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Marcus Garvey : visionnaire et d’une brûlante actualité

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Demain sera à l’Afrique, Paris, l’Harmattan, 2008


Ils  l’ont tous chanté, ces inspirés qui nous ont transportés sur la crête de leurs musiques aux rythmes irrésistibles jusqu’aux cimes de l’enchantement : Burning Spear, U Roy, Bob Marley, Alpha Blondy… Dans sa célèbre chanson « Survival » extraite de l’album « Exodus », Bob Marley se souvient de Marcus Garvey à travers une de ses citations les plus significatives : « Un homme qui vit sans les connaissances de son passé historique et ses origines est comme un arbre sans racines ». Est-ce uniquement parce que ces chantres insulaires pour la plupart et qui ont su conquérir le monde à la sueur de leur talent partageaient avec Marcus Garvey des origines caribéennes et noires, et de la passion pour la musique ? En même temps, l’on ne peut s’empêcher de remarquer que proportionnellement, en comparaison des W.E.B. Dubois (un anti-Garvey convaincu selon certains !), Aimé Césaire, Senghor, Frantz Fanon et autres, Garvey est relativement peu connu du grand public africain. Cheikh Anta Diop a vu ces dernières années un plus grand effort dédié à sa mémoire, et il est vrai qu’historiquement, plus que Garvey, ce dernier est notre contemporain.  Plus que son œuvre, la vision du monde qui était celle de Marcus Garvey, et qu’il a essayé de mettre en œuvre dans sa radicalité, fait de ce pionnier du panafricanisme une figure attachante et actuelle, une source d’inspiration exceptionnelle pour tous ceux qui rêvent de construire une Afrique qui ait véritablement son mot à dire dans une mondialisation où rien ne se donne parce tout s’arrache.


Marcus Mosiah Garvey est né à la fin du XIXè siècle (17 août 1887), dans cette période charnière de l’histoire mondiale où l’ordre marchand prend le pouvoir en Occident et accélère le processus de ce qu’on appelle aujourd’hui mondialisation, et qu’il faut comprendre, au-delà de quelques  retombées positives  sur lesquels il faut se garder de faire une fixation – il n’y a pas d’envers sans endroit – comme un processus de mise en coupe réglée la planète au profit d’une hégémonie majoritairement occidentale.  C’est aussi la période qui suit immédiatement la guerre de sécession américaine (1861-1865), guerre dont l’une des principales causes fut l’impossible consensus entre les Etats américains du Sud et ceux du Nord sur le statut du Noir dans une Amérique qui vient d’adopter une déclaration d’indépendance réaffirmant l’égalité des droits pour tous les hommes. C’est enfin l’époque où fleurissent toutes les théories sur les inégalités raciales pour justifier ici un esclavage de fait ou de droit (en Jamaïque, l’esclavage est aboli mais les conditions de travail n’ont guère évolué pour les Noirs), là une colonisation brutale et sauvage.


Né et ayant grandi dans cette atmosphère toxique empestée aux Etats-Unis du Sud par les ravages du Ku-Klux-Klan et dans l’ensemble des caraïbes par un racisme ravageur, Marcus Garvey va faire du monde une lecture dominée par la grille des luttes raciales, et en cela, il apparaît comme un homme profondément ancrée dans son époque. Descendant de Marrons, musicien, passionné de lecture heureusement employé chez un imprimeur, Garvey travaille ses aptitudes au leadership et son charisme  dans l’action syndical, autant dire au service des humbles, de ceux qui vendent leur force de travail pour vivre. Il comprend très vite deux premières choses : pour transformer la société, il faut influer sur la gestion de la société globale (dont s’engager politiquement) et communiquer. Il se lance donc dans la politique et  fonde un journal, The Watchman qui n’est que le premier d’une série de journaux très engagés – en tout dix-sept - qu’il créera.


Ses multiples voyages lui permettent de se rendre compte d’une autre chose importante : l’adversaire qu’il combat agit sur un plan international car « Partout, le Nègre est marginalisé, maintenu de force au bas de l’échelle sociale de l’humanité, parce que noir. Sans la moindre considération, ni pour ses qualités humaines, ni pour ce qui pourrait être son intelligence ou ses dons. Nulle part, le Nègre ne jouit de la moindre dignité humaine ; partout, il est serf, esclave, "peone" ». Aussi, fin stratège, comprend-il une chose qui curieusement échappe à bien des gens d’aujourd’hui pourtant diplômés en stratégie : seul un empire peut lutter contre un empire, une organisation internationale contre  une structure internationale. Il fonde donc, en 1914 à Kingston en Jamaïque l’Association universelle pour l’amélioration de la condition des Noirs (UNIA, Universal Negro improvement Association). Il installe en 1917 le siège de cette association, symboliquement, à New-York aux Etats-Unis, faisant de cette cité, 28 ans avant les maîtres du monde, le point de départ d’une activité diplomatique en faveur des Noirs du monde entier. En harmonie avec cette vision stratégique, Garvey crée en 1919 The Negro’s world, un journal qu’il diffuse  dans l’ensemble du continent Américain du Sud et du Nord, et également en Europe, en anglais, français, portugais, espagnols et hollandais.


