MASSACRE DES ENFANTS DE KUMBA: ceux qui s’arc-boutent à l’option militaire doivent prendre leurs responsabilités en main
Ce samedi 24 octobre 2020 à Kumba chef-lieu du département anglophone de la MEME dans le Sud-Ouest du Cameroun, l’horreur a été approfondie de plusieurs crans. C’est en effet dans un bain de sang juvénile que la ville, que dis-je la ville ? la région entière, le pays dans tout ce qu’il lui reste d’humain, ont été baignés, trempés jusqu’ aux os, jusqu’au tréfonds de la conscience pour ceux qui en ont encore une. Qui a pris sur lui le risque, stratégiquement et moralement impensable – celui de révulser tout le monde, de s’aliéner toute espèce de soutien audible - de se livrer à une telle atrocité tout en la livrant à l’opinion urbi et orbi ?
Poser simplement cette question peut en choquer plus d’un, surtout parmi les faucons race très prospère dans les oiselleries d’Etat locales, j’en conviens, tellement l’évidence parait crever les yeux. Bien sûr que ce sont les « Ambas boys », ces détestables sécessionnistes qui mettent la République à feu et à sang. Ils ont ouvert le feu sur leurs petits-frères, leurs enfants, froidement, publiquement, sous la lumière aveuglante du soleil. Ils n’ont même pas cherché à cacher, ces monstres sans nom, pas même à déguiser leur crime. Pourquoi ?
Premièrement, parce qu’ils ont eu l’opportunité de le faire et que cette opportunité débouchait également sur une opportunité, celle d’infirmer par la preuve le discours sécuritaire officiel vantant avec une surabondance hyperbolique la maîtrise du terrain conflictuel par les forces armées de la République. L’égrènement du nombre de combattants rebelles ayant déposé les armes dans le processus de DDR, de zones redevenues vertes, d’institutions administratives ou traditionnelles naguère désertées mais qui ont désormais ouverts et sont fonctionnelles, d’établissements scolaires ayant rouvert leurs portes, d’enfants ayant renoué avec les campus et salles de classes, toute cette litanie propagandiste autour de l’efficacité redoutable de l’Etat républicain et de ses forces armées, avait fini par prendre ou revêtir un tour provocateur : « voyez la puissance implacable de l’Etat comme elle se déploie, semblait-elle dire, constatez comme rien ne lui résiste et soyez convaincus que rien ne saurait/pourrait lui résister, et rendez-vous, déposez les armes ! ». En matière de stratégie, on peut parier que Sun Tsu aurait certainement conseillé, suggéré moins d’arrogance, d’ostentation : « Toute campagne guerrière doit être réglée sur le semblant, affirme-t-il dans L’Art de la guerre ; feignez le désordre, ne manquez jamais d’offrir un appât à l’ennemi pour le leurrer, simulez l’infériorité pour encourager son arrogance, sachez attiser son courroux pour mieux le plonger dans la confusion. » Ne serions-nous pas en train de payer cet hubris aujourd’hui ? Kumba nous rassure-t-elle sur la capacité de l’Etat républicain à assurer la sécurité de ses citoyens les plus vulnérables en zone de guerre ? A chacun de répondre.
Deuxièmement, ils l’ont fait sans doute pour passer un message, un message qui pourrait être celui-ci : ils ont désormais le dos au mur et par conséquent, ne disposent plus du loisir de choisir leurs moyens. Et certains de ces moyens peuvent être particulièrement insoutenables en contexte de guerre, comme l’assassinat brutal et rendu public d’une jeune femme, le cas de dame Comfort Tamusang étant emblématique, ou celui, horrifiant et tout aussi public, des jeunes écoliers de Kumba. Je voudrais insister ici sur cet élément contextuel : la guerre. Même si pour certains analystes, en amour comme à la guerre, tous les moyens sont bons, je crois que « tous les moyens de l’amour » ne ressemblent pas forcément à « tous les moyens de la guerre », ne serait-ce qu’en termes d’échelle. La guerre déploie donc un type caractéristique de ressources et de moyens donc certains, je ne dis pas la plupart même si la tentation de le dire est forte, peuvent être particulièrement difficiles à défendre, à affronter après usage.
Je veux en venir à ceci, et c’est me semble-t-il, à la fois logique et rationnel, puis en même temps moral et humain, que si l’on n’est pas prêt à accepter et à assumer les conséquences y compris les plus terribles, terrifiantes de la guerre, il faut choisir d’autres stratégies pour résoudre les conflits. De NGarbuth à Kumba en passant par Ekona, cette guerre, comme la plupart des guerres, déploie cyniquement l’éventail de ses exploits, sinistres, toujours plus insupportables. Soit on est véritablement en mesure d’arrêter le bras qui finance, celui qui arme, celui qui appuie sur la détente, et on ne se contente pas de le dire mais on le fait, soit on n’est pas en mesure de le faire, et on arrête de faire semblant, en d’autres termes, on met fin à la guerre, on passe à autre chose. Cela nous évite à tous de commencer à nous raidir en attendant le prochain choc, tout en soupçonnant qu’il pourrait être, dans une logique d’escalade, plus violent que les précédents.
