L’inconnu du train Camrail 191
Le taxi me déposa devant le grand portail en fer aux trois-quarts fermé de la gare centrale de Yaoundé. Nous étions un soir pluvieux du 15 octobre de l’an 2019 et j’étais en route pour Garoua, la capitale régionale du Nord. Une brutale averse m’avait obligé une demi-heure auparavant à prendre ce taxi en course pour ne pas manquer mon train. Il pleuvait encore lorsque je mis les pieds sur le béton inégal devant l’entrée de la gare. Il y avait des crevasses et de l’eau partout. L’éclairage chiche, les immenses zones d’ombre des commerces fermés pour la nuit, les montagnes d’immondices visibles même dans la semi-clarté, tout cela accusait la saleté et la laideur alentour.
Je payai le taximan, le remerciai et, empoignant mes deux sacs, franchis en courant le découvert qui me séparait de l’espèce de porche prolongeant la devanture des guichets extérieurs de la compagnie des chemins de fer camerounais, la Camrail. Tout, ici aussi, suintait l’humidité, la crasse et la tristesse. Il y avait des hommes en treillis un peu partout, militaires, gendarmes, policiers, leurs pistolets ostensibles aux hanches. Il y avait aussi les personnels de sécurité de la Camrail, dans leur attirail semi-militaire. Le nombre de ce petit monde en tenue semblait disproportionné pour cette gare qui ressemblait à une gare régionale, parmi l’affluence moyenne des passagers s’agitant devant l’unique check-in à leur disposition.
Du regard, j’essayai d’identifier la queue pour me positionner : peine perdue. Il semblait régner ici un horrible cafouillage et cela me rappela à quel point mes compatriotes détestent faire la queue. Après quelques tâtonnements, je finis par me retrouver dans le mouvement. Un jeune employé procédait sans aménité à la fouille des passagers, et ses instructions claquaient sèchement, comme des coups de fouet. Son collègue préposé au scanner ne paraissait guère taillé dans une étoffe différente. Je vidai rapidement mes poches, enlevai ma montre-bracelet, enfournai le tout dans mon sac à dos, le positionnai sur les rails de la machine à scanner et me présentai pour la fouille au corps. De l’autre côté du portail électronique, je récupérai mes bagages et entrai dans le hall de la gare.
C’était une salle sans personnalité, basse, exiguë, étouffante. Les passagers, que je supposai de deuxième classe, s’y bousculaient, entassés dans toutes les positions. Les quelques places assises occupées, hommes, femmes et enfants se casaient comme ils pouvaient, debout, assis sur leurs bagages ou affalés à même le sol. Les nouveaux arrivants poussaient pour se glisser dans le moindre espace libre, piétinaient un bagage ou un orteil, bousculaient un équilibre difficilement obtenu, provoquaient jurons et coups de gueule. Je localisai un agent de la compagnie à sa salopette jaune citron, pus me faufiler jusqu’à lui et lui présentai mon billet.
- Que doit-on faire à partir d’ici ? lui demandai-je après l’avoir salué.
Il ne sembla pas voir le billet que je lui présentais. Je voulais pourtant qu’il remarquât qu’il était de première classe.
- Avez-vous un bagage à enregistrer ici ?
- Non, répondis-je.
- Attendez l’arrivée du train, me lança-t-il, la tête déjà ailleurs.
Je me sentis un peu plus perdu. Sur ma droite, un faux couloir encombré de passagers s’éloignait. Je décidai de le suivre. Au bout, une porte donnait sur une salle meublée de bancs en fer. Il y avait encore des places assises. Ce devait être la salle d’attente des premières classes. Soulagé, je m’y installai. Mes habits trempés de pluie me désignaient à la curiosité et sans doute à la pitié des autres. Un jeune homme assis non loin de moi m’observait avec une certaine perplexité. Gêné, j’engageai la conversation avec lui. Il retrouva vite son naturel et je le découvris amical. Il était vêtu d’un t-shirt que recouvrait un blouson en simili cuir brun, sur un pantalon blue-jean moulé sur les jambes. Son téléphone Androïde qu’il quittait difficilement des yeux était relié à ses oreilles par des écouteurs blancs. Un courant de sympathie s’installa entre nous d’emblée.