En homme d’une remarquable intelligence stratégique, Marcus Garvey avait également compris que l’on ne pouvait améliorer ses chances dans un combat singulier qu’en maîtrisant les armes de son adversaire. Comme nous le soulignions plus haut, seul un empire peut en combattre un autre avec des chances de réussite. L’hégémonie blanche contre laquelle il se battait contrôlait l’ensemble de l’économie et des circuits de la richesse pour contrôler les autres pouvoirs. Pour la contrer efficacement, il fallait avant tout rivaliser avec elle sur ce terrain-là aussi.  Ainsi, Garvey affirme : « Tant que la race noire occupera une place inférieure parmi les races et les nations du monde, celles-ci feront preuve de racisme à son égard. » Mais, ajoute-t-i1 aussitôt : « Quand le Noir, de sa propre initiative se haussera de sa condition inférieure au plus haut archétype humain, il pourra enfin cesser de mendier et de supplier, et exiger une place qu’aucun individu, peuple ou nation ne pourra lui refuser ». Aussi, toujours en 1919 et après le lancement de The Negro’s World, crée-t-il la Black Star line et la Negro Factories Corporation.  


La méthode de financement de ces géantes entreprises noires, les premières de cette dimension, révèlent alors tout le génie de Garvey et en même temps montre aux gens d’aujourd’hui en quoi l’accession de Barack Obama à la présidence des Etats-Unis a emprunté à ce modèle, et peut être considérée comme une entreprise noire héritière du garveysme. Il crée en effet la Black Star Line avec un capital social initial de 500.000 dollars en s’appuyant sur des actions d’un montant accessible à la bourse du plus pauvre citoyen américain : 5 dollars pièce. Il réussit ainsi à réunir 100.000 parts. Sur la même lancée, il poursuit la récolte des fonds pour porter le capital de la compagnie à 10.000.000 de dollars, soit 2.000.000 de parts. Ces succès lui permettent de lancer également la Negro Factories Corporation, laquelle permet la création de « chaînes de magasins d’alimentation, de restaurants, de teinturerie, d’ateliers de confection, de magasins de mode, de fabriques de chapeaux, de fabriques de poupées noires, de blanchisseries, d’hôtels, de maisons d’éditions… », et d’employer entre 1920 et 1924 des milliers de personnes. Marcus Garvey venait de démontrer avec éclat chose que longtemps après lui aimait à répéter Margaret Tatcher, à savoir que les pauvres demeurent pauvres parce qu’ils veulent le rester. Une vérité qui irrite souvent bien des gens et l’on se demande pourquoi. Et, quoi qu’ils puissent en penser, les véritables moyens de leur libération ne sont pas entre les mains des autres mais dans celles des pauvres.  


Enfin, Garvey avait parfaitement compris une chose et c’est en cela qu’il était un authentique chantre du panafricanisme: les Noirs ne se relèveraient avec succès qu’ensemble, unis, et cela passerait forcément par le redressement de l’Afrique. Aussi, il voyait et exprimait l’Afrique comme une nation nègre une et non divisible. « Les Nègres sont résolus, déclarait-il, à faire de l’Afrique une Nation, auprès de laquelle ils pourront trouver aide et soutien, tant moral que matériel, lorsqu’ils sont maltraités et escroqués à cause de leur race. » Cette vision panafricaniste, qui reste non réalisée à ce jour, est un handicap immense que l’Afrique payera tant que la situation durera. Dans les dossiers ivoirien et libyen, la position d’une Union Africaine divisée et sans réel pouvoir n’a guère pesé en face d’une coalition internationale qui s’est donnée les moyens et s’arroge le droit de venir organiser l’Afrique selon ses intérêts. Le dossier malien est là pour montrer que cet état des choses est fait pour durer.


L’hégémonie établie s’était à l’époque servie des frères de sang de Marcus Garvey pour l’abattre. Un coup de génie au plan stratégique. Ainsi, tué par les siens, Garvey avait peu de chance de devenir un mythe. C’est en effet la NAACP (l’Association nationale pour le progrès des Noirs), une organisation militante africaine américaine, qui lança la campagne « Garvey must go », et lorsque ce dernier fut inculpé d’escroquerie pour avoir vendu des parts de la Black Star Line tout en connaissant l’état catastrophique des comptes de la société, le juge qui le condamna était un membre de la NAACP. Comme quoi il est difficile d’être prophète parmi les siens. On peut épiloguer longuement sur le caractère racialiste des engagements de Marcus Garvey,  sur l’échec des entreprises qu’il a lancées; le seul fait de leur lancement réussi a déjà valeur d’exemple et ne laisse plus à résoudre que le problème de leur gestion efficace.


Derrière ces gigantesques entreprises, il faut surtout lire la mise en œuvre d’une stratégie en vue de réunir les moyens d’un combat sous-tendu par une conviction inébranlable. Le déchaînement que cette stratégie a provoqué montre que Garvey voyait juste et que tous les peuples et groupes opprimés aujourd’hui comme hier doivent regarder dans cette direction-là. Comme l’a si bien écrit quelqu’un, « Voilà un homme qui, non seulement avait compris que la seule voie vers l'accession au pouvoir politique passait par la puissance économique, mais utilisait les deux avec une habilité stupéfiante. La mise en route de la Black Star Line constituait le couronnement de son action et laissait entrevoir ce qu'une nation noire unie pouvait effectivement accomplir sous l'influence d'un leader entreprenant et créatif ». Ce message-là ne passe pas encore suffisamment, et les uns comme les autres ne seront pas de trop pour le relayer.



11/04/2012
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