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Macron, Mbembe, Idriss Deby et la françafrique : l’art de tout changer pour revenir au même

La vie très souvent se présente comme un gigantesque puzzle. Son côté apparemment disparate masquerait en fait une rigoureuse organisation. Les adeptes de la théorie du jeu y trouvent d’ailleurs une magnifique application de leur grille d’analyse. Quelquefois, certains indices pourtant révélateurs se trouvent perdus à l’un des confins de l’échiquier. D’autres indices, mis en évidence trop ostensiblement, ont pour but de détourner l’attention, de mener en bateau comme l’on dit. Quel pourrait être le lien entre l’opération syrienne, la commission Mbembe mise en place par E. Macron, l’assassinat déguisé du maréchal tchadien Idriss Deby Itno et la françafrique ? A première vue peut-être rien de consistant. A la lumière de la théorie du « grand jeu » revisitée et illustrée par Peter Hopkirk, les choses pourraient apparaître sous un autre jour.

L’échec de la France au Vietnam avait inspiré profondément et radicalement la stratégie française en Algérie comme au Cameroun. Il en était résulté des blessures hideuses, non entièrement cicatrisées à ce jour, et que la France d’aujourd’hui répugne encore à confronter. Sans le Vietnam, l’histoire de la France avec l’Algérie et le Cameroun ne serait peut-être pas ce qu’elle est aujourd’hui. L’échec de la France en Syrie serait-elle en train de produire le même effet ? La plupart des analystes s’accordent pour dire que la dernière opération syrienne est un monumental échec pour l’occident en général, mais plus encore pour la France. En y prenant partie pour la démocratie contre Assad, la France s’est peut-être fait évincer durablement de Syrie, et par voie de conséquence on le verra bientôt, du Liban et donc de la Méditerranée orientale. D’un point de vue géostratégique, c’est un véritable désastre. Et qui sort gagnant de cette moderne débâcle française ? La Russie. Cela est-il indifférent ? Je ne le crois pas. Il suffit de regarder attentivement le théâtre opérationnel africain.

Le Golfe de Guinée a vu ces dernières années sa valeur stratégique augmenter considérablement, en partie du fait de la redistribution des cartes au Moyen-Orient. Traditionnellement, tout le pourtour du Golfe de Guinée - le Nigéria en moins - est une zone d’influence française, un pré-carré françafricain. Généralement, la France y sous-traite nombre de choses pour le grand-frère américain, sous le regard vigilant de ce dernier, qui a édifié l’une des ses plus importantes représentations diplomatiques à Yaoundé. Depuis peu cependant, la Russie et la Chine empiètent ostensiblement sur ce domaine réservé. La Chine a édifié elle aussi l’une de ses plus importantes ambassades à Yaoundé et investit à tour de bras au Cameroun et dans la sous-région, y raflant goulument les marchés. La Russie s’est payé le luxe d’évincer la France de Centrafrique et y conforte ses positions chaque jour. Connaissant « l’ogre » russe et ses ambitions, on peut penser qu’elle ne compte pas s’en tenir là. Si elle se trace une voie vers le Golfe de Guinée (on voit la similitude avec la Syrie), c’en pourrait être fait de la prééminence française au fond du Golfe de Guinée. C’est là qu’intervient la françafrique.

Si la France a pu jusqu’ici maintenir même si de plus en plus difficilement une mainmise contestée sur ses pré-carrés africains, elle le doit à l’usage du double discours, ou d’un discours déconnecté des actes, le plus souvent en porte-à-faux avec les actes. Elle ne cesse pas de soutenir discursivement les partisans de la démocratie en Afrique francophone, mais matériellement et militairement les dictateurs qui s’y agrippent aux pouvoirs et y rêvent de successions dynastiques. La France a soutenu sans hésiter la succession dynastique au Gabon ; elle vient d’adouber le fils d’Idriss Deby dans une démarche anticonstitutionnelle flagrante. Elle fera certainement de même demain au Cameroun ou au Congo Brazzaville si l’opportunité s’y présente, il ne faut point en douter. Il faut espérer que ce n’est pas elle qui a organisé l’assassinat du maréchal tchadien, dont les positions devenaient de plus en plus dérangeantes pour l’Elysée et le Quai d’Orsay.

A force de ménager la chèvre et le chou pour sauvegarder des intérêts qui s’y effilochent au fil des ans, la France s’est durablement mis à dos les intellectuels et la frange la plus éclairée de la jeunesse en Afrique francophone. C’est à ce niveau qu’intervient Achille Mbembe. Le sentiment anti-français n’a jamais été aussi puissant et profond que ces dernières années dans cette région du monde, l’une des rares qui reste véritablement française sur la planète. Avec sa population, elle représente en effet l’avenir du Français. Et que serait la France sans le français aujourd’hui comme demain ? Un pays comme des centaines d’autres au monde. Mais le Rwanda a montré que le français en Afrique n’est pas une fatalité : il peut disparaître au gré de quelques signatures. Ceux qui détiennent ce pouvoir de signature aujourd’hui sont profondément françafricains. Il n’y a aucune garantie qu’il en sera de même demain. Il faut donc commencer à préparer le terrain de cet avenir. Sans lâcher les dictateurs honnis (mieux vaut un tiens que deux tu l’auras ?), en les prolongeant au besoin au moyen de dérives dynastiques, il faut cependant tenter de regagner les intellectuels et les opinions publiques africaines. Voilà la feuille de mission que M. Macron a confiée à l’historien camerounais Achille Mbembe. Et ce dernier s’y attèle vaillamment, en nouveau petit soldat de l’empire pour emprunter les mots à Guy Georgy.

« Quatre mois, une série de débats dans douze pays africains et un comité de treize intellectuels du continent et de la diaspora réunis par Achille Mbembe pour repenser la relation entre l’Afrique et la France. », nous informe Telquel n°949 du 23 au 29 avril 2021. Au bout, des propositions dit-on « fortes » à présenter lors du prochain sommet France Afrique. Un sommet au cours duquel le chef d’Etat français ne compte pas inviter de chefs d’Etat. Il n’a pas besoin de ce type de sommet pour s’entretenir avec ces derniers, surtout en cette ère de covid-19. Qu’espère en tirer Achille Mbembe ? Il ne semble pas lui-même se faire beaucoup d’illusions et en parle avec modestie : « J’ai insisté pour que ces débats donnent lieu à quelques propositions opérationalisables. », affirme-t-il. En France même et depuis son entrée à l’Elysée, Macron a organisé nombre de ces débats, commandé des rapports, sans que cela débouche sur des actions concrètes significatives. Fera-t-il mieux côté empire ? On peut en douter. Chronologiquement, l’affaire tchadienne traduit bien le côté futile d’une telle ambition. Elle intervient quand la commission Mbembe est déjà très avancée dans son agenda et se prépare probablement à déposer sa copie. Et c’est à ce moment précis que Macron montre à quel point il reste attaché aux vieux réflexes de la françafrique dans ce que celle-ci a de pire. De quoi faire réfléchir le postcolonialiste qu’est Mbembe.

Roger Kaffo Fokou

 



26/04/2021
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