LISTE ELECTORALE NATIONALE : pourquoi sa publication coince
Cette année électorale n’a pas fini de livrer son lot de surprises. En fait, comme l’affirment certains, elle ne fait même que commencer. L’ennui, c’est qu’en fait de surprises, il n’y en a eu jusqu’ici que de mauvaises, venant de l’acteur étatique du processus électoral. Et plus l’échéance se rapproche, plus s’installe un doute sinistre : et si le pouvoir en place avait déjà fait son choix pour une stratégie du chaos assumé ? (Chaos qu’il s’efforce de préparer l’opinion à attribuer à l’autre le moment venu) Il suffit de mettre bout à bout certains faits plus que troublants. Ces faits ne manquent point d’ailleurs, mais dans cette réflexion, tenons-nous-en à un seul, mais pas n’importe lequel, un fait troublant par son caractère éminemment paradoxal : il devrait être la banalité, l’ordinaire suprême ; il est devenu incroyablement « extraordinaire ». Il s’agit de la non publication ou plus précisément du « refus obstiné » de publier la liste nationale électorale. Acte banal par excellence donc, du moins dans des circonstances normales de transparence des opérations électorales, la publication de la liste électorale nationale dans le cadre de l’élection présidentielle comme le prescrit sans ambiguïté la loi électorale, lorsqu’elle est refusée avec une certaine dose d’obstination, se transforme mécaniquement en incident voire en accident crisogène. Dans le cas actuel, la persistance de ce refus en fait quasiment un « casus belli » intentionnel pour ne pas dire prémédité (un moyen de pousser à la faute pour avoir ensuite l’occasion de sévir), ou sous un autre angle, un symptôme d’une maladie potentiellement hideuse qu’il faut diagnostiquer en urgence (vu les délais restants impartis) pour en prévenir les éventuels ravages. Que dit la loi en la matière et en quoi ce qu’elle en dit ne souffre-t-il pas du moindre besoin d’interprétation ? Comment peut-on à bon droit interpréter cette réticence entêtée et insolite (!) qui se transforme progressivement en un refus (encore un de plus pour ne pas citer la déclaration des biens de l’article 66 de la Constitution !) assumé d’appliquer la loi ? Qu’est-ce que cela dit par anticipation du projet du pouvoir en place quant à la conduite de l’élection présidentielle qui se profile ?
Ce que dit la loi : pas la moindre ambiguïté
La loi n° 2012/001 du 19 avril 2012 portant code électoral, modifiée et complétée par la loi n° 2012/017 du 21 décembre 2012 dispose : « Article 80.- A l’issue des opérations de révision, et au vu des documents et données communiqués par les démembrements régionaux d’Elections Cameroon, le Directeur Général des Elections établit et rend publique la liste électorale nationale au plus tard le 30 décembre. » Cette disposition pose une instruction péremptoire : la publication de « la liste électorale nationale », obligation à la charge du « Directeur Général des Elections », avec un délai dont le butoir est précis : « au plus tard le 30 décembre ». La seule latitude que la loi laisse au DGE, est celle de publier avant la date du 30 décembre, en aucun cas celle d’excéder ce délai. L’autre fait posé par la disposition porte sur l’issue des opérations de révision, opérations devant être sanctionnées par des documents et données communiqués « par les démembrements régionaux d’Elections Cameroon » au DGE. Ce segment antérieur à la publication des listes quelles qu’elles soient est pris en charge par l’article 79 (2) du même code : « A la suite de l’établissement du fichier électoral révisé du département, le démembrement départemental d’Elections Cameroon transmet ledit fichier au Directeur Général des Elections, par l’intermédiaire du démembrement régional, au plus tard le 10 décembre. » Certains ont tenté de confondre « la liste électorale nationale » et « les listes électorales ». La loi électorale permet-elle de confondre « la liste électorale nationale » avec « les listes électorales » ? Il faudrait pour cela confondre l’article 80 avec l’article 79 du code, donc refaire la loi. En l’état actuel, celle-ci dit : « Article 79.- (1) La commission de révision des listes électorales adresse au démembrement départemental d’Elections Cameroon le procès-verbal des opérations rectificatives opérées le cas échéant sur les listes électorales provisoires, au plus tard le 10 novembre. » Outre que le texte n’emploie l’expression « listes électorales » (au pluriel donc) que pour le niveau départemental, il est mentionné expressément dans cette disposition qu’il ne s’agit ici que d’un matériau « provisoire » que seul le niveau national va rendre définitif. La conséquence à tirer de cette précision est évidente : la « liste électorale » (au singulier) est donc d’abord nationale (chronologiquement parlant), avant d’être fractionnée en listes électorales (au pluriel) pour les niveaux inférieurs. On ne peut donc avoir « les listes électorales » publiées au niveau de chaque bureau de vote que lorsque le Directeur Général des Elections a déjà établi « la liste électorale nationale ». Comme on le voit, tout est rigoureusement encadré, sans le moindre vide, par la loi. Les termes de la loi sont simples, clairs, sans la moindre ambiguïté. Du 30 décembre 2024 à aujourd’hui (juin 2025), il vient de passer 05 mois, et la liste électorale nationale n’est pas toujours publiée. Pourquoi s’agit-il non pas d’une simple réticence mais d’un refus assumé ?
Plus qu’une réticence, un refus assumé de publier la liste électorale nationale par le Directeur Général des Elections en particulier, Elections Cameroon en général
Dans les circonstances ordinaires de gestion du processus électoral, le DGE aurait publié la liste nationale électorale sans y être invité par qui que ce soit, en vertu de la simple prescription de la loi ; soit avant, soit au plus tard le 30 décembre 2024. La question de la liste électorale nationale, dans ce schéma, n’aurait même pas émergé dans l’opinion. D’un autre côté, pour des raisons de force majeure dûment établie et non discutable, il aurait pu non pas retarder ladite publication, mais être acculé à la publier avec retard. Dans ce second cas, devant la demande pas nécessairement insistante des partis politiques, il aurait justifié son retard et convenu d’une date de publication, en dehors de tout sociodrame. La question aurait affleuré, mais pour mieux attester de la volonté du DGE d’appliquer les lois, comme il irait de soi dans un Etat de droit. Il en a été tout autrement, pour plusieurs raisons.
Premièrement, « des listes électorales » ont été soit publiées, soit rendues disponibles pour consultation (application à la limite de la loi puisque faire consulter, ce n’est pas exactement publier) dans les antennes d’Elecam. Or l’on sait que ces « listes électorales » sont des extraits de « la liste électorale nationale ». Pour les rendre publiques, il a fallu que le DGE établisse « la liste électorale nationale ». S’il peut rendre publics les extraits d’un document, c’est parce que ledit document existe déjà et qu’il peut aussi bien le publier en entier. L’on se trouve ici devant une volonté délibérée et assumée de violer la loi en dehors de toute hypothèse de force majeure. S’il restait le moindre doute sur le caractère concerté de cette décision de l’institution Elections Cameroon de violer la loi électorale dans ce cas précis, l’attitude de l’organe hiérarchique de la Direction Générale des Elections, le Conseil Electoral d’Elections Cameroon, dûment saisi par le MRC sur la question, l’a dissipé. En effet, par le simple fait de se déclarer incompétent pour traiter de ce contentieux au grand dam des dispositions légales, cet organe établit que le DGE n’a pas agi de son propre chef. Il faut le rappeler, aux termes de l’article 10 (1) du code électoral, « Le Conseil Electoral veille au respect de la loi électorale par tous les intervenants de manière à assurer la régularité, l’impartialité, l’objectivité, la transparence et la sincérité des scrutins. » On peut se demander en quoi réside désormais la compétence du Conseil Electoral, si veiller « au respect de la loi électorale » exclut veiller à ce que le DGE publie la liste électorale dans les conditions édictées par l’article 80 de ladite loi. Il restait, dans la chaine hiérarchique du processus électoral, le Conseil Constitutionnel qui, saisi, s’est à son tour déclaré incompétent. Au bout de cette longue chaîne d’incompétences déclarées, un fait qui aurait pu et dû rester ordinaire, banal, a subitement pris du relief, pour devenir un voyant rouge incandescent planté au beau milieu du boulevard menant à l’élection présidentielle d’octobre 2025. Que cache donc cette fameuse liste électorale nationale et pourquoi y a-t-il si peu de partis d’opposition qui en réclament la publication ?
La liste électorale nationale : quel enjeu pour l’élection présidentielle ?
