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L’homme-robot type de l’ère de la mondialisation marchande : il est déjà parmi nous !

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011

 

Il y a des articles qui méritent d’être salués. Tel est le cas de l’article « Halte aux méthodes du néomanagement ! » du philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag paru dans Le Monde édition du 31 mai 2011. A notre époque où peu à peu se met en place le programme d’une humanité constituée d’êtres dépersonnalisés, déconstruits à partir de leur subconscient et de plus en plus soumis à leur insu beaucoup plus que ne l’étaient les esclaves et les serfs d’autrefois, où la plupart des personnes ayant une véritable profondeur de vue et une expertise sérieuse ont succombé aux chants des sirènes du marché et n’aspirent qu’à monnayer leurs talents au plus offrant, il est bon qu’il existe quelques gardiens du temple, quelques vestales pour entretenir le feu sacré en attendant une époque meilleure. Que reproche M. Benasayag aux nouvelles méthodes de management sur lesquelles les seigneurs de l’industrie ne tarissent pourtant pas d’éloge ? Pour lui, elles sont en train de produire un type nouveau d’hommes. Et cette nouvelle humanité, constituée de « Petits hommes gris à la Simenon […] représentent la matérialisation finale du cauchemar imaginé par Robert Musil dans L'Homme sans qualités (Seuil, 1979) ». Qui sont-ils, ces petits hommes sans épaisseur, microbes qui infestent de plus en plus la société mondialisée et transforment quotidiennement la vie de millions de gens en cauchemar ? Votre supérieur hiérarchique ? Votre voisin de bureau ? Le petit fonctionnaire du coin ? Vous-même ? En tout cas, un logiciel, mis en place depuis longtemps, est en train de construire sous nos yeux une société nouvelle dans laquelle, plus ou moins bien formatés, nous aurons notre place ou en seront éjectés.  

 

L’Homme sans qualités, un mythe prophétique de la mondialisation marchande

S’il est une qualité que l’on a reconnu aux artistes depuis toujours, c’est le don qu’ils ont de pouvoir anticiper sur l’avenir. Pour les contemporains de Cervantès, Don Quichotte n’est rien d’autre que l’histoire d’un « demeuré » au sens propre du terme, c’est-à-dire d’une personne « restée » bloquée dans le passé et refusant obstinément le présent et l’avenir. Vision non pas erronée mais réductrice. En fait, à travers le moulin à vent, Cervantès a intuitivement vu se profiler à l’horizon, avec deux siècles d’avance, le cauchemar de l’homme moderne victime du développement du machinisme : « La croisade contre les moulins à vent du Don Quichotte de Cervantès traduit de façon certaine la clairvoyance de l’auteur qui, en avance sur les hommes de son temps, perçoit intuitivement la véritable nature du machinisme : tandis que les autres, fascinés par ce prolongement technologique, confondent ses multiples contenus (fonctions) avec son message, Don Quichotte, sans doute parce que vivant dans l’imaginaire et connaissant mieux les images et les décryptant mieux, lit avec une clarté étonnante le message profond du machinisme et décide de combattre celui-ci à sa manière »[1]. Ce message passe presque inaperçu pour les hommes de son époque qui n’y voient qu’une satire des romans de la chevalerie et de la Renaissance. « Un siècle ou deux plus tard, la révolte des Luddites, mouvement regroupant des artisans britanniques qui organisent de 1811 à 1816 des émeutes visant à détruire des machines utilisées dans l’industrie textile viendra rappeler que Don Quichotte n’était pas aussi fou qu’on le croyait »[2].

 

Avec Robert Musil, voici que l’histoire se répète indiscutablement. Lorsqu’il fait paraître entre 1930 et 1952 L’Homme sans qualités, le capitalisme est en train de faire face à deux adversaires de poids : les fascismes et le communisme. Cette tension est sans doute si forte qu’elle occulte un phénomène qui aurait dû être déjà véritablement plus alarmant, celui de la transformation de l’homme en un simple rouage de la machine capitaliste à l’œuvre au grand jour à l’Ouest et de façon plus déguisée à l’Est.

 

En effet, le taylorisme n’est rien d’autre qu’un programme dont l’objectif est de transformer le travailleur en un simple appendice (Il n’a pas besoin de penser, il y a des gens qui sont chargés de le faire pour lui dans le processus de segmentation verticale) d’une mécanique productiviste, interchangeable sans le moindre risque, puisque formaté pour accomplir (exécuter fidèlement) des gestes simples, toujours les mêmes. Soumis à ce traitement, l’homme lui-même peu à peu se robotise, se transforme en mécanique, perd toute volonté, se rétrécit pour devenir  un simple élément d’un ensemble statistique. On voit l’image de ces longues files d’ouvriers parfaitement identiques coulant hors des usines le soir après une journée monotone et stressante de travail, comme une marée noire échappée d’un vaisseau en rade. C’est la matérialisation du mythe de « l’Homme sans qualités » de Musil, dont nous ne connaîtrons jamais le nom de famille, parce qu’à la mécanique qu’il est devenu ne conviennent plus de telles notions. Dans Métamorphoses du roman, R.-M. Albarès affirme que « Musil […] se plaît à traiter ses personnages en mécaniques, les démontant et les remontant comme un horloger fait d’une montre. Car ils ne sont pour lui – et ils ne doivent être dans la première partie de L’Homme sans qualités – que des fantoches »[3].

 

Que faisait l’homme-robot que Charlie Chaplin met en scène dans Les temps modernes ? Il avait un tour de clé anglaise à donner, à chaque fois qu’une nouvelle machine se plaçait devant lui, rien de plus ni de moins, dans un espace-temps soigneusement calibré, toute la journée, de semaine en semaine, de mois en mois, des années durant. Exactement comme un ordinateur perforant des cartes. Les bureaucrates modernes, en apparence si éloignés de l’ouvrier de la fin du XIXè siècle, ne font en réalité pas autre chose. Comme le remarque M. Benasayag, « Ils appliquent le règlement, tout le règlement, rien que le règlement », mécaniquement comme le suggère entre les mots cet énoncé. Jusqu’à quel point ? Nous y reviendront. Avant cela, rappelons que ce programme est contenu dans le projet en voie de réalisation complète de l’ordre marchand et ce depuis toujours.

 

Humaniser la machine ou mécaniser l’homme : en route vers l’homme robot de demain

Tous les modes de gouvernance mis en œuvre depuis l’antiquité ont surtout travaillé à asservir l’être humain, tantôt au nom de la divinité, tantôt au nom d’une supériorité de naissance sensée découler également d’un droit divin. La particularité de la gouvernance capitaliste est qu’elle intègre en même temps la nécessité d’une croissance économique infinie qui suppose la prise en compte de la contrainte de productivité. Dans la gouvernance marchande aujourd’hui mondialisée, la production pour l’accumulation ne connait aucune borne. C’est ce que Max Weber a appelé « esprit du capitalisme ».

 

Pour réaliser un tel projet, le capitalisme a l’ambition d’être de plus en plus scientifique : il veut être capable de contrôler et de maîtriser tous les facteurs de production, pour pouvoir les manipuler à sa guise, en fonction d’un objectif de croissance continue de la production. Un homme libre, de ce point de vue, est un facteur défectueux de production, parce que difficilement contrôlable. C’est pourquoi « Le capitalisme retourne à la conception de l’homme outil mais avec l’ambition de supprimer à terme l’homme, facteur incontrôlable, pour le remplacer par la machine »[4]. Le taylorisme sera le programme élaboré à la fin du XIXè siècle pour réaliser le projet de l’homme-outil. Avec l’accélération du rythme de l’innovation scientifique, ce projet trouve assez rapidement sa limite naturelle dans l’apogée puis le dépassement de l’ère industrielle. La découverte et le développement d’une nouvelle technologie post-mécanique sont alors  présentés comme l’entrée dans une ère de libération totale de l’individu. Derrière le vernis d’une société de loisir et de démocratie où tout semble permis, dans le contexte d’une liberté théoriquement infinie, d’une permissivité quasi illimitée, la vieille ambition de domestication de l’humain se poursuit cependant inexorablement. Désormais, l’industrie mécanique étant en voie de disparition et l’industrie de services  la remplaçant, le bureaucrate devra prendre la place de l’ouvrier du XIXè – XXè siècle, le col blanc la place de plus en plus vacante du col bleu. Les recettes obsolètes du taylorisme sont donc simplement recyclées pour produire des théories nouvelles mais à l’avenant : le néomanagement vient de naître.

