation foncière compulsive, hypocrisie maladive, solidarité sélective, auto-enfermement, recherche du gain sans souci de l’humain… « Les Bamiléké, affirme-t-il péremptoire, doivent sortir d’un bon nombre de « logiques » qui les ont jusque-là gouvernés ». Et pan ! Qui pourrait dire que la sympathie évidente de M. Nke envers les Bamilékés rend une telle charge moins violente ? Ne dirait-on pas au contraire que celle-ci la rend plus violente ? Si quelqu’un d’aussi visiblement bien disposé envers les Bamilékés peut dresser à leurs dépens un tel réquisitoire, que ne feraient ceux qui leurs sont hostiles ? C’est dire que, très souvent, les bonnes intentions ne suffisent pas. La dernière partie de la réflexion de M. Nke est à l’image du réquisitoire ci-dessus.
Lorsqu’il parle de tuer la haine, son propos se fait résolument prescriptif… mais à l’intention des Bamilékés exclusivement. Ils doivent, il faut qu’ils, ce qui compte, c’est qu’ils… Et les autres ? Ne puis-je résister à l’impulsion de lui demander. Sa critique et ses prescriptions peuvent d’ailleurs être judicieuses (il faudra s’y pencher scientifiquement pour en décider) mais cet énoncé à propos du « chemin de la révolution spirituelle et comportementale qui s’impose aujourd’hui plus que jamais » aux Bamilékés me semble, sous quelque angle que je le prenne, un propos condescendant qui pour moi peine à se justifier. Même la sympathie qui la porte n’enrobe pas suffisamment cette pilule pour que je puisse l’avaler sans grimacer, sans m’étouffer. Il y a des gens qui jusque-là n’étaient pas très certains que ces défauts attribués aux Bamilékés comportaient des éléments établis de vérité qui en font autre chose que des stéréotypes, des préjugés. Et voilà qu’en tant qu’expert en discernement, doublé d’un critique bienveillant, M. Nke s’en est emparé pour leur donner une onction de vérité quasi scientifique. Il voulait certainement me rendre service mais in fine, l’a-t-il fait ? J’en doute fortement, et comme il est expert en discernement, je me dis qu’il va s’y pencher et éclairer ma lanterne. D’autant que même l’appel au métissage qui clôt son texte semble ne s’adresser qu’aux Bamilékés qui, dans la perspective d’un pays divisé en deux, eux d’un côté et le reste de l’autre, seraient l’obstacle majeur au vivre-ensemble auquel aspire le reste des camerounais.
Roger KAFFO FOKOU
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