Montée des extrêmes et déni de réalité en Europe : l’inexorable mécanique de la destruction se met en place
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
Pour une fois, laissons de côté les contorsions de la conjoncture et intéressons-nous aux tendances à long terme. Ce qui se passe en Europe aujourd’hui rentre avec une précision diabolique dans un puzzle dessiné de longue date et qui, contre vents et marées, trouve le moyen de s’imposer. C’est d’une mécanique sinistre qu’il s’agit. Comme au Moyen-Orient. Regardez la Syrie : Bachar el-Assad est certainement un des grands bouchers de la politique moderne, pire sans doute que ne l’était Kadhafi. Il a le soutien de la Russie et de la Chine, tant que c’est jouable sans trop de dommages pour ces deux puissances. Mais combien de temps cela va-t-il le rester ? Le compte à rebours, loin d’être stoppé, continue à cliqueter, mécaniquement. C’est à l’usure qu’on aura la Syrie. Parce que les forces qui jouent cette partie-là ont la volonté, les moyens et le temps de jouer l’usure. Il semble qu’il en soit de même pour l’Europe. En Europe, le déni de réalité, soigneusement entretenu par des médias stipendiés et une élite intellectuelle curieusement myope, fait largement le jeu des marchés. Le déni est une étape importante du travail du deuil et il est vrai que cette partie du monde, naguère la plus prospère et puissante de la planète, a déjà perdu cette prospérité et cette puissance et, malgré elle, se trouve en plein travail de deuil. A condition d’ouvrir grands les yeux pour affronter la réalité au lieu de la nier pour fuir en avant, elle aura quelques chances de s’en sortir. Tous les indices de la chute sont là et sauf sursaut véritable ou véritable miracle, le phénomène devrait s’amplifier avec le temps.
Premier indice : le poids de la dette européenne.
Les grands pays qui portent l’économie de l’Europe sont désormais surendettés et ne font malheureusement pas suffisamment de croissance pour inverser la course à l’hyperendettement. Dans un article publié par La Tribune.fr du 26 avril 2011, Sylvain Rolland révèle : « La dette publique de la Grèce, qui a bénéficié de l'aide de l'UE pour éviter la faillite et enchaîne les mesures d'austérité, s'envole à 142,8% du PIB, soit une progression de 15 points en un an. L'Italie est le seul autre pays de la zone euro dont la dette dépasse 100% du PIB (119%). La dette de la Belgique, engloutie dans une crise politique qui la prive de gouvernement depuis un an, représente 96,8% du PIB, et pourrait atteindre les 100% dès juillet. Suivent le Portugal (93%), l'Allemagne (83,2%) et la France (81,7%). Tirée par ces mauvais élèves, la dette publique de la zone euro s'élève à 85,1% du PIB global, contre 79,3% il y a un an ».
Le poids du service de la dette dans l’économie européenne est ainsi en train de rendre de plus en plus difficile le maintien du modèle social européen qui est jusqu’ici l’un des plus généreux du monde. Dans la mesure où ce modèle social est le fondement du mode de vie européen, sa fragilisation et sa progressive remise en question, puis son démantèlement – stade où se trouvent aujourd’hui la Grèce, l’Espagne, le Portugal et dans une certaine mesure l’Italie – constituent une sérieuse menace à la stabilité sociopolitique de l’Europe. Et c’est là qu’intervient le second indice : la montée continue des extrêmes.
Second indice : la montée en puissance des extrêmes, pas uniquement de l’extrême droite
Le score du leader du FN au premier tour de l’élection présidentielle française en cours inquiète tous les dirigeants européens, mais semble-t-il, celui du leader de la gauche radicale ne semble inquiéter personne, ce qui est véritablement surprenant. On s’est ainsi habitué à trouver l’extrémisme de gauche plus fréquentable que son pendant de droite. Il est vrai que l’extrémisme de gauche est traditionnellement internationaliste théoriquement généreuse alors que celui de droite est généralement nationaliste. Confrontées à l’histoire et à l’analyse, ces pseudos vérités ne résistent pas longtemps.