 

Néomanagement ? Pas si nouveau que cela, finalement, puisqu’il ne s’agit que d’une adaptation et d’un affinement des théories nées au tournant du XXè siècle, afin de les accommoder à la sauce de l’ère post-industrielle de plus en plus bureaucratisée : « Le fordisme et le taylorisme, disions-nous,  sont l’application de cette vision marchande du monde qui, en attendant que la machine devenant humaine remplace l’homme, trouve un moyen terme dans la transformation de l’homme en machine industrielle. Au XIXè siècle, tout porte à croire que le rêve d’une machine véritable substitut de l’homme est réalisable et qu’il suffit de trouver avec le travail quelques compromis en attendant ce moment-là. Plus d’un siècle plus tard, l’homme est plus que jamais au centre des processus de production de la richesse avec l’extraordinaire développement des industries de services, et les avancées en matière de luttes sociales. Aussi pour rendre opérationnel le vieux rêve marchand d’un producteur outil de production[5], le capitalisme a-t-il de plus en plus recours aux formes les plus dissimulées d’esclavage »[6].

 

L’homme robot, prototype humain de demain, est déjà parmi nous : qui et où est-il ?

Il est déjà partout, l’homme-robot de l’ère post-industrielle : autour de vous, en vous, à votre insu. Comme le dit M. Benasayag, « Ces agents de la tristesse opèrent dans des domaines de plus en plus étendus, mais il en est certains où leurs méfaits sont assez récents et particulièrement choquants : l'éducation et la santé en font partie ». Cet Homme-là, c’est le spécialiste, le technocrate, celui ou celle qui possède la science exacte d’une spécialité donnée, à qui le formatage a donné des recettes aussi précises que millimétrées qu’il ou elle applique sans examen et sans état d’âme. Ne lui demandez surtout pas pourquoi il fait ce qu’il fait : cette question-là n’est pas scientifique et on lui a appris à ne pas y répondre, à ne même pas se la poser. Ce qu’il sait faire le mieux, c’est obéir et inspirer l’obéissance autour de lui. Nous sommes sans doute en pleine science-fiction ? Que non ! Regardez-vous, ou regardez autour de vous et vous serez édifiés, si c’est encore possible.  

 

Votre univers est désormais infesté de règlements, d’injonctions souvent contradictoires les unes par rapport aux autres. Vous devez faire face à une inflation sans précédent au niveau processuel. Naguère, un seul censeur suffisait au contrôle pédagogique d’un lycée et il s’agissait à l’époque de lycées régionaux. Aujourd’hui, dix à quinze censeurs se bousculent dans les couloirs du moindre lycée de n’importe laquelle de nos villes. Et chacun d’eux s’y surprend à être surmené de travail. Pourquoi ? Parce que les tâches sont de plus en plus rationalisées, complexifiées, pour plus d’efficacité, dit-on, mais surtout pour écarter les importuns, les non-spécialistes. Le diagnostic de M. Benasayag semble avoir été établi pour l’école camerounaise, qu’il ne connaît peut-être pas mais, ne sommes-nous pas dans la mondialisation ? Lisez plutôt : « A force de vouloir imposer de la rationalité, en contrôlant les horaires, en voulant rentabiliser chaque minute (chaque euro d'argent public dépensé...), en quadrillant les services, en instituant des rôles de petits chefs et sous-chefs, c'est la contrainte qui devient la règle, épuisant le désir et l'initiative des salariés ».Séquences, taux de couverture des enseignements, taux d’assiduité, de ponctualité, taux de réussite, tableau de ceci et de cela… Sous prétexte de rationalisation, c’est un immense filet de surveillance aux mailles de plus en plus serrées qui est jeté sur la société. Il y a de cela quelques décennies l’on parlait déjà d’une ère du soupçon. L’on a désormais franchi une autre étape : dans notre société actuelle, nous sommes tous présumés coupables et chacun doit prouver son innocence à chaque minute, de façon définitivement provisoire à chaque coup. N’en déplaise à Camus, le mythe de Sisyphe a quelque chose de déprimant.

 

Nous nous plaignons constamment du manque de cœur des bureaucrates : ils sont froids comme des produits surgelés, et ne sortent de leur réserve que pour vous gratifier d’injonctions sarcastiques. Votre détresse, aussi visible soit-elle, les laisse dans une indifférence totale, inhumaine. Ne perdez pas votre temps à vouloir leur faire remarquer une incohérence dans les règlements, les ordres tombés de la hiérarchie : peine perdue. Ils ne sont pas formatés pour cela : « petits chefs psychorigides, médiocres et sans aucune envergure spirituelle, [ils] sont parfaitement fuyants », nous dit M. Benasayag. Ce ne sont que de « Petits hommes méprisables et benêts qui participent à un processus qui les dépasse ». Des esclaves chargés de promouvoir ce statut autour d’eux. Comment ? « Elémentaire, mon cher Watson », comme aurait dit Sherlock Holmes.  

