Mouvement « Occupy Wall Street » : un début de prise de conscience qui peut être salutaire pour la planète.
Par Roger Kaffo Fokou, Auteur de Capital, Travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011
On peut aimer ou détester les Etats-Unis, leur politique, les exactions et les dommages que la politique américaine a occasionnés à la planète tout au long du XXè siècle. Le principe de réalité exige que l’on ne perde pas de vue que l’économie américaine représente environ 25% de l’économie mondiale et que si celle-ci s’effondre, l’économie mondiale subira un choc sans précédent jusque dans les bourgades les plus reculées des zones les plus sous-développées du monde. Nous avons tous besoin pour longtemps encore, nous tous les colocataires de la planète, d’une économie américaine pas forcément hyper dominante mais qui se porte bien. C’est sans doute le sens qu’il faut donner au mouvement de protestation qui depuis le 17 septembre 2011 se développe et s’amplifie aux Etats-Unis. C’est le sens que lui donne en tout cas Mme Jean Cohen, professeur de sciences politiques à l’université de Columbia lorsqu’elle déclare à Xinhua ce jeudi 06 octobre 2011 que ceux qui participent aux manifestations contre Wall Street « n’appartiennent à aucun parti politique cherchant le pouvoir, mais font partie de mouvements sociaux cherchant l’influence ». Et elle ajoute que « ce ne sont pas des manifestations anti-gouvernementales, mais pour un gouvernement responsable ». Dans le même sens, critiquer la politique américaine, ce n’est pas faire de l’anti-américanisme.
Dans l’avant propos d’un ouvrage que nous avons publié en février 2011 chez l’Harmattan[1], nous attirions déjà l’attention sur ces dangers qui mobilisent aujourd’hui les citoyens américains autour de Wall Street : « La crise des subprimes de la fin de la première décennie du XXIè siècle disions-nous, est venue heureusement attirer l’attention du monde néolibéral dont les Etats-Unis sont le bastion le plus avancé sur un ennemi que l’on avait jusque-là tendance à négliger : le capitalisme financier et son refus obstiné de toute réglementation. Et si le véritable adversaire du néolibéralisme était en son propre sein, tapi dans ses propres excès, sa tendance ultralibérale ? Il n’est pas sûr que ce discours passe auprès de l’extrême-droite américaine laïque ou religieuse. Déjà le pays se surarme dans la perspective d’un assaut contre tous ceux qui, au nom d’une hypothétique égalité, voudraient attenter à la sacro-sainte liberté libérale. Exactement comme au temps du maccarthysme. Ainsi, l’Amérique des pauvres qui se dénombre par centaines de millions, encadrée par toute une propagande ultralibérale, s’apprête à s’embarquer vers l’inconnu ».
Il suffit d’analyser les réactions des autorités américaines à la crise de Wall Street pour se rendre compte à quel point nous avions vu juste : 700 arrestations opérées en un seul jour parmi les manifestants par la police de New-York. Ce qui est normal dans le cadre du maintien de l’ordre, va-t-on me dire. Au service de qui la NYPD a-t-elle assuré avec autant de zèle ses missions de maintien de l’ordre public contre les participants d’une manifestation pacifique ? Et contre qui ? Il suffit d’observer le jeu des acteurs institutionnels autour de cette crise de Wall Street et son décryptage sera plus aisé. Nous apprenons que la banque JP Morgan a fait récemment un don de 4,6 millions de dollars à la Fondation de la police new-yorkaise. Ce don sans précédent devant permettre à la NYPD de « renforcer la sécurité » dans la ville, selon le communiqué de la banque, et d’équiper 1 000 voitures de patrouille en ordinateurs portables. De l’autre, les organisations syndicales, notamment la puissante AFL-CIO (American federation of labor-Congress of industrial organisations) ont pris position officiellement pour les manifestants.
La JP Morgan fait partie du cercle intérieur constitué des 50 grands détenteurs de capitaux qui sont les maîtres du monde. Ce cercle est constitué principalement des banques : la britannique Barclays en tête, ainsi que les « stars » de Wall Street (JP Morgan, Merrill Lynch, Goldman Sachs, Morgan Stanley…). Mais aussi des assureurs et des groupes bancaires français : Axa, Natixis, Société générale, le groupe Banque populaire-Caisse d’épargne ou BNP-Paribas. Pourquoi ce puissant cartel au nom de qui JP Morgan a agi a-t-il anticipé et organisé la protection de Wall Street ?
