Les révolutions arabes peuvent-elles tenir leurs promesses ? Pourquoi et quelles leçons en tirer ?
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
Après avoir inspiré, financé et organisé secrètement puis défendu et applaudi officiellement les révolutions arabes, l’Occident de plus en plus s’en inquiète. Mais de quel Occident s’agit-il ? Parce qu’évidemment, comme il vaut mieux le savoir, l’Occident est aussi divisé dans ses stratégies que le reste du monde. En tout cas, pour l’opinion publique occidentale dont l’avis ne recoupe pas forcément celui des stratèges, les révolutions arabes sont en train d’ouvrir les portes du pouvoir à l’islamisme, y compris à sa composante radicale, et cela est à terme porteur d’un risque civilisationnel. Pour les intellectuels et les hommes de culture arabes qui ont longtemps souffert des dictatures du demi-siècle écoulé, tout est encore à faire, que ce soit en Tunisie, en Libye ou en Egypte, à plus forte raison au Yémen, au Qatar, ou en Syrie. Y a-t-il une chance pour que ce parcours vers la démocratie, comme des camps qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts le souhaitent, soit finalement accompli dans le cadre du processus actuel ? Quelle leçon pourrait-on en tirer pour l’Afrique subsaharienne qui en grande partie scrute encore en vain les horizons en quête des signes annonciateurs de son propre printemps ?
Pour répondre convenablement à cette question, il faut savoir quels sont les principaux acteurs de la confrontation dans les deux régions concernées, l’Occident et le monde arabe.
En Occident, de manière globale, ce sont des démocraties libérales, voir ultralibérales, qui sont au pouvoir. Or qui dit démocratie libérale dit marchés. Pour faire court, disons qu’en Occident ce sont les marchés qui sont au pouvoir. Ce qu’ils souhaitent voir s’installer dans le monde arabe, ce sont donc logiquement des démocraties libérales, des démocraties de marché dans lesquelles contrairement à l’étymologie du mot le pouvoir est détenu par le marché au service de l’ordre marchand local, ordre naturellement fortement inféodé pour l’instant à l’ordre marchand occidental par un système complexe d’intérêts croisés.
En face dans le monde arabe, ceux qui sont descendus dans la rue et qui continuent de s’y battre ici et là sont majoritairement le petit peuple des travailleurs et des chômeurs, ces laissés-pour-compte endoctrinés par une classe religieuse que les dictatures militaires et aristocratiques ont longtemps confinée dans les mosquées où la clandestinité. Mais ces derniers sont profondément fascinés par le modèle occidental pour ce qui est de sa frange jeune. Ils rêvent donc aussi de démocratie, mais pas de démocratie libérale. Ce qu’ils voudraient, c’est d’une démocratie plus en accord avec le sens étymologique de ce mot, dans laquelle le pouvoir est effectivement entre les mains des plus nombreux et non d’une oligarchie affichée ou dissimulée. En clair, un programme qui est profondément incompatible avec les intérêts de toutes les forces organisées aussi bien en dehors et en face qu’à l’intérieur. Une rue arabe pour l’instant tragiquement isolée sur le champ stratégique. C’est dire à quel point tout est mis en œuvre pour que les printemps arabes ne débouchent à terme que sur des solutions qui n’ont rien à voir avec les aspirations de leurs principaux acteurs, ceux qui se battent et se font tuer dans la rue.
A l’intérieur en effet, comme dans toute société, le peuple qui manifeste et le paie chaque jour d’un lourd tribut a en face de lui trois forces organisées : l’armée, souvent surpuissante comme en Egypte, le monde des affaires (l’on se rappelle qu’en Tunisie et à la dernière minute, dans une tentative vaine de bloquer la révolution, le patronat avait promis la création de 300000 à 500000 emplois) et les forces religieuses. Pendant les années de dictature, les deux premiers groupes avaient fait une alliance objective pour brimer le troisième, les forces religieuses, ce qui avait laissé le champ libre pour écraser le peuple, dans un silence assourdissant et compréhensible des démocraties occidentales : ces dernières, élitistes avant tout, n’ont généralement qu’une sympathie de façade pour les masses. On peut ainsi comprendre pourquoi la révolution un peu partout dans le monde arabe se fait contre l’armée et la bourgeoisie, et profite pour l’instant aux forces religieuses. On comprend aussi pourquoi elle ne satisfait ni l’Occident, ni ces intellectuels arabes qui savent que le bénéficiaire pour l’instant n’est pas celui qui se sacrifie pour que la situation change. Pourquoi les choses en sont-elles là ?
Avant tout parce que le quatrième groupe qui se bat pour la révolution et bien qu’il en paie le prix le plus élevé, n’est pas encore une force politique. C’est une force sociale mais qui est politiquement inorganisée, et cela constitue une faiblesse radicale. Beaucoup d’analystes se sont extasiés sur ces phénomènes de rue impulsés par les réseaux sociaux avec leur force aveugle capable de balayer les pouvoirs les plus solides. Ailleurs, on les a appelés les « indignés » et on leur a décerné, ironiquement, le mérite douteux de figure la plus marquante de l’année 2011. Une consécration en manière de consolation qui témoignage incontestable de la sympathie qu’ils suscitent. Et pourquoi ne seraient-ils pas sympathiques puisqu’au final ils n’ont ni noms ni visages et sont si inoffensifs pour les groupes déjà politiquement structurés ? En se refusant une organisation minimale et en restant en-deçà de la colère, les « indignés » n’avaient-ils pas hypothéqué leur chance de durer pour finalement ouvrir la voie vers un quelconque changement ? Ils se condamnaient à rester une simple opinion, majoritaire mais inefficace. Pour l’instant leur indignation, qui heureusement a franchi le pas de la colère dans le monde arabe, fait les affaires des islamistes (En Europe comme le montre l’exemple grec, le pas de la colère sera bientôt franchi si la situation ne s’améliore pas en Espagne, au Portugal et surtout en Italie, et cela fera plus de dégâts mais ne jouera toujours pas forcément en faveur des laissés-pour-compte). Demain, lassés des islamistes, les mêmes foules redonneront le pouvoir tantôt aux forces du marché, tantôt aux aristocraties militaires, et le cycle se poursuivra, à moins que… cessant de se complaire dans son rôle de bélier au service d’autres forces, elles ne s’organisent politiquement pour défoncer les portes du monde politique afin d’y jouer une partition qui soit véritablement la leur.
En Afrique subsaharienne, l’on en est encore aux solidarités primaires dictées par les appartenances communautaires. Les fractures communautaires existent aussi dans le monde arabe comme en Occident mais elles y sont généralement secondaires. Que l’on ne nous ressorte pas le vieux refrain de la société civile que l’on veut absolument opposer à la société politique : c’est un schéma néolibéral dont le but est d’anesthésier toute forme de contestation du statu quo politique. On voit avec quelle perfection ce schéma a jusqu’ici fonctionné en Occident. Il ne peut y produire pour l’instant qu’un « altermondialisme » bien fade et des indignés isolés et pathétiquement inoffensifs. Dans la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne, la coalition gouvernante est encore maximale dans sa configuration : ailleurs comme dans le monde arabe il s’agit de deux sur trois forces organisées, ici toutes les trois – le marché, l’armée et les religieux - sont dans une alliance objective contre un groupe numériquement majoritaire mais politiquement inorganisé et isolé. C’est une situation extrême mais non unique. En Occident aussi, les trois forces sont unies contre le peuple mais la logique ici est à l’extrême opposé. Cela donne une démocratie anesthésiée et en voie de régression alors qu’en Afrique subsaharienne l’on a plutôt affaire à une marche vers la démocratie durablement bloquée. Ce schéma montre bien que le monde arabe est un espace de transition véritable et qu’il y existe de réelles chances de transformation sociale. En Afrique subsaharienne de façon générale, l’on en est encore loin. Pour faire évoluer cette situation, il faudra une modification de cette configuration : soit le groupe isolé et inorganisé sera rejoint par un des trois larrons actuellement au pouvoir qui l’aidera à s’organiser, soit il réussira à s’organiser par lui-même, schéma plutôt rare mais pas impossible en principe.
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