Commençons par le plus simple : y a-t-il même un enjeu dans la publication de cette fameuse liste électorale ? Question ingénue par excellence, mais question, au regard des contorsions du pouvoir en place, tout à fait pertinente. Elle devient curieuse lorsqu’on s’avise que des multiples partis politiques ayant déjà annoncé leur participation à la compétition suprême en vue, pas grand monde ne semble véritablement ému du refus d’Elections Cameroon de publier ladite liste. L’entêtement d’un certain président de parti à vouloir faire partie de la compétition semble pour beaucoup une perturbation beaucoup plus grave et infiniment moins supportable du processus en cours. Mais la question, vous l’avez deviné, n’était que rhétorique, parce que bien sûr, il y a comme nous allons le voir un véritable enjeu à la publication ou non de cette liste électorale nationale, un enjeu qui peut même être central, et reléguer à la périphérie toute autre préoccupation. Commençons par un fait anecdotique mais fort édifiant.
Il y a de cela quelques années, j’observais des élections locales dans le département de la Menoua. Le SDF y avait fait une campagne admirable, malgré le rouleau compresseur du RDPC piloté par une brochette de ministres en fonction et de hauts commis de l’Etat et du parti au pouvoir. Face à cette apparente « invincible armada », les candidats du SDF avaient lentement mais sûrement fait basculer les votes en faveur de leur parti. Mais ils n’avaient pas pris la précaution de se munir des listes électorales départementales. Cette négligence ou lacune leur sera fatale. Le camp du pouvoir n’avait donc eu qu’à retenir les résultats d’une partie des votes de la circonscription électorale, ceux de la commune de Santchou, le temps de la comptabilisation du reste des votes du département ; puis il avait produit (plus exactement forgé) des listes et des résultats pour Santchou qui couvraient son déficit et y ajoutait une provision pour la victoire. Le tour fut joué. Contre Jean Ping au Gabon en août 2016, Ali Bongo a utilisé exactement la même stratégie, mais au niveau national, s’appuyant sur sa région d’origine.
On peut donc valablement dire qu’il doit s’agir d’une stratégie élaborée dans le même laboratoire, probablement françafricain. Une formule qui, pour réussir, n’a pas besoin de beaucoup d’ingrédients :
- La liste électorale de la circonscription doit être tenue secrète jusqu’au dernier moment. Et pour l’élection présidentielle, la circonscription électorale unique, c’est l’ensemble du pays.
- Il faut que les autres compétiteurs ne soient pas représentés dans la totalité des bureaux de vote. Et comme ils n’ont pas la liste électorale nationale (qui donne en même temps la liste totale des bureaux de vote), il est facile de s’assurer de leur non présence (pas de leur absence, la nuance est importante) dans un certain nombre de bureaux de vote, afin de s’en servir comme alibi pour les bureaux fictifs qui seront créés au moment opportun pour équilibrer les votes. Une dernière anecdote. Dans l’une de nos grandes villes, un « honnête citoyen » de mes relations, tardivement repenti, racontait que, sollicité pour présider un bureau de vote, il se serait vu le matin de l’exercice prié de prendre son mal en patience et de revenir dans la soirée. Revenu comme instruit en fin de journée, il se serait retrouvé avec d’autres présidents de la liste d’attente à qui l’on aurait fait signer les procès-verbaux de leurs bureaux de vote (qu’ils n’avaient pas présidés ni simplement vus) sur lesquels les résultats avaient la tendance que chacun peut imaginer. Un simple tour de passe-passe digne des meilleurs spectacles de prestidigitation.
- Il faut en amont de l’élection créer une double illusion : celle de la popularité d’un certain candidat, et concomitamment celle de l’impopularité ou de la faible mobilisation autour de ses concurrents les plus sérieux. C’est l’exercice auquel se livre une certaine galaxie depuis un moment, l’objectif étant de discréditer le responsable d’un certain parti, le MRC pour ne pas le citer : il serait un tribaliste notoire ; il aurait signé des accords avec les Ambazoniens ( !) ; il préparerait une insurrection post-électorale ; il serait foncièrement inconsistant, irresponsable, presque débile, disant une chose et son contraire sans s’émouvoir ; il aurait fait un meeting minable à Paris gonflé par les représentants de toute l’Afrique ; les foules qui pourraient se presser à ses meetings ne seraient que des non-inscrits sur les listes électorales… Comme on le voit, ces allégations n’ont pas besoin de la moindre apparence de vérité. La tactique est connue : « mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ! » La clef de voûte de cet échafaudage est, cela va sans dire, la non-publication de la liste électorale de la circonscription. Quand cette recette est rigoureusement appliquée, même le meilleur observateur des élections, quelle que soit son expertise, même s’il soupçonne la fraude, ne peut guère la documenter.
