LES BANQUES : faut-il en avoir peur ?
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
Peut-on dire avec Le Goff que « l’histoire économique du monde est l’histoire entière du monde » ? Il fut un temps où une telle affirmation eût fait sourire plus d’un. Les marchands jouaient alors encore les utilités au sein des vastes empires que les hommes de guerre et leurs complices des religions faisaient et défaisaient. Le visage du monde a bien changé depuis quelques siècles ! Et même si cela ne fait que quelques siècles (« une brève histoire du capitalisme » comme l’écrit Attali sur un ton que les « indignés » de tous bords souhaiteraient prophétique) dans « une très longue histoire », nous traversons aujourd’hui une période dans laquelle l’histoire économique résume quasiment l’histoire du monde. Au cœur de l’économie mondiale, la plupart du temps, l’on ne voit que les entreprises multinationales et les fantastiques moyens qu’elles déploient sous toutes les latitudes. Derrière elles, comme derrière l’arbre la forêt, se cachent pourtant des institutions aux moyens et aux pouvoirs insoupçonnés : les banques, les assurances et les fonds de pension. Rappelons pour mémoire le mot paradoxal de Berthold Brecht : « c’est un crime bien plus grand de créer une banque que d’en dévaliser une ». Un propos certainement outré. Tant que cela après tout ce que nous vivons aujourd’hui ? N’est-il pas temps de commencer à avoir véritablement peur des banques et de façon générale des institutions du monde de la finance ? Parce que la banque est une activité absolument indispensable à l’économie moderne, la clé de voûte de celle-ci en un mot, son régime juridique peut en faire un outil redoutable entre des mains criminelles ou à la disposition de groupuscules dont les intérêts divergent de ceux de la société dans son ensemble.
Le pouvoir de création monétaire : une prérogative exorbitante entre des mains pas toujours paternelles…
Toutes les banques sont en fait des « hedge funds » déguisés. Pour dire les choses avec les mots de tous les jours, elles obtiennent des autorités de l’Etat des agréments qui leur donnent le pouvoir de multiplier légalement de l’argent, pour ensuite le vendre aux nécessiteux en prenant quelques risques bien pondérés mais surtout en faisant des profits empochés par les propriétaires. Le niveau des réserves obligatoires fixé par la banque centrale donne en fait le coefficient de multiplication de cette opération lucrative : s’il est fixé à 20%, cela signifie que disposant d’un dépôt réel d’un montant donné (fonds propres et épargne des clients), le banquier a légalement l’autorisation de faire comme s’il disposait de 5 fois cette somme. Il peut alors vendre 5 fois ce qu’il détient, et faire des bénéfices à la fois sur le cinquième qu’il possède effectivement, mais également sur les 4/5è qui n’existent qu’en vertu de la loi. Imaginez que l’on vous donne à vous aussi l’autorisation de fabriquer 4 unités de monnaie supplémentaires pour chaque unité de monnaie dont vous disposeriez, et de vendre ensuite le produit aux nécessiteux ! Mais vous n’aurez jamais une telle autorisation et si malgré ce handicap vous multipliez de l’argent, vous tombez sous le coup de la loi et l’on vous arrête et vous enferme pour faux-monnayage. Le banquier est de ce fait un faux-monnayeur officiel. Toutes les explications et justifications que l’on vous donnera de ce phénomène, dans un jargon aussi abscons que possible, viseront à vous dissimuler la réalité triviale de ce marché d’un genre particulier. Un marché tellement juteux[1] que, d’une part le statut des banques centrales a toujours été une prérogative régalienne, et d’autre part l’octroie des agréments bancaires reste une décision plus politique qu’économique.
La Banque de France créée le 18 janvier 1800 souffrait de la concurrence de 5 autres établissements. Bonaparte alors premier consul de France en était naturellement le premier actionnaire. Rapidement dès 1803, il confère à la banque de France le monopole d’émission des billets, c'est-à-dire le privilège exclusif d'émettre les billets de banque et de les louer à un taux d’intérêt donné à tous les utilisateurs que sont les banques commerciales et les investisseurs et consommateurs. Aujourd’hui, la Banque de France est heureusement une institution publique dont le capital, appartenant à l’Etat français, a rapporté en 2009 à titre d’exemple le dividende de 1 702 millions d’euros (soit un peu plus de 1114,810 milliards de FCFA). En Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, cette somme serait allée dans les poches de propriétaires privés ! Faut-il privatiser la Banque de France ou nationaliser la Bank of England et la Fed ? Il y a là un débat qui ne sera pas tranché de sitôt. Et au train où va le monde, il est moins risqué de parier que c’est la Banque de France qui sera privatisée.
Les banques et le financement de l’économie : qui détient les clés des banques détient celles de l’économie
Pour développer l’économie, il faut développer à la fois la production et la consommation. Pour chacun des deux processus, il faut de l’argent qui n’est pas toujours disponible cash. C’est là qu’intervient le crédit et avec le crédit, le banquier. Sans la banque, il n’est donc pas possible de développer l’économie, celle-ci reposant pour ses transactions et son financement sur la capacité et l’efficacité de l’activité bancaire au centre de laquelle se trouve le crédit. Si nous nous en tenons à ce premier constat, il apparaîtra qu’il faut dresser un piédestal aux banques sans lesquelles la croissance économique ne serait rien. De toutes les inventions, la banque est sans doute celle qui a permis à toutes les autres de ne pas mourir de misère.