 

En effet, l’échelle de mobilité sociale est devenue l’arme absolue de mise en œuvre de ce nouveau conformisme social. Qui sont les employés modèles d’aujourd’hui qui figurent sur toutes les listes d’aptitude à la promotion ? Ce sont les nouveaux « Hommes sans qualités » à la Musil. Ils donnent l’impression que les lois et règlements ont été taillés pour eux sur mesure. On ne se lasse pas de vanter leurs incomparables qualités de technocrates. Ils sont « cools » au sens propre du terme. De l’univers de l’entreprise privée où le phénomène a été expérimenté avec succès, ils sont en train d’investir le service public, en préparation à une future privatisation de celui-ci qui a d’ores et déjà commencé.

 

Ce programme, qui se met progressivement en place, a de quoi susciter l’inquiétude la plus vive, parce qu’il s’attaque à ce qu’il y a de plus humain en l’homme, la liberté sans laquelle la vie ne serait plus qu’un non sens. Et il le fait, ironiquement, au nom de la liberté, sous le couvert commode du libéralisme le plus total, de l’ultralibéralisme. C’est pourtant un programme de mise en place, à terme, d’un fascisme radical, qui ne sera pas moins dangereux pour l’espèce humaine que le fut le nazisme. A quoi d’autre pourrait mener l’actuelle obsession de la productivité quand il est admis que « la production planétaire de denrées alimentaires de base représente 110% des besoins mondiaux » et que dans le même temps « 30 millions de personnes continuent de mourir de faim chaque année, et plus de 800 millions sont sous-alimentées »[7] ? Que 737 maîtres du monde contrôlent 80% de la valeur des entreprises mondiales (Ivan du Roy, 9 septembre 2011) ?  Vers une civilisation inconnue et qui n’aura que peu de rapport avec celle que nous vivons aujourd’hui, et la civilisation actuelle a déjà le don de surprendre tous ceux qui la regardent attentivement. Musil le disait si bien, « Il suffirait qu’on prît vraiment au sérieux l’une quelconque des idées qui influencent notre vie, de telle sorte qu’il ne subsiste absolument rien de son contraire, pour que notre civilisation ne fût plus notre civilisation ».

 

Ne regardez donc pas seulement à côté de vous, autour de vous, regardez au-dessus de vous : la grande légion est en marche, et comme une horde d’extra-terrestres descendant de soucoupes volantes, elle investit par le haut la gouvernance mondiale. Dans Newsweek International du 1er février 1999, David Rockefeller, fondateur de la Commission trilatérale, affirmait déjà : « Quelque chose doit remplacer les gouvernements, et le pouvoir privé me semble l'entité adéquate pour le faire ». La crise de la dette souveraine en Occident offre aujourd’hui une opportunité rêvée de faire avancer ce projet. Les technocrates sont en train de prendre progressivement la place des politiques : Lucas Papadémos en Grèce, Mario Monti en Italie, constituent une avant-garde, un test qui, concluant, pourrait permettre d’aller plus loin. C’est un programme qui, au moyen de la démocratie, cherche à atteindre un objectif qui exclut toute forme de démocratie de son mode de gouvernance. « Techniciser la gouvernance globale revient à la dépolitiser et à marginaliser tant le rôle du débat politique que des choix électoraux », dit à juste titre Bertrand Badié. Après avoir été un outil commode entre les mains des marchands dans la quête du pouvoir et sa mondialisation, la démocratie est appelée à être leur prochaine victime, et avec elle, notre liberté à tous. Reste à savoir si nous tenons suffisamment à cette liberté pour pouvoir lui sacrifier ce que nous avons de plus précieux, nos vies, d’autant que sans la liberté une vie ne vaut rien.



[1] Médias et civilisations, à paraître  

[2] Ibid.

[3] R.-M. Albérès, Métamorphoses du roman, Albin Michel, 1966, pp. 53-54

[4] Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011, p.

[5] On parle significativement de capital humain.

[6] Capital, travail et mondialisation… op.cit. P.

[7] Ignacio Ramonet, Guerres du XXIè siècle, Galiléo, 2002, p. 12



02/12/2011
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