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L’image : un pouvoir qu’il ne faut pas subir inconsciemment

Par Roger Kaffo Fokou, auteur de Accents aigus, Publibook, 2011


Dans un article publié sur le réseau Voltaire le 3 septembre 2011, Jean-Claude Paye attire l’attention sur l’évolution du statut personnel de l’individu de la société précapitaliste à la société dite post-moderne.  Selon lui, il y a passage d’une situation d’attributs séparés de la nue propriété du corps et de sa jouissance par l’individu en contexte précapitaliste à une situation  fusionnelle en société capitaliste post-moderne où propriété et jouissance entrent dans une relation de type fusionnel. Cette (con) fusion n’a pu toutefois s’opérer, de l’avis de l’auteur, que par le biais de l’image du corps qui non seulement se substitue au corps en l’anéantissant, mais échappe à l’individu pour devenir la propriété de l’Etat.

Cette remarquable analyse est indiscutable en bien des points. Elle permet entre autres de réfléchir sur le sort qui est fait à l’Etat  par la société capitaliste, un instrument au service non plus de l’intérêt général mais des intérêts particuliers de puissances souvent occultes. Elle a cependant ce défaut qu’elle n’introduit l’image qu’en fin de chaîne. Et même si elle en montre la formidable puissance, elle a la faiblesse de donner l’impression que l’image n’a gouverné la fabrication du statut personnel de l’homme que dans la société dite post-moderne. En outre, cette situation fusionnelle que Jean-Claude Paye dénonce dans la société capitaliste actuelle n’est pas tant exceptionnelle ni si nouvelle que cela, la post-modernité étant par bien des points un néo-primitivisme, il est vrai de loin plus radical que l’ancien il faut le dire.  

En fait, de l’antiquité à notre époque, la situation de l’homme opère un parcours circulaire complet de l’esclavage à l’esclavage. Ces situations transitoirement initiales et finales si identiques dans le fond sont néanmoins construites sur des images distinctes. Il se trouve que l’esclavage antique, dans la forme, se démarque de l’esclavage moderne[1], mais lui ressemble rigoureusement dans le fond. Et qu’est-ce que l’esclavage si ce n’est l’histoire d’une tentative de fusion ou de confusion de la nue propriété et de la jouissance d’un corps doublée d’une dépossession ou expropriation radicale de ces attributs ? L’esclave n’a en effet ni la propriété de son corps ni même le libre usus, la jouissance sans entrave de celui-ci. Il est un bien appartenant entièrement à un maître qui en détient la propriété avec tous les droits annexes, notamment le droit d’en disposer selon son bon vouloir, y compris par voie de destruction pure et simple. Et si l’esclave peut jouir de la propriété de lui-même de façon marginale, cela se passe toujours selon le bon vouloir et dans les limites définies par le maître qui peut y apporter les restrictions qu’il lui plaît quand il lui plaît. Comment l’image intervient-elle à ce stade du processus ?

Il faut commencer par dire que l’image est avant tout un média[2], c’est-à-dire un prolongement de l’homme. Dans ces époques primitives ou supposées telles – des indices de civilisations ultra perfectionnées existent qui montrent que le passé de l’humanité ne se confond pas toujours à l’idée que les post-modernes que nous sommes s’en font – l’homme est encore au stade des technologies mécaniques et son besoin d’outils le pousse surtout à prolonger son corps. Et l’image qu’il se fait de ses outils épouse parfaitement les formes de ce corps, et l’on peut comprendre pourquoi l’outil parfait pour lui est de ce fait celui qui a la forme entière du corps non forcément réel mais souvent idéal, c’est-à-dire imaginé. On voit par quelle translation une image est au final la projection non pas de la réalité mais curieusement de l’image de la réalité. Image donc à la puissance « n ». C’est probablement cette image, plus ou moins consciente, qui fabrique à l’esclave son statut, celui de l’homme-outil, - super outil puisque sans manche, et qui du coup libère son propriétaire de la corvée d’avoir à le manipuler, automate naturel pour ainsi dire - d’un homme qui est dépossédé et de la nue propriété et de la jouissance de son propre corps. Nous sommes là dans une société où les concepts de droits et de dignité humaine (médias modernes) n’existent pas encore, et où il est admis, même par les plus grands philosophes (Platon, Aristote entre autres), que l’être humain peut être instrumentalisé pour le bien du grand groupe. Même à la fin du XVIIè siècle, le Code noir de Colbert (1685) conserve cette image instrumentale de l’esclave qui selon l’article 44 du célèbre texte « est meuble ». L’on n’est cependant plus dans le contexte de la société antique. Avec le Moyen âge, l’Europe est entrée dans ce que Jean-Claude Paye appelle le précapitalisme.