Que nous apprend le refus obstiné du pouvoir de produire la liste électorale nationale ?
Dans l’état actuel des choses, la fuite en avant du pouvoir sur cette question qu’il a lui-même tout fait pour sortir de la banalité nous apprend au moins deux choses : le candidat du pouvoir, qui qu’il soit, ne pourrait aujourd’hui gagner l’élection présidentielle que si les deux (schéma idéal et sans risque) ou l’une au moins des (schéma au risque gérable) conditions suivantes sont/est remplie(s). La première consiste en la disqualification de tout concurrent à même de mettre ce dernier en ballotage défavorable ; la seconde en le maintien dans le secret de la liste électorale nationale pour d’éventuelles manipulations en cas de besoin.
Sur la première condition, la certitude de la non-participation de Maurice Kamto, le candidat désormais déclaré du MRC (victime disait-on urbi et orbi de ses propres turpitudes), longtemps considérée comme acquise, s’est considérablement effritée. Les joutes des spécialistes du droit, honnêtes pour certains, malhonnêtes pour d’autres, ont contribué à éclairer le public qui désormais sait à quoi s’en tenir sur la question. La bataille de l’opinion sur ce sujet est donc en majeure partie perdue. L’état de ce débat ne donne plus à rire à gorges déployées sur les plateaux de télévision et les plateformes des réseaux sociaux aux partisans du régime au pouvoir. Le doute s’est installé dans leurs têtes comme un mauvais génie et refuse obstinément d’en être évacué. Sur cette question donc, la seule chose sur laquelle le camp du pouvoir pourrait véritablement compter aujourd’hui, c’est la loyauté des institutions dont il tient les clefs, et qui peuvent et sont instamment invitées à opter, dans un coup de force assumé, de trancher le moment venu contre la loi et le droit, à l’ombre de la protection des appareils répressifs de l’Etat qu’il contrôle. Et cette tentation autoritaire, devenue si naturelle au pouvoir de Yaoundé (qui ne connaît la théorie du Moulinex ?), est de plus en plus scrutée par nombre de Camerounais.
Sur la deuxième condition, le temps qui passe amplifie un point d’interrogation : va-t-on convoquer le corps électoral sans que sa liste nationale soit rendue publique ? Autrement dit, la Direction Générale d’Elections Cameroon va-t-elle oser violer ostensiblement l’article 80 du code électoral jusqu’au bout et le cas échéant une violation aussi grossière sera-t-elle impunie et considérée comme non substantielle pour la conduite d’élections libres et transparentes ? En d’autres temps, cela eût constitué un non-évènement. Mais les temps ont changé, et 2025 n’est décidément pas 2018. Comment le pouvoir va-t-il pouvoir se sortir de cette double impasse autrement que par un double coup de force ? Trouver une raison, quelle qu’elle soit, pour disqualifier le candidat du MRC ; il suffirait qu’il ait mangé l’herbe d’autrui, un crime qui peut devenir abominable en fonction de la cour devant laquelle il serait jugé. S’entêter et ne pas publier la liste électorale nationale, et ne même pas se donner la peine de se justifier. Ou, pourquoi pas, faire coup double. Cela s’est déjà vu ailleurs ; pourquoi pas au Cameroun ? Sortir donc de l’hypocrisie, tirer un trait sur l’illusion démocratique entretenue à coup de slogans ; organiser un hold-up diurne contre les institutions ; accélérer la fuite en avant… et oser se présenter enfin tel qu’on est : une dictature tropicale qui a perdu son beau vernis ! La victoire alors s’offrirait au camp au pouvoir, derechef ; mais avec quelles conséquences à terme ? Difficile de le prévoir en cet instant malgré le clignotement lumineux écarlate peu rassurant sur tous les tableaux de bord.
Roger KAFFO FOKOU, écrivain.
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