Le communisme, une fois qu’il s’est incarné dans des sociétés historiques, en Russie, en Chine, n’a conservé qu’un internationalisme impérialiste ou de propagande. L’une des oppositions fondamentales entre Staline et Trotsky concernait le virage nationaliste du communisme stalinien. La formulation du porte-parole du président de la Commission européenne nous semble plus équilibrée « Il est évident que la crise économique a exacerbé des inégalités sociales et que, dans ce contexte économique, il y a un terreau politique pour le développement des populismes », a-t-il déclaré. Populisme de gauche comme de droite cela s’entend, et qu’il faut mettre dans le même panier. L’Allemagne de 1933 n’aurait peut-être pas basculé dans le national-socialisme si les extrêmes ne s’y étaient pas rencontrés. Dans la France de 2012, la résurrection de l’extrême gauche (Mélanchon a fait un peu plus de 11% mais a été capable de mobiliser plus de foule que Marine le Pen avec ses 17,9% et cela aussi compte, en terme de potentiel pour demain) doublée d’une montée en puissance de l’extrême droite mettent en place des éléments d’un cocktail explosif pour demain. Cette situation française n’a rien d’exceptionnel et il est donc inutile en France de rentrer dans une recherche de boucs émissaires Si l’on en croit Lemonde.fr du 23 avril 2012 : « Les Démocrates de Suède, parti héritier d'une ex-formation néo-nazie, ont fait récemment leur entrée au Parlement. Aux Pays-Bas, le parti d'extrême droite islamophobe de Geert Wilders a fait tomber le gouvernement Mark Rutte en s'opposant au "diktat" de Bruxelles sur la réduction du déficit public dans le pays. La droite extrême est aussi très forte en Autriche, en Finlande, au Danemark, en Suisse ou encore en Hongrie ».
Lutter contre les extrêmes : l’Europe est-elle condamnée au grand écart ?
Pour sortir de la crise politique qui lentement mais sûrement se développe en Europe, celle-ci peut mettre en œuvre un plan A, et en cas d’échec de ce dernier, un plan B improbable et délicat.
Le plan A, c’est la mise en place d’une Europe politique, de type fédéral, sur le modèle des Etats-Unis, de l’Inde, du Brésil ou de l’Indonésie. Comme l’affirme un think-tank constitué par Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Jérôme Cloarec, Jean-François Jamet, Thomas Klau, Dominika Rutkowska-Falorni, « c'est le fédéralisme qui peut seul permettre de décider au niveau requis, du local, pour les actions de proximité, au niveau européen, pour les grandes orientations de politique économique, l'environnement et les questions internationales essentiellement, via le niveau étatique qui conserve ou partage des compétences essentielles, comme l'éducation, la protection sociale, l'ordre public et la justice ». Les obstacles à la mise en œuvre de cette solution sont pour l’instant énormes. La question du leadership dans l’entité à construire risque d’être difficile à trancher entre la France et l’Allemagne. Helmut Schmidt, ancien chancelier allemand, a écrit cette phrase éloquente : « J'ai toujours fait attention à laisser la préséance à mon collègue français en posant le pied sur le tapis rouge ». On peut dire que depuis la réunification de l’Allemagne, cette période est révolue : l’on a vu depuis 2008 que c’est Angela Merkel qui fait attention à poser son pied en premier sur le tapis rouge. Ce nouvel état de fait n’est pas étranger à la volonté de François Hollande d’en découdre avec l’Allemagne en cas de victoire, volonté qui a eu un écho étonnamment profond au cœur des Français. L’autre obstacle majeur est justement la difficulté, en contexte démocratique, à imposer une même rigueur, une même discipline à toutes les populations de l’espace à consolider, au regard des disparités économiques réelles. La locomotive tiendrait-elle avec autant de wagons qui sont autant de boulets, de poids morts ? Les Allemands devront le décider, courageusement, mais ils ne le feront pas dans un sens européen s’ils se retrouvent isolés, seuls contre tous. Il faudra que le vainqueur de l’élection présidentielle française ne l’oublie pas. Et si malgré le bon sens il l’oublie, il ne restera plus que le plan B, c’est-à-dire le grand écart entre les extrêmes.
Le plan B en effet pourrait consister à acheter la paix sociale, c’est-à-dire un simple sursis, en cajolant les extrêmes de gauche et de droite. Ce sera la pire des solutions. Comment mettre ensemble les souverainistes de l’extrême-droite et les internationalistes de l’extrême-gauche ? Tandis que les uns voudront nationaliser les banques et les entreprises, les autres voudront les démanteler ou les collectiviser, ce qui revient pratiquement au même. En France, la Gauche se réjouit de la montée de la Gauche radicale parce qu’elle augmente le poids de la Gauche plurielle, et de la montée de l’extrême-droite parce qu’elle fragilise la Droite de gouvernement. C’est pourtant un schéma suicidaire pour elle-même d’abord, ensuite pour la démocratie. Si elle se retrouve aculée au grand écart, l’Europe aura besoin d’un miracle pour ne pas naufrager.
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