La société précapitaliste continue à pratiquer l’esclavage mais l’image qui prolonge cette société-là et la structure n’est plus celle d’une mécanique humaine. La société médiévale est avant tout une société du servage. Le servage marque indiscutablement une évolution du statut personnel de l’homme, traduction d’une évolution nette de l’image que l’homme se fait de l’homme. Les médias qui permettent de construire cette nouvelle personnalité peuvent se résumer dans les théories du droit naturel. Comment contrôler, pour l’utiliser, un homme qui dispose de droits innés ? Il suffit de le fragmenter, processus purement mécanique et qui donc parfaitement à l’époque du triomphe du machinisme. « Comme attributs séparés de la propriété, écrit justement Jean-Claude Paye, les notions juridiques, de nue propriété et de jouissance, ont une origine précapitaliste ». Thomas Hobbes imagine une aliénation pure et simple de ces droits entre les mains du tyran, aliénation qui n’est concevable que dans la mesure où la société de l’époque s’est prolongée de l’image d’un être humain articulé comme une mécanique démontable et aux composantes isolables. Prenant la suite de Hobbes, John Locke introduit cependant, dans une société de plus en plus capitaliste, une évolution remarquable en ce sens que sa théorie de l’inaliénabilité des droits naturels montre déjà les limites d’une vision mécaniste de l’être humain, et ouvre la voie vers une approche de plus en plus holistique. Cette nouvelle vision ne triomphe cependant qu’avec l’avènement des technologies électriques qui indique que l’humanité a fait un saut technologique.

Avec l’électricité en effet, l’homme a compris qu’il n’est pas seulement une mécanique, que la mécanique corporelle n’est tout au plus que son premier outil, un outil peut-être naturel mais un outil tout de même. Avec cette prise de conscience, l’image d’une mécanique humaine s’effrite peu à peu et avec cet effritement, le rêve d’une instrumentation physique de l’homme. Les excès du taylorisme et du fordisme dans une certaine mesure montrent jusqu’où il a fallu pousser cette volonté de réaliser cette image d’homme-machine ou plus simplement d’homme-outil, image qui traîne durablement au cœur du rêve capitaliste de construction de la société. Quand finalement celle-ci se désintègre, il est clair que l’esclavage dans sa forme ancienne n’a plus d’avenir et qu’il faut passer à autre chose. L’abolition de l’esclavage – ainsi que de sa variante féodale qu’est le servage - apparaît ainsi comme le résultat d’une évolution qui voit la société passer d’une image mécaniste à une image holistique de l’être humain. Quelle est donc la nature de la différence qui s’opère dans le passage du précapitalisme à la société capitaliste dite moderne ?

La différence, encore une fois, est surtout de l’ordre du symbolique, c’est-à-dire de l’image. La société capitaliste prétend avoir libéré les droits de l’homme jusque-là captifs au profit de ce dernier. En fait, elle crée les conditions d’un asservissement volontaire et met en œuvre un programme dont l’ambition est d’amputer l’homme de l’autre part de lui qui l’empêche d’être une mécanique parfaite. Dans ce sens, elle ne constitue pas, comme le dit justement Jean-Claude Paye, une évolution fondamentale par rapport à la vision précédente. Elle opère une évolution dans la forme mais une régression quant au fond. On peut voir comment l’image de base est ici construite par des médias comme le rationalisme et le positivisme. Pour que le pas soit véritablement franchi dans tous les sens, il faudra que cette image-là évolue. La psychanalyse y contribue grandement, de même que les inventions de l’électricité et des technologies de l’information. A la mécanique séquentielle et linéaire antérieure se substituent peu à peu l’instantanéité et la totalité. Le corps n’en devient pas inutile mais il est remis à sa place, celle d’outil. Un outil contrôlé par un « je » force immatérielle, qu’il suffit de contrôler pour contrôler le reste. On entre alors de plain-pied dans la post-modernité : « Il ne s’agit plus de contrôler et de modeler les corps, afin de les rendre aptes à la machine économique, mais de s’attaquer à leur être même en fixant les modalités de jouissance des individus ».

S’il est une chose que la société post-moderne a bien comprise, c’est que l’être humain n’est pas la mécanique qui se donne à voir par le biais du corps physique et que ce dernier n’est qu’une image, une projection d’un psychisme qui a trouvé par là le moyen de se prolonger ; et que comme toute image, il est inessentiel par rapport au modèle. Le corps physique n’étant que le reflet, la réalité se trouve ailleurs, dans un amont qu’il faut explorer et cartographier. Et comme toute image, il fait partie d’une totalité qu’il faut lire globalement. On peut alors comprendre que la volonté de contrôler l’être humain opère un transfert d’objet, passant du corps à l’image de celui-ci, c’est-à-dire de l’accessoire à l’essentiel au sens étymologique du terme. Ainsi, comme l’affirme Jean-Claude Paye, « La propriété, qui était barrage à la jouissance d’autrui, devient jouissance de l’autre, de celle, sans limite, de l’État ou de l’entreprise. Ainsi, dans l’image, jouissance et propriété se confondent et la valeur d’usage de la chose s’identifie avec sa valeur d’échange, avec sa mesure ». Cette confusion par le truchement de l’image n’en est pas moins un retour à la situation primitive de confusion : il s’affirme là une volonté de dépossession encore plus radicale. Il ne s’agit plus en effet de modeler les corps : à quoi bon ? Il suffit de modeler ce qui modèle le corps et le tour est joué. Nous sommes là au principe même de l’esclavage moderne : contrôler l’être humain tout en lui laissant une liberté apparente, une illusion de liberté. 1984 de Georges Orwell préfigurait déjà cette volonté de contrôle total qui est l’expression d’une ambition esclavagiste à la fois post-moderne et véritablement radicale.



[1] Lire pour cela Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, publié aux éditions l’Harmattan en 2011

[2] Cf Médias et civilisations, à paraître bientôt.



22/09/2011
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