Dans la salle d’attente qu’occupait également un bar au design plutôt élégant mais aux rayons quasi vides, il y avait aussi quelques couples de jeunes, la plupart le doigt sur les écrans tactiles de leurs téléphones. Sur les murs, les injonctions de Camrail mettaient en garde les passagers contre d’éventuelles infractions aux règlements. Le rugissement puissant d’une locomotive soudain couvrit tous les bruits. Puis une voix tonitruante, sortie d’un micro invisible, annonça l’embarquement. Instantanément la salle commença à se vider. De l’autre côté de la porte aux vitres opaques, les quais faiblement éclairés étaient à ciel ouvert. Heureusement, il avait cessé de pleuvoir. Un seul train en vue. Je me mis à rechercher ma voiture, la V1 0684. Finalement, je m’adressai à un agent en jaune qui m’orienta. Mon billet fut contrôlé à nouveau à l’entrée. Dans le wagon, je n’eus aucun mal à trouver mon siège, le 22C.
Mes sacs soigneusement rangés sur le rack, je me mis à observer mon salon de première classe. Les fenêtres n’avaient pas de rideaux. Les sièges n’avaient pas de tables, ostensibles ou dissimulées. Deux écrans de télévision placés dos à dos au milieu du plafond ne paraissaient pas avoir été utilisés au cours d’une période récente. La lumière blanche et nue, chirurgicale, tombait à plomb sur un plancher sale. Cette première classe Camrail devait être la première classe la plus économique du monde.
Ma voisine du siège 23F était une jeune femme voyageant avec sa fille de moins d’un an. Elle vint s’installer timidement à mes côtés, s’étant annoncée par des signes plutôt que par des mots. Je me mis à me demander comment lui être agréable pour briser entre nous la glace. La petite fille, belle et attendrissante comme tous les bébés du monde, m’examinait avec une curiosité empreinte de prudence et refusa mes premières avances. Sa mère ne se décidait pas encore à regarder de mon côté, mais je ne la sentais pas hostile et cela me semblait encourageant. Une famille vint s’installer un fauteuil devant nous, sur l’autre rangée : l’homme abordait la cinquantaine probablement et portait élégamment un boubou de bazin bleu outremer ; la femme, qui avait les mains et les pieds soigneusement décorés, semblait tout juste dans la vingtaine tardive ; le plus âgé des trois enfants ne devait pas avoir dix ans. Cela se voyait cependant que cette famille était très unie, aux petites attentions de l’homme pour son épouse, à la manière qu’avait la jeune femme d’effleurer de la main le pied de son homme, à la liberté qui s’exprimait dans les rapports des enfants avec leurs parents. La jeune femme jeta à même le sol un morceau de tissu écarlate qui s’étala comme une large flaque de sang. Deux des enfants s’y installèrent à ses pieds. Juste à côté de moi sur la rangée de l’autre côté du couloir, un monsieur d’un certain âge vint s’installer. Il avait l’air d’émerger d’une journée épuisante qui lui avait labouré ses traits d’originaire du Nord ou de l’Extrême-nord. Dans son complet-veste noir à rayures verticales blanches, il ressemblait à un homme d’affaires. Sur son ventre protubérant, on remarquait qu’il avait omis de faire un bouton, soit par négligence, soit pour se donner plus d’air. Deux bancs derrière ce tranquille monsieur au crâne rasé de près, une femme, d’un certain âge également mais un peu chétive, occupait aussi confortablement qu’elle le pouvait deux sièges à elle toute seule. Son téléphone sonna et je découvris qu’elle avait un fort accent de la côte. Ses cheveux, coupés court, étaient non pas tressés mais roulés à la manière des locks. Son coup de fil s’éternisait et il se voyait qu’elle ne tenait pas spécialement à être discrète sur le contenu d’une conversation extrêmement amicale, intime même. Le jeune homme que j’avais rencontré dans la salle d’attente vint s’installer sur le siège juste devant moi. Me reconnaissant, il sourit et m’adressa un petit et discret salut amical. À quelques sièges près, la voiture était désormais pleine. Un doux murmure de conversation s’éleva et tenta d’atténuer la fraîcheur glaciale qu’entretenaient deux climatiseurs d’où s’échappaient de longues trainées blanchâtres d’air frais. Puis il y eut un assourdissant coup de trompette, une violente secousse. Et le train se mit à bouger, insensiblement d’abord, puis de plus en plus vite.
