LETTRE OUVERTE AUX MEMBRES DE LA SOCIETE CAMEROUNAISE DES GENS DE LETTRES
Dans une tribune intitulée « Plaidoyer pour la liberté d’expression » parue dans Le Jour N° 3796 du 17 novembre 2022, nous attirions déjà l’attention de l’opinion avertie sur le silence des « instruits » en « cette heure grave où l’on fusille sur la place publique la liberté d’expression». Les « intellectuels » camerounais ou ceux qui se considèrent comme tels prennent rarement la parole ensemble pour se positionner sur les questions sociales, sociétales, politiques et j’en passe. On a vu un parti d’enseignants d’universités cosigner il y a quelques années une tribune pour appeler M. Biya à se représenter à l’élection présidentielle, comme si ce dernier avait eu besoin de leur appel pour ce faire. Le reste du temps, c’est soit le silence, soit le bavardage médiatique du côté de ce landerneau-là.
L’intellectuel, au sens de Zola, ne semble donc pas encore vraiment courir les rues de notre beau pays. En tous les cas, quand il y en a un qui sort le bout du nez, il arpente généralement en solitaire nos belles avenues communicationnelles. On comprend que ces hommes de l’intellect, si souvent ombrageux, ne veulent sans doute pas être accusés d’instinct grégaire ; mais justement, n’y a-t-il pas une forme de grégarisme à cette incapacité à construire non pas des agrégats ou ce qui y ressemble fort bien mais des mouvements, c’est-à-dire des ensembles cimentés pouvant porter vers l’avant le citoyen lambda qui compte sur cette élite comme la nuit compte sur le phare pour l’illuminer ?
Célestin Monga écrivit jadis une tribune à sensation contre M. Biya. Celle-ci est restée célèbre, d’autant célèbre que peu imitée. Depuis quelques temps, le philosophe Fridolin Nke dénonce autant qu’il peut, sans véritablement que son verbe, aussi puissant que torrentiel, fasse de vagues. Madame Beyala, une grosse légume littéraire camerounaise incontestablement, ne retient plus beaucoup la foudre de sa plume qui, tel le marteau de Thor, n’arrête pas de jeter des éclairs…foudroyants mais solitaires.
La société des gens de lettres et des instruits, ailleurs si puissante et si consciente de son pouvoir, au Cameroun semble à l’état végétatif. Ce n’est pas seulement le pouvoir établi qui la déteste, on dirait que de cette détestation tenace, ce pouvoir si madré a su en contaminer le « bon » peuple. Il faut peut-être oser aller plus loin dans l’analyse : peut-être bien que cette société des gens de lettres-là elle-même se déteste ès-qualité. Elle n’ose pas auto-socialiser, se fréquenter elle-même, se soutenir, agir de conserve. Quand l’un de ses membres lance un appel, les autres laissent celui-ci mourir sans écho, sans faire de rides. Leur seule arme, la puissance d’expression est dépendante de la liberté d’expression ; et cette dernière est aujourd’hui quotidiennement collée au poteau, pendue à mille potences. Elle a beau être une hydre à mille têtes, l’acharnement obsessionnel du pouvoir et le silence obstiné de ces gens de lettres finiront bien par faire tomber dans le panier, ici au Cameroun, la dernière tête de la liberté d’expression. « Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai », disait Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal. Puisque les membres, éminents, de notre société des gens de lettres, comme leurs homologues de par le monde, ne savent véritablement que parler, que feront-ils quand, abandonnée par tous y compris par eux, la liberté d’expression aura finalement été assassinée dans ce pays ?
Roger Kaffo Fokou, écrivain.
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