Mais déjà le communicateur en chef du Gouvernement tente une nouvelle pirouette : il ne s’agissait, assure-t-il dans le cas de Kumba, que d’une « école clandestine », non visible sur la carte sécuritaire des stratèges de la République, et donc n’ayant pu bénéficier d’aucune espèce de protection. Même si cela était vrai, ce serait, à nouveau, prendre un très gros risque. Que dis-je prendre un risque ? Ce serait plutôt faire prendre de très gros risques : ceux qui organisent et instruisent sont généralement, eux et les leurs, bien à l’abri de tout possible dégât collatéral : seuls les sans feu ni lieu en paient l’amer prix. Cette espèce d’invraisemblable plaidoyer d’un des gestionnaires de notre Etat m’apparaît, à moi, comme le choix tout aussi invraisemblable de mettre au défi l’ennemi d’en face qu’on peine toujours à localiser après trois ans de guerre : est-il capable de rééditer son coup, cette fois dans un établissement scolaire non clandestin et donc en principe sécurisé? Supposez un instant que pour ce dernier, dont nous avons dit qu’il pourrait être dos au mur avec ce que cela implique, le sort de la guerre dépende désormais de sa capacité actuelle ou future à relever un tel défi : la République a-t-elle aujourd’hui ou aura-t-elle demain les moyens humains, matériels et financiers de sécuriser chaque école ouverte ou à ouvrir dans l’ensemble du Sud-Ouest et du Nord-Ouest du pays ? Peut-elle protéger chaque enfant, chaque enseignant sur le chemin aller comme retour de chacun de ces établissements scolaires ? Rationnellement, cela est impossible. Il ne faut donc pas être irresponsable, il est temps de songer à une stratégie autre. Mais les thuriféraires de l’Etat, de la toute-puissance de l’Etat, sont-ils encore capables, au Cameroun, de changer de logiciel ?
L’Etat, dit-on en effet par ici du côté de l’establishment, ne saurait céder devant la racaille. Qui sont-ils, ces gens de rien qui prétendent pouvoir faire mettre à l’Etat, ne serait-ce qu’un seul genou à terre ? Ces messieurs et dames, voyez-vous, ont intégré ou font semblant d’intégrer une approche radicalement hégélienne de l’Etat, considéré non comme moyen mais comme fin, fin de l’histoire ou d’une histoire violemment tropicale, incarnation de la raison universelle ou simplement de la raison de leur univers à eux, que pour eux, avoir raison contre l’Etat ou ce qui en tient lieu, est tout simplement impensable. La fin de l’Etat, fût-il l’Etat de droit, n’est ni l’Etat ni le droit, mais le citoyen en république, le peuple en démocratie. L’Etat ne peut être qu’un moyen pour une fin qui le dépasse. Très souvent d’ailleurs, ceux qui présentent l’Etat comme une fin s’en servent en fait comme écran pour dissimuler la véritable fin qui est la défense et la promotion de leurs intérêts à eux. Ils incarnent si bien l’Etat – à leurs yeux tout au moins – que s’en prendre à eux, c’est s’en prendre à l’Etat, être leur adversaire, leur ennemi, c’est se faire adversaire, ennemi de l’Etat. Soit l’Etat représente équitablement les intérêts de tous, et dans ce cas, on peut comprendre qu’il devienne à la fois le moyen et la fin, soit il ne représente que les intérêts d’un groupe, d’une oligarchie, et devient un outil d’aliénation, de domination, qu’il faut combattre, qu'on a le devoir et même l'obligation de combattre.
Que ou qui l’Etat camerounais représente-t-il aujourd’hui ? Pour beaucoup d’Anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, - passons d’abord sur le cas du reste des Camerounais - il ne représente que les francophones. Certains en sont tellement convaincus qu’ils n’ont pas hésité à prendre des armes pour faire ce que l’Etat républicain au Cameroun, toujours selon eux, n’a jamais fait et ne semble nullement disposé à faire : défendre leurs intérêts en tant qu’Anglophones camerounais. Ont-ils raison de voir les choses ainsi ? Ont-ils tort ? Une campagne militaire dure, sans concession de fond, implacable même, aveugle quelquefois, est-elle le meilleur moyen de les convaincre qu’ils ont tort et qu’ils ont toujours intérêt à s’en remettre à la République comme par le passé ? Qui pourrait croire une pareille ineptie ?
Roger KAFFO FOKOU
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