- Le train bouge enfin, dis-je à ma voisine, avec le sentiment d’enfoncer une porte largement ouverte.
- Dans quel sens ? me demanda-t-elle, apparemment un peu perdue.
Je lui indiquai le sens. Elle m’avoua qu’elle ne s’était pas rendu compte que le train roulait. La glace semblait définitivement brisée entre nous et j’en éprouvai une discrète satisfaction. Il me restait à vaincre la timidité du bébé. Je l’invitai à venir à moi, mais ce dernier esquiva et se réfugia sur la poitrine de sa mère, toujours prudent. Je me dis qu’il avait raison, qu’à sa place, je n’aurais sans doute pas agi différemment.
Des vendeurs ambulants circulaient, proposant divers articles allant de la quincaillerie la plus diverse aux nécessaires de toilette et aux médicaments. Ils avaient un discours rodé et efficace qui faisait mouche à tout bout de champ. De véritables experts. Une palette d’eau minérale passait : j’en achetai une bouteille et m’aperçus qu’elle était glacée, mais il n’y avait pas mieux. Une hôtesse parut à l’autre bout de la salle, armée d’un carnet de commandes et d’un stylo. Elle s’arrêtait à chaque fauteuil, débitait quelques mots, notait quand il le fallait, puis avançait. À mon niveau, elle me proposa un menu de frites et de grillades. Ses prix étaient de première classe et je déclinai son offre. J’avais d’ailleurs dîné avant de quitter la maison et la perspective de m’attabler à nouveau devant un plat quel qu’il fût et quel que fût son prix ne me tentait guère. Le train roulait toujours dans Yaoundé. Il y eut une secousse brutale et il s’arrêta. Un agent du chemin de fer vint nous expliquer que de la boue avait envahi les rails. Cette explication eut le don d’assombrir ma voisine. Elle composa un numéro sur son téléphone et rendit compte à l’autre bout du fil. Quand elle eut raccroché, j’essayai de lui remonter le moral.
- Quand je voyage sur notre réseau, je me fais patient pour mieux profiter des surprises agréables quand il s’en produit, lui dis-je en souriant.
Elle se dérida. Et nous nous mîmes à parler de tout et de rien. Cette proximité encouragea sa petite fille qui commença à s’approcher de moi. Ce voisinage circonstanciel allait finalement bien se passer. Au bout de quarante-cinq minutes environ, il y eut à nouveau une violente secousse et le train repartit. Le contrôleur entra dans le wagon peu après, par l’arrière du train. Le contrôle se passa sans incident. Notre voiture n’avait apparemment pas de resquilleur. Le train roulait avec un battement sourd et régulier. Son rythme monotone me berçait et je devais résister à un engourdissement progressif. À côté de moi, je voyais bien que la jeune mère d’enfant luttait contre le sommeil, mais sa fille, les yeux brillants, passant d’une activité à l’autre, ne montrait aucun signe de fatigue. Je sentais que je devais résister pour lui tenir compagnie. Sur le point de céder cependant, je fus sorti de cette relative torpeur par des éclats de voix fusant à l’autre bout de la voiture.
- Je ne vais pas me présenter ! entendis-je. Vous êtes qui ? Vous allez me faire quoi ? Je vous dis que je ne vais pas me présenter !
Celui qui ainsi s’exprimait, avec à la fois assurance, énergie et brutalité, vu de la distance où je me trouvais, était un personnage de taille moyenne, chétif et même un tantinet frêle, vêtu d’un simple t-shirt d’un vert extrêmement décoloré. Ce devait être le passager 42C. Lui faisant face debout dans le couloir, un caporal de l’armée, un policier, un gendarme, un agent de sécurité et un contrôleur de Camrail. Il ne m’était pas possible d’entendre ce que ces messieurs disaient au passager 42C, mais ce dernier semblait décidé à n’en faire aucun cas. Dans ses éclats, sa façon de marteler ses mots, l’on pouvait deviner qu’il ne devait pas être dans son état normal : alcool ? Autres substances psychotropes ? Difficile à dire.
Depuis combien de temps l’altercation durait-elle ? En tête-à-tête avec ma voisine de fauteuil, travaillé par la fatigue, je n’avais pas senti l’atmosphère changer et seul l’éclat du passager 42C m’avait reconnecté à la salle. Toutes les conversations particulières avaient cessé, aspirées par le spectacle en développement à l’autre bout du wagon. La voiture entière était suspendue dans l'attente du dénouement de la scène. Mais celui-ci ne semblait pas se hâter.