Wall Street est le cœur de la réserve fédérale régionale New-York. Et la réserve fédérale régionale de New-York est la plus importante des 12 banques propriétaires de la FED, la réserve fédérale américaine : « Elle concentre plus de 40 % des actifs des banques régionales, et constitue aussi la plus grande réserve d'or du monde avec 9 000 tonnes en dépôt en 2006 dont seulement 2 % appartiennent aux États-Unis, mais dont les principaux propriétaires sont une cinquantaine d'états étrangers, des organismes internationaux et quelques particuliers ». C’est le cœur du capitalisme mondial, à côté de la City de Londres. L’erreur habituelle consiste à croire que la réserve fédérale américaine, parce que dénommée « fédérale », est une institution publique et que dans ce sens elle appartient à l’Etat fédéral américain. En fait, elle appartient aux 12 réserves fédérales régionales qui à leur tour sont les propriétés des banques d’affaires domiciliées dans ces régions : « Chaque banque commerciale se trouvant dans la zone géographique de l'une des « Regional Federal Reserve Banks » est obligatoirement actionnaire de celle-ci ». La FED, donc, qui appartient à des banques privées comme JP Morgan, Merrill Lynch, gère la monnaie américaine, et prête celle-ci aux citoyens américains via ses banques, à l’Etat américain via le Trésor, le cas échéant pour refinancer ses banques en faillite, et en passant en tire un costaud bénéfice pour ces mêmes banques. La perfection du vice en somme.
Nous apprenons que « le 18 mars 2009, pour contrer les effets de la récession aux États-Unis, la Fed a décidé d'acquérir pour 300 milliards USD d’obligations du Département du Trésor des Etats-Unis, pour 750 milliards USD de mortgage-backed securities (MBS), portant ainsi son portefeuille de MBS à 1 250 milliards USD, et d'acquérir des dettes de Fannie Mae et Freddie Mac pour 100 milliards USD. Selon un bureau d'études économiques, la Fed, en moins d'un an, aura ajouté à son bilan 3 500 milliards USD de dettes ». On va sans doute penser que cette opération de désintoxication de l’économie a un côté philanthropique qu’il faut saluer. Il suffit de savoir : qu’en acquérant les dettes de Fannie Mae et de Freddie Mac, ce cartel récupère avec des deniers publics sa mise qui risquait de se perdre dans la faillite desdits établissements ; qu’en mars 2011, la Fed annonce un « profit record de 82 milliards l'an dernier essentiellement grâce aux actifs toxiques qu'elle a achetés aux banques en difficulté durant la crise ». Les 10 années précédant la crise, la Fed n’avait pu dépasser un bénéfice moyen de 25 milliards de dollars. Et à qui croyez-vous que vont ces bénéfices ? Aux propriétaires de la Fed : les parts détenues par les banques régionales dans la Fed leur rapportent un dividende annuel fixe de 6%. Seuls les excédents sont reversés à l’Etat américain. Ces gens s’enrichissent de manière colossale au quotidien mais, comme vous l’avez constaté à travers les données ci-dessus, leurs intérêts, toutes proportions gardées, se portent encore mieux en temps de crise. L’on commence à comprendre alors certains paradoxes apparents : pourquoi les gouvernements refusent-ils depuis 2009 d’appliquer les solutions efficaces pour sortir de la crise alors qu’ils les connaissent parfaitement ?
Quant aux syndicats, ils représentent le monde du travail, c’est-à-dire la grande majorité des citoyens du monde. Ce qui se passe aujourd’hui montre également les limites de l’action syndicale. Trop institutionnalisée, celle-ci est depuis longtemps récupérée par les forces détentrices du pouvoir et désamorcée ou instrumentée contre les intérêts mêmes des travailleurs. L’altermondialisme traduisait déjà cela et l’on se souvient qu’il suscite jusqu’ici la même hostilité auprès des pouvoirs d’argent que le mouvement, encore plus précis, du « Occupy Wall Street ». On se souvient que pendant les manifestations contre le Sommet de l’OMC en 1999 à Seattle, il y avait eu 600 personnes arrêtées en plusieurs jours, dans un pays qui se présente habituellement comme le pays des libertés, le modèle universelle du respect des droits de l’homme et du citoyen.
Si rien n’est fait dans les années à venir, le syndicalisme volera en éclats et il se produira, jusqu’au cœur du monde occidental, une régression vers le XIXè siècle, époque où le capitalisme sauvage était engagé dans un affrontement radical avec les forces sociales excédées par les injustices et l’iniquité dans le système de redistribution de la richesse des nations. Vu sous cet angle-là, ce qui se passe à Wall Street et de plus en plus dans de nombreuses villes américaines (Washington, Boston, Los Angeles ou Chicago), peut être salutaire si ceux qui sont en charge de la gestion de la cité peuvent s’en saisir pour corriger le tir à temps. Selon John Dinges, professeur de journalisme à l'Université de Columbia, les manifestations pourraient aider le président Barack Obama dans sa campagne pour sa réélection s'il "écoutait les manifestants et agissait en conséquence". Mais le pourra-t-il seulement ? Il est permis d’en douter.
Pour ceux qui observent et analysent froidement l’évolution de la mondialisation actuelle dont les racines plongent dans le Moyen âge et par-delà, il n’y a eu ces dernières années que des demi-surprises. Une politique obstinée et aveugle pratiquée tout au long du XXè siècle a mis en place les conditions du déclin des grandes économies qui ont changé le monde à partir de 1750. En décembre 2008, nous écrivions déjà : « Depuis quelques mois, le monde est entré dans l’une des plus graves crises de son histoire. Cette crie marque en fait le début de la fin d’une ère : la domination occidentale sur le monde a vécu et bientôt nous assisterons à la fin d’un empire, d’un immense empire qui aura soumis à sa loi le monde comme aucun empire n’a pu le faire avant lui. […] Nous y préparer, c’est d’abord prendre la mesure exacte de la situation. Le discours diplomatique sera toujours diplomatique et tant pis pour ceux qui le prennent au pied de la lettre. Dans 25 ans, l’Europe en proie à la rareté des ressources sera en train de se débattre contre les extrémismes de tous bords, les Etats-Unis seront devenus une puissance moyenne à condition de garder leur unité, et l’Asie, surmontant l’actuelle crise, aura pris les commandes du monde » (La Voix de l’Enseignant N°004 de décembre 2008).
La crise qui secoue actuellement l’économie mondiale et dont les manifestations les plus tragiques sont le chômage de masse, la démolition des acquis sociaux y compris dans les vieilles démocraties, la fragilisation de la vie sur la planète, marque l’échec d’un modèle sociopolitique et économique qui n’a pas su contrôler ses propres démons pour rester humain et tendre vers le progrès. Un modèle qui s’est progressivement fermé à toute forme de critique grâce à au contrôle monopolistique des appareils idéologiques de la planète. Car, il faut le dire, le néolibéralisme actuel qui contrôle l’essentiel des médias de grande diffusion sur la planète en est arrivé à ne plus écouter que sa propre voix sur ses propres médias, reléguant toutes les voix discordantes ou dissidentes aux oubliettes ou dans une périphérie communicationnelle qui s’apparente par sa forme et son fonctionnement au système de bantoustan. Il faut pourtant, dans l’intérêt des promoteurs et principaux bénéficiaires de ce modèle et dans l’intérêt du reste des habitants de notre planète en danger, que cette configuration évolue dans les années à venir, de façon organisée. Si rien n’est fait dans ce sens, elle évoluera malgré tout, mais de façon anarchique et infiniment plus dommageable. Il n’y a plus de statut quo possible.
Il suffit de voir ce qui se passe en Europe, Grèce, Espagne, Portugal Italie, France… Les dernières émeutes de Londres, dans un lieu qui abrite le saint des saints que peu connaissent, le cœur du capitalisme mondial, la City, devraient inciter à la réflexion. La situation de la Fed, qui a fait ses meilleurs bénéfices depuis 10 ans au cœur de la crise des subprimes montre que la nébuleuse financière qui gère la planète ne peut pas avoir les mêmes critères d’appréciation que nous autres. La finance mondiale semble prospérer dans les crises et le chaos comme un microbe dans un bouillon de culture. C’est elle qui profite des plans d’ajustement à travers le monde avec leurs cohortes de privation des intérêts publics et le licenciement massif des travailleurs. En cas de guerre, c’est elle qui arme tous les camps à travers les prêts bancaires consentis par des institutions qui, où qu’elles soient implantées, ne sont que des ramifications d’un réseau qu’elle contrôle.
N’existe-t-il pas un seuil au-delà duquel même cette nébuleuse pourrait elle aussi subir un coup mortel ? Il suffit de penser que la mondialisation marchande, à l’échelle de l’histoire, est véritablement récente, et qu’elle ne prend en main les commandes du monde qu’à partir de la fin du XVIIIè siècle. Cette position de force, qui a paru inébranlable jusqu’ici montre des signes évidents de faiblesse. Nous autres civilisations, disait avec justesse Paul Valéry, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. La mondialisation marchande actuelle, est un modèle civilisationnel. Triomphant depuis un peu plus de 200 ans, il n’en reste pas moins mortel. S’il n’a pas la force de manager ses qualités et ses défauts dans le sens d’un équilibre positif, il mourra, comme ses devanciers. Et si cela devrait se produire, dans ses convulsions, il laissera pas mal de monde et de choses sur le tapis.
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