Vis-à-vis de l’entrepreneur, la banque dispose en effet d’un pouvoir immense, quasi magique. Il lui fait bénéficier à son tour du fameux effet de levier que lui accorde la loi, à condition de trouver le projet de l’entrepreneur bancable. Il peut ainsi lui avancer les moyens de réaliser son affaire, ou d’être éligible aux appels d’offre des marchés publics. Or les marchés publics portent l’essentiel de l’économie. Le budget de la défense des Etats-Unis représente officiellement un pactole de plus de 600 milliards de dollars ; certains spécialistes l’évaluent autour de 1200 USD. Et il ne s’agit là que d’un pan des dépenses publiques, qui sont réalisées au profit d’entrepreneurs privés. Cela donne une petite idée des grandeurs auxquelles l’on a affaire. Il suffit ainsi au premier citoyen de n’importe quel pays de disposer d’un bon carnet d’adresses auprès de banquiers pour voir sa fortune se transformer comme sous l’effet d’une baguette magique. Si vous n’avez pas de banquier dans votre dossier d’entrepreneur, inutile de rêver haut, vous retomberez bien vite bas.
Une fois que le banquier vous a avancé de l’argent, il se croise les bras et vous devez vous battre pour le lui ramener avec ses bénéfices. Si vous trébuchez, il vous saisit votre affaire, la vend pour se rembourser, et la vie continue. Et s’il s’agit d’une affaire qui peut marcher, à qui croyez-vous qu’il la revend ? Aux propriétaires de sa banque, pardi ! Un seul exemple : le constructeur automobile Chrysler. Entre 1998 et 2007, Chrysler a fait partie du groupe allemand DaimlerChrysler. Le 14 mai 2007 le fonds d’investissement américain Cerberus Capital Management rachète 80,1% de Chrysler en difficulté pour 5,5 milliards d’euros, ne laissant que peu au constructeur allemand Daimler qui avait déboursé 36 milliards de dollars en 1998, lors de l'« acquisition » de Chrysler.
D’autre part, quand il s’agit d’appuyer des dossiers concurrents dans la conquête des marchés publics, vous comprenez bien que tous les concurrents ne partent pas avec les mêmes chances auprès des banquiers et qu’à qualités égales des dossiers ficelés, d’autres critères interviennent en faveur de ceux qui disposent des appuis auprès du capital des banques. Cela explique pourquoi les carrefours de croisement des réseaux des propriétaires des plus importantes multinationales mondiales passent par les plus grandes banques internationales. Le 28 novembre 2011, Le Monde économie révèle à la Une qu’il existe « Un nœud de 147 sociétés au cœur de l'économie mondiale ». Sous la plume d’Antoine Reverchon, nous apprenons que trois chercheurs suisses, Stefania Vitali, James B. Glattfelder et Stefano Battiston (Ecole polytechnique fédérale de Zurich), spécialistes des réseaux complexes, ont entrepris une étude pluridisciplinaire - physique, mathématique et économie - de la détention du capital des 43 000 plus grandes entreprises mondiales. « L'une de leurs conclusions est en effet que les participations de 737 firmes dans les autres entreprises du réseau leur permettent de contrôler 80 % de la valeur (mesurée par le chiffre d'affaires) de la totalité du réseau. Et que 147 firmes contrôlent 40 % de cette valeur totale. De plus, l'ampleur des participations croisées entre ces 147 firmes, dont les trois quarts appartiennent au secteur financier [c’est nous qui soulignons], leur permet de se contrôler mutuellement, ce qui en fait une "super-entité économique dans le réseau global des grandes sociétés", disent les auteurs ».
Par le dimensionnement du crédit qu’elles offrent aux acteurs de l’économie réelle, les banques façonnent le paysage économique mondial à leur image. Or la logique de l’activité bancaire est fondamentalement monopolistique. Elle commence par le monopole de la fabrication de l’argent, puis l’argent s’amassant dans les comptes des propriétaires des banques, ceux-ci se mettent à s’en servir pour tout acheter ou racheter. Pour le banquier, le meilleur débiteur est l’Etat parce que théoriquement ce dernier ne peut pas tomber en faillite. C’est pourquoi dans la crise des subprimes, le tour de passe-passe a consisté à refiler les obligations pourries que détenaient les banques à l’Etat, c’est-à-dire au citoyen qui les paiera de ses impôts. Avec le temps et leurs moyens s’amplifiant, les banquiers ont vu leurs pouvoirs s’accroître. S’émancipant des lois de la cité, ils se sont mis à rêver d’un monde où ils n’obéiraient plus qu’à leurs propres lois. Amorcées dans les années 80 avec Tatcher en Grande-Bretagne et Reagan aux Etats-Unis, la dérégulation et la déréglementation ont permis de façonner le monde actuel dans lequel l’omnipotence des banquiers pose de plus en plus un problème de gouvernance au niveau mondial. La question n’est donc plus « Faut-il avoir peur des banquiers ? » mais « Comment faut-il s’y prendre pour ne plus avoir peur des banquiers ? », en vertu du principe d’équilibre de la terreur si bien énoncé par Racine dans Britannicus à travers la voix d’Agrippine, laquelle parle de son fils Néron : « S’il cesse de me craindre, je devrai bientôt le craindre ». Le marché financier a cessé de craindre les Etats ; il a même dégradé la note du plus puissant d’entre eux, l’Etat américain. C’est un signal qu’il ne faut surtout pas mal interpréter.
[1] Nous reviendrons sur ce sujet dans un prochain article pour faire une petite simulation afin que l’on puisse se faire une idée du fantastique degré de profit que profit que peut faire l’industrie financière et des limites réelles qui heureusement existent…
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