Les bras musclés croisés sur sa poitrine, le caporal attendait avec calme et patience, le visage ne trahissant aucune émotion. Son assurance et sa tranquillité semblaient recouvrir quelque chose d’indéfinissable sur lequel je n’arrivais pas à mettre un nom. Quelque chose qui ne me paraissait pas spécialement rassurant. Le policier, plus fébrile, s’efforçait toujours, visiblement sans le moindre succès, de convaincre le 42C de se présenter. Le gendarme s’éloigna au bout d’un temps, sans hâte et comme s’il se désintéressait de l’affaire, et disparut vers les wagons de tête du train. Il fut vite suivi par l’agent de sécurité et le contrôleur de Camrail. En tête-à-tête, il n’y avait plus que le caporal, étonnamment calme et presque détendu, le policier, toujours conférant à voix basse, et le passager 42C, plus volubile et agité que jamais.
- Je suis un officier de l’armée tchadienne et cela fait plus de dix ans que je circule sur cette ligne, criait-il. Je vous ai déjà dit que je ne vais pas me présenter.
Cette dernière sortie en fut peut-être une de trop. Dans le wagon, dès cet instant, ce fut comme s’il s’était produit un choc violent : la tension et l’attente ayant prévalu jusque-là cédèrent place à la colère. Un jeune homme que je n’avais pas encore remarqué se dressa d’un fauteuil derrière le caporal, et se présenta comme un élément du BIR de l’armée camerounaise. « Ma profession est de tuer, éructa-t-il sans détour. Et je jure que je vais m’occuper de toi. » Il voulait visiblement empoigner l’énergumène qui manquait de respect à son caporal, comme il disait, et traduire en acte la menace qu’il venait de proférer en guise de présentation. Le caporal, toujours aussi calme, s’interposa avec succès. La jeune femme assise à côté du 42C jaillit de son siège pour intervenir à son tour, mais le policier, vigilant, l’en empêcha avec fermeté. J’appris plus tard qu’elle était la compagne du passager 42C. Un calme relatif revint mais cette sorte de statu quo ante sembla irriter au plus haut point les autres passagers du wagon.
Le père de famille à côté de moi semblait subitement pris d’un accès de rage.
- C’est insupportable ! Insupportable ! criait-il. Est-ce qu’un Camerounais pourrait parler ainsi au Tchad? Il serait mort à l’heure qu’il est, je vous dis. Quel manque de respect pour notre armée, pour notre pays ! C’est insupportable, je vous dis !
La dame aux locks deux fauteuils derrière lui s’en prit aux deux hommes en tenue.
- Vous ne faites rien ? Hein ? Si ç’avait été un Camerounais, vous seriez beaucoup plus forts, vous l’auriez déjà brutalisé. C’est une honte ! une honte ! Nous insulter comme ça dans notre propre pays ! Et au lieu d’agir vous êtes là à jouer ses garde-corps. Vous allez faire les garde-corps toute la nuit ? railla-t-elle.
Un consensus général se faisait lentement dans le wagon. Une tempête en perspective. On ne pouvait laisser impunie une telle insolence. Des anecdotes fusèrent sur des Camerounais qu’on avait exécutés pour un simple regard au Tchad, spoliés impunément de leurs biens au Gabon, brutalisés sans conséquence en Guinée Équatoriale. C’était une litanie, un torrent de récriminations brisant les digues. L’élément du BIR, encouragé, se leva à nouveau et bondit vers le passager 42C. Ce dernier sauta sur ses pieds et tenta de s’élancer à son tour. À cet instant précis, le gendarme revenait, suivi d’un petit groupe d’hommes dans des treillis dépareillés. En une fraction de seconde, tout bascula.
Dans le cafouillage qui s’ensuivit, la première chose que je vis distinctement, ce fut le poing fermé du gendarme, balancé à la manière d’une fauchette, cueillir le passager 42C sur l’arrière du crâne, probablement sur l’occiput, peut-être un peu en dessous. La violence du geste, plus que le geste lui-même, me frappa comme un coup de poing dans l’estomac. À ce moment précis, comme électrisé, le paisible et triste homme d’affaires en veste rayée bondit sur ses pieds et hurla sans la moindre retenue :
- Attrapez-le ! Ligotez-le !
Il n’avait pas besoin de le dire. La petite escouade en treillis avait déjà bondi sur le passager 42C. Debout devant mon siège, je tentai de voir ce qui se passait. Je pus voir la femme du 42C recroquevillée sur son siège, essayant sans doute de se protéger contre des coups imaginaires. Son compagnon, quant à lui, fut enlevé de son fauteuil, jeté comme un sac de chiffon dans le couloir. Des coups de poings, de pieds pleuvaient sur lui, dans un désordre terrifiant. Il tenta de se relever pour échapper à ses bourreaux. Un coup de poing, ou de pied, l’envoya valser entre les fauteuils. Un silence de mort s’était subitement établi dans le wagon où l’on n’entendait plus que le tumulte et les coups sourds de la mêlée. Chacun des spectateurs de cette horrible scène retenait son souffle désormais. Je sentais mon sang se glacer au fur et à mesure. Des mains agrippèrent le passager 42C par ce qui lui restait de son t-shirt déjà en pièces, le soulevèrent et le précipitèrent au milieu du couloir face contre terre. Quelqu’un bondit et je vis des brodequins atterrir sur sa tête au visage plaqué sur le sol, rebondir et atterrir à nouveau. Ils étaient à deux mètres de moi, tout au plus. Je fermai les yeux un instant. Je redoutais d’entendre de sinistres craquements mais il ne me sembla rien entendre de tel. Puis je rouvris les yeux pour voir une pauvre chose inerte que l’on trainait vers la sortie du wagon. Il était flasque comme un vulgaire sac de macabos mal ficelé. En dépit de mes appréhensions, ce dénouement me procura un certain soulagement. Un dernier incident pourtant se produisit encore.
Je n’avais pas jusque-là fait attention à la présence d’un jeune homme seul sur les deux fauteuils juste derrière moi. Je l’avais entendu échanger quelques mots au téléphone mais, par paresse sans doute, ou peut-être par discrétion, ne m’étais pas retourné pour voir à quoi il ressemblait. Je ne le saurai sans doute jamais plus. Au moment où je croyais épuisée la crise que nous venions de vivre, j’entendis que l’on prenait à parti le jeune derrière moi. Cela se passa si vite que je ne pus rien voir. Son téléphone lui avait été arraché, me dit-on, confisqué. J’avais évidemment entendu les sons caractéristiques des claques reçues. Avait-il suivi de lui-même les hommes en tenue dans l’espoir de récupérer son téléphone ? L’avait-on emmené de force pour une quelconque raison ? Personne ne sembla pouvoir le dire. Je me dis qu’il finirait bien par reparaître, avec ou sans son téléphone.
- C’est bien fait pour lui ! apprécia la dame aux locks. Ça lui apprendra à respecter les hommes en tenue. On va lui donner une bonne leçon, comme ça il ne recommencera plus jamais, conclut-elle avec une satisfaction visible.
- Qu’a-t-il fait ? m’enquis-je, ne comprenant toujours pas.
- Il a filmé la scène. Probablement pour la mettre sur les réseaux sociaux et discréditer notre armée, m’expliqua la dame aux locks.
Je sentis quelque chose se révolter en moi.
- Et cela suffit à justifier qu’il soit ainsi molesté ? Il n’y a rien d’illégal à cela, insistai-je.
- Bien sûr qu’on a eu raison de confisquer son téléphone, me répondit avec aplomb le doux et amical jeune homme assis sur le fauteuil juste devant moi.
- Il va recevoir la correction qu’il mérite, renchérit la dame en locks.
- On n’a pas le droit de filmer des hommes en tenue, ajouta quelqu’un dans la salle.
Une violente discussion s’ensuivit. Je tentai d’expliquer que les hommes en tenue s’en étaient pris au jeune homme parce qu’ils se savaient dans l’illégalité. On me rétorqua que c’était notre armée et qu’on n’avait pas le droit d’essayer de l’exposer. J’étais seul à penser que quelque chose de déplacé venait de se passer. Même ma voisine de fauteuil me refusa son soutien.
Découragé, je me dirigeai vers les voitures de tête, par où avaient disparu la petite troupe en treillis, le passager 42C et le jeune homme au téléphone confisqué. La voiture suivante dans laquelle je me retrouvai était calme et sans histoire. Ici, personne ne semblait avoir eu vent de la violence qui s’était déchaînée une porte plus loin il y avait tout juste quelques minutes. Les causeries roulaient sur les tons divers de conversations normales. J’avais du mal à croire qu’un homme trainé sur le sol avait traversé le couloir de ce wagon. Que pouvais-je trouver plus loin ? Le doute me prit, et avec lui le découragement. Je revins sur mes pas et m’enfonçai dans mon siège pour tenter d’évacuer la tension dont je sentais encore en moi les résidus.
Au bout d’un certain temps, un des militaires revint dans le wagon, l’air totalement calmé. On aurait pu dire une autre personne. Il se dirigea vers la compagne du passager 42C. Celle-ci, toujours recroquevillée sur son siège, n’avait ni bougé, ni même toussé. Il lui parla avec une douceur assez surprenante. On aurait dit qu’il essayait de la rassurer. Elle se leva, descendit du rack une des deux grosses valises bleues qui s’y trouvaient au-dessus de sa tête, en retira un pantalon et une chemise que le militaire emporta en silence. À peine avait-il disparu dans le couloir que la porte de la voiture s’ouvrit sur le contrôleur de Camrail. Ce dernier semblait embarrassé par on ne sait quoi. Au seuil de la porte arrière du wagon, il s’arrêta pour expliquer qu’il connaissait pourtant le passager 42C. Il ne l’avait jamais vu comme ce soir-là. Il voyageait souvent avec un ordre de mission. Au bout d’un temps, et probablement parce que personne ne réagissait à ses explications, il ouvrit la porte et disparut dans le couloir vers l’arrière du train.
Un quart d’heure plus tard, le même militaire revint vers la compagne du 42C. Cette fois-ci, elle descendit du rack les deux grosses valises bleues, en déploya les poignées, puis les tira pour suivre l’homme en tenue. On lui changeait de wagon. Pourquoi ? Elle ne fut pas longue à revenir, tirant toujours ses valises qu’elle replaça sur les racks, en silence, et regagna son siège. Celui à côté d’elle demeurait vide.
Il y eut une secousse brutale. Le train s’arrêta une minute, suscitant des commentaires tristes et désabusés, puis repartit.
Je somnolais doucement lorsqu’à nouveau une brutale secousse me réveilla. Le train s’arrêta cette fois au milieu d’un véritable brouhaha. Nous étions dans une gare importante, me parut-il. Je tentai de repérer le nom de la gare mais ma baie ne donnait pas sur le bâtiment principal. J’appris que nous étions à Bélabo. Il était deux heures du matin, je crois. Un autre train était garé sur le quai voisin. C’était le train couchette Ngaoundéré-Yaoundé. Notre train avait pris du retard et celui d’en face avait dû nous attendre longtemps pour le croisement. Sur une ligne de chemin de fer à une seule voie, tous les croisements devaient se faire dans des gares importantes, et un retard d’un côté signifiait une attente en face, un déraillement une immobilisation.
- Mandarines ! Mandarines ! Bâtons ! Bâtons ! criait-on de partout.
Malgré l’heure tardive, les quais étaient très animés sous la semi-clarté des rares ampoules accrochées uniquement sur le mur du bâtiment principal. Je me levai pour me dégourdir les jambes, me chasser le sommeil des yeux. Mon siège manquait de confort, mes pieds s’étaient engourdis dans mes chaussures fermées. J’avais oublié d’emporter un pull ou un blouson et la climatisation m’avait glacé le corps. Je me sentais d’une humeur massacrante. J’avais en plus devant moi un long voyage, avec beaucoup d’étapes et de multiples inconnus.
Le train couchette Ngaoundéré-Yaoundé repartit le premier. Le nôtre fit de même peu après. C’est alors que je remarquai que le jeune inconnu derrière moi n’était toujours pas reparu. Cela me parut vaguement bizarre, sans que j’y attachasse une signification particulière. Je voulais passer à autre chose mais quelque chose en moi s’y opposait. Avait-il changé de wagon pour échapper à la réprobation ouvertement manifestée contre lui des passagers de notre voiture ? Tentait-il encore de récupérer son téléphone ? Je finis par poser la question à la cantonade.
- On l’a aussi embarqué pour Yaoundé, me répondit-on sans plus.
Roger KAFFO FOKOU, texte inédit.
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