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Nos langues, la jeunesse, et notre avenir

Par Roger KAFFO FOKOU, essayiste et poète

La langue, quelle qu’elle soit, est un outil de conquête et de domination aux sens les plus nobles de ces termes. Elle permet à l’homme de développer une meilleure emprise sur le monde, et comme il fait partie du monde, sur lui-même. Le premier empire que l’être humain doit bâtir et diriger, c’est d’abord lui-même : « connais-toi toi-même ». Et comment pourrait-il se connaître sans le verbe ? Le démiurge de l’Ancien Testament affirme : « Je suis celui qui suis. » Et c’est à travers cet acte de parole qu’il manifeste concrètement son existence. Plus près de nous, Descartes s’écrie : « Je pense donc je suis. » Et comment pourrait-il penser sans les mots ? Et comment des mots pourraient-ils exister en-dehors d’une langue ?  

Ainsi, sans la langue, l’être humain n’est rien, il n’existe pas vraiment parce qu’il ne sait qui il est, ni ce qu’il est : il n’a pas connaissance de son existence et c’est tout comme s’il n’existait pas véritablement. Selon Benveniste, « C’est dans l’instance de discours où “je” désigne le locuteur que celui-ci s’énonce comme “sujet”. Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue. Si l’on veut bien y réfléchir, on verra qu’il n’y a pas d’autre témoignage objectif de l’identité que celui qu’il donne ainsi lui-même sur lui-même ». Dans le mythe biblique de la création, le premier acte par lequel l’homme exerce le pouvoir de domination (l’empire) que Dieu lui donne sur l’ensemble de la création est un acte linguistique : la nomination. Le texte le présente sous la forme d’un test et c’est en passant ce test que l’homme prend véritablement le pouvoir sur le monde : « Or Dieu formait du sol toute bête sauvage des champs et toute créature volante des cieux, et il se mit à les amener vers l’homme pour voir comment il appellerait chacune d’elles ; et comme l’homme l’appelait, [c’est-à-dire] chaque âme vivante, c’était là son nom. » (Genèse 2 :19)

Faisant partie du monde en même temps que d’autres êtres humains, si un individu ne prend pas le pouvoir sur lui-même et sur le monde qui l’entoure, un autre que lui prendra le pouvoir sur le monde et sur lui. Le premier acte de l’exercice de sa domination qu’un conquérant impose à ses conquêtes est ainsi depuis toujours l’enseignement de sa langue. En diffusant sa langue, le conquérant est assuré de demeurer le centre de l’empire qu’il met en place. Si d’aventure cette logique est inversée, de dominateur le conquérant devient dominé. Tant que le latin est resté la langue de l’élite européenne, sur près d’un millénaire, Rome est restée le centre de cette partie du monde, et c’est ainsi que l’on a pu dire que « Tout chemin mène à Rome ». Plus près de nous, l’exemple sénégalais mérite toute notre attention : en prêchant l’islam dans leur propre langue, le wolof, les Sénégalais ont profondément assimilé cette religion pour en faire un outil véritablement sénégalais de construction de leur pays, un outil désormais peu vulnérable aux influences de l’islam arabe dont le centre se trouve ailleurs, au Moyen-Orient.

Nous avons parlé de conquête et de domination aux sens nobles de ces termes. Mais ces termes ne renvoient pas toujours à quelque chose de noble. La conquête et la domination, surtout lorsqu’elles sont orientées vers l’autre, peuvent déboucher sur l’asservissement, l’avilissement. Lorsque l’autre vous nomme, la tentation est grande pour qu’il vous attribue un nom d’esclave. C’est la raison pour laquelle l’on dit « qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». Nommez vous-même le monde qui vous entoure et donc vous faites partie, et peu ou prou, il vous appartiendra. Laissez l’autre le nommer à votre place, et peu ou prou, il lui appartiendra. Mais comment réussir un tel exploit ? Nos langues sont si pauvres ! Dans le monde ultra perfectionné qui est désormais le nôtre, n’est-il pas plus « pratique » de se servir des outils déjà perfectionnés et disponibles ?

Aucune langue n’est née ultra perfectionnée. La raison en est que les langues ne sont pas des choses naturelles : on ne les cueille pas toutes faites sur une variété d’arbre ; on ne les extrait pas non plus du sous-sol. Nous n’avons pas de vocables dans nos langues pour désigner l’ordinateur ou l’électron ? Nos parents n’avaient pas non plus de mots pour désigner ce qui les entourait et tout ce qu’ils ont transformé : ils en ont inventé tout simplement. La nomination, comme nous l’avons montré dans l’exemple biblique, est un acte de souveraineté que l’homme prend sur le monde. Il dit que ceci se nomme désormais cela et la chose est faite. Cet acte est tellement souverain qu’il ne saurait être surdéterminé par une autre langue. Il suffit que souverainement un peuple décide que désormais un électron a pour nom « hihan » pour que le tour soit joué. Et ce pouvoir-là, le peuple le donne en grande partie aujourd’hui aux comités de langue. Mais que peut valoir un comité de langue sans ses experts et à quoi peut bien servir le résultat du travail de ces experts si la langue en question n’a pas de locuteurs ?

En écoutant Claude Hagège défendre désespérément la langue française l’autre soir sur France 2, j’ai compris que la position qui veut qu’une langue n’est utile que dans la mesure de son perfectionnement est une aberration de l’esprit. Ce n’est pas seulement parce que nos langues sont pauvres et rudimentaires qu’il nous est conseillé de nous en débarrasser. C’est parce que nous ne nous en occupons pas ou plus qu’elles sont pauvres et rudimentaires, et progressivement forcées de débarrasser le plancher. Le français semble avoir toutes ses chances, et pourtant il est de plus en plus sommé de faire place nette !

Nous sommes dans un univers néo-darwinien et seules survivront les espèces les plus résistantes, et cette résistance sera fonction de la conscience des enjeux et de l’engagement en faveur de ceux-ci. Or l’enjeu ici, c’est notre survie en tant que nous-mêmes. Et comment pourriez-vous croire que vous avez survécu si vous avez cessé d’être vous-même ? Votre enfant qui est né à Yaoundé pour ne pas dire à Paris ou New-York et qui ne sait parler que français ou anglais, croyez-vous que pour lui le fait qu’il soit Mbaso ou Mbaseng’e a un sens ? Est-ce que pour lui les Mbaso ou Mbaseng’e  existent ? Le jour où il prend la nationalité française ou américaine, un monde meurt définitivement en lui, et un autre naît provisoirement. Qui étaient les anciens Egyptiens ? Ils étaient morts avec leur civilisation, c’est-à-dire corps et biens. Si n’avaient survécