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Lettre ouverte à ceux qui nous gouvernent : tenez compte d’un Cameroun qui, au-delà des apparences, change en profondeur

Par Roger Kaffo Fokou  

 

Ceux qui se plaignent de ce que rien ne bouge au Cameroun n’ont pas raison : les choses ne bougent sans doute pas au rythme qu’ils souhaitent. Elles ne bougent pas toujours pour le meilleur, elles bougent aussi parfois pour le pire ; mais le meilleur des uns peut être le pire des autres, là est toute la différence. La liberté de s’exprimer est, par exemple, de ces choses qui ont le plus bougé au sens de « progressé » au Cameroun ces dernières décennies : c’est une promesse politique tenue de M. Paul Biya. Au moins une ! On va dire « mieux vaut peu que rien ». Le reconnaître va certainement déplaire à nombre de gens. Tant pis !

Les Camerounais ont ainsi obtenu, au fil des ans, la liberté de dire tout ce qui leur passe par la tête, d’invectiver qui bon leur semble, notamment leurs hommes politiques y compris le premier d’entre eux, sans conséquences, et ils ne s’en privent point. Et finalement, on dirait que, ironiquement, l’excès de liberté d’expression a fini par tuer l’expression elle-même : qui se soucie encore de ce que disent les uns et les autres au Cameroun aujourd’hui ? Comme les uns et les autres disent tout et son contraire sur tout et rien, avec la même apparente conviction, cela crée une ambiance babelesque qui équivaut à un silence collectif.

Le multipartisme est également de ces choses à propos desquelles les Camerounais ont obtenu une liberté quasi illimitée : vous pouvez créer autant de partis politiques que vous voulez au Cameroun aujourd’hui. Il n’y a guère que le domaine religieux qui tienne la concurrence à celui politique. Est-ce parce que les deux ont une fonction d’endoctrinement, en tout cas pour l’instant ? J’imagine que si les partis politiques et les Eglises s’investissaient dans des activités véritablement libératrices, le pouvoir ne leur lâcherait pas à ce point la bride. En fait, lorsqu’on scrute politique et religion au Cameroun depuis bien des années, on ne peut s’empêcher de voir se superposer à leurs images celle d’un vaccin. Inoculer aux masses des germes atténués ou affaiblis de liberté  pour les immuniser contre la « Liberté », pour les préserver de la liberté : quoi de plus génial ? Si l’on part du principe que la liberté est dangereuse, pour le statu quo, pour l’ordre établi, il y a là un progrès de fait, un « progrès » qui a de quoi réjouir une certaine catégorie de gens.

Ceux qui se félicitent et jubilent de ce que rien ne bouge au Cameroun n’ont cependant pas raison : les choses ne sont pas aussi immobiles qu’elles en donnent l’impression. Nous savons que les marches contre le multipartisme précipité n’avaient pas empêché celui-ci de finir par s’imposer. Il est vrai, beaucoup s’étaient trompés, je dirais lourdement, sur les vertus du système multipartisan, en le parant de vertus en réalité extrinsèques. Celui-ci, par la véritable vertu de sa nature intrinsèque, n’avait finalement produit que ce qu’il est le plus apte à produire : un rituel démocratique souvent fort coûteux mais potentiellement liberticide. Car si l’élection garantit presque toujours dans la forme l’expression libre de l’opinion politique, elle peut dans le fond tout organiser pour tuer celle-ci. Et quand la liberté fondamentale d’exprimer son opinion politique est durablement contrariée par la faculté formelle de faire semblant de le faire, c’est le rituel démocratique dans son ensemble qui s’en trouve discrédité. Et ce type de statu quo est, à y bien regarder, un changement de fond qui a l’air de n’en être pas un. De 1990 à 2020, cela fait bien 30 années d’un multipartisme sans alternance. Et tout semble bien en main pour les prochaines décennies. Pourtant, à bien y regarder, ce tableau pourrait être trompeur.

En 1990, les bagarres politiques s’inscrivaient sur le fond d’un pays dominé par une génération sortant d’une longue période de pacification et qui, ayant traversé les horreurs de la guerre d’indépendance et s’en souvenant encore parce que profondément marquée dans sa chair pour beaucoup, avait tendance à plébisciter la paix, à quelque prix qu’on la lui vendît. Cette génération-là, déjà sur le déclin alors, a aujourd’hui quasi disparu : les derniers d’entre ses membres, encore au pouvoir, agitent les souvenirs de cette époque-là comme de vieux fétiches poussiéreux. Mais comme tous les fétiches barbares, ces derniers ont besoin de sang frais pour opérer le miracle attendu d’eux. Or le sang frais, quand il est humain, coûte cher, très cher, surtout à l’époque des droits de l’homme. Le meilleur moyen d’en avoir profusément à bon compte à notre époque, c’est presque toujours de déclencher une bonne guerre. Là, tous les coups ou presque sont permis.

Aujourd’hui, le pays a, comme par hasard, basculé dans la guerre et doit se battre sur plusieurs fronts pour tenter d’étouffer, nous fait-on croire, des velléités séparatistes d’un côté, un incompréhensible acharnement fondamentaliste d’un autre côté. Les fétiches peuvent désormais se désaltérer à volonté. Pour combien de temps ? Cela aussi a son importance.

Ces guerres-là, si providentielles soient-elles, semblent plutôt gourmandes en consommation budgétaire dans le temps où elles tuent toute activité génératrice d’impôts. C’est bien connu, l’argent, c’est le nerf de la guerre, y compris de cette autre forme de guerre qu’est devenue la politique. La particularité de la guerre politique, c’est qu’elle se fait au nom de la paix, de la paix sociale. Elle se fait non pas pour construire la paix sociale, mais pour raser la liberté citoyenne et imposer la paix du souverain, y soumettre le citoyen. Cette paix-là, quand elle est achetée plutôt qu’imposée, est plus durable.

En 1990, le pouvoir bien en place avait les marges de manœuvre amples pour acheter la paix du souverain et, face aux entrepreneurs politiques de l’opposition opérant les mains vides, pouvait se permettre le beau rôle et le propos condescendant, arrogant. Usant du bâton contre ses concurrents politiques, il pouvait manier la carotte au profit de ses amis, de ses clients, du peuple bon enfant : aux uns les prébendes de toutes natures, la liberté de puiser dans des caisses alors suffisamment pourvues, aux autres le menu fretin des emplois des sociétés d’Etat, para-étatiques, de la fonction publique, les jeux de toutes sortes, etc. Panem et circenses ! Puis, insensiblement, la carotte s’est faite rare, et le pouvoir à commencé à la remplacer par le bâton : le quartier VIP est né à Nkondengui et a pris de l’ampleur ; les places dans les sociétés d’Etat et même à la fonction publique ont commencé à se vendre à prix d’or, au fur et à mesure que les sociétés mettaient leurs clés sous le paillasson, que la fonction publique, surmenée, était frappée de saturation et régentée depuis Bretton Woods… De 1,5 millions de francs il y a quelques années, une place à l’ENS est aujourd’hui à 4 millions de francs CFA, l’an prochain peut-être à 6 millions. Une courbe inflationniste vertigineuse. De toute évidence, on n’est pas loin de la crise d’apoplexie due à une violente hémorragie de chômage et de sous-emplois.

En 1990, les Camerounais se taisaient parce que beaucoup mangeaient : la bouche qui mange ne parle point. Ils faisaient l’âne pour avoir du foin, au sens propre de l’expression. Certains signes montrent que le foin pourrait arriver à manquer. Espérons qu’ils sont trompeurs. Depuis quelques temps en tout cas, le foin se fait rare, la sélection des mangeurs devient aussi plus rigoureuse. En 1990, la classe moyenne s’en tiraient encore bien, et à part les enseignants, frappés durement sans possibilité de recours, beaucoup trouvaient pour arrondir leurs revenus des ressources dans la corruption et les gabegies diverses. Trente ans d’une certaine gouvernance ont laminé y compris cette classe moyenne qui, désormais déclassée, hésite de moins en moins à retourner sa veste : c’est cela aussi qui, subtilement, a changé. On sait que, généralement, c’est elle qui montre la voie à la masse, c’est elle qui organise la masse, conduit celle-ci quand elle-même est mûre pour le sacrifice. En ce moment, cette classe moyenne affiche de plus en plus son positionnement sur les plateaux de télévision, dans divers médias alternatifs. Cela aussi, c’est quelque chose qui a changé. Cette classe moyenne qui ne l’est vraiment plus que de nom n’est sans doute pas encore mûre pour descendre dans la rue et semble encore impuissante. Pour l’instant, mais pour combien de temps encore ?

Le 22 septembre dernier, ce n’est pas la classe moyenne ou ce qui le fût qui était dans les rues. Aussi, les rues ont-elles paru désastreusement ou merveilleusement vides, selon les positions d’observation. On peut penser que la présence des forces de répression, qui ont bombé le torse à tous les carrefours dans toutes nos grandes villes, explique seule le quasi échec de la mobilisation du 22 septembre 2020 : ce serait une mésinterprétation. Ces forces-là ont bien joué leur rôle d’épouvantail, parce qu’elles n’avaient vraiment pas grand monde en face. Bien malin qui peut aujourd’hui dire de quoi elles seront capables le jour où elles auront du répondant en face : peut-être du pire, ou au contraire du meilleur ? Qui vivra verra. La clé des futures manifestations est de ce fait entre les mains de la classe moyenne, de la classe anciennement moyenne : et celle-ci se recrute dans tous les corps, y compris les forces de sécurité. Si pour une raison ou pour une autre celle-ci bascule vers la rue, un de ces jours, la donne pourrait ne plus être la même, durablement. La gouvernance actuelle, inflexible, souvent entêtée, fortement corrompue, pourrait bien  contribuer à ce changement décisif tant souhaité par les uns, tant redouté par les autres, si elle ne s’amende pas. Et peut-elle vraiment s’amender ? En a-t-elle encore la possibilité, les moyens ? A elle de voir. Mettre de l’eau dans son vin, un peu à la fois chaque fois, voilà selon certains sages la recette pour une longue vie, ou pour une fin de vie non convulsive. Parce que, voyez-vous, si la mort est inéluctable, la manière de quitter la vie a, elle aussi, son importance.

 



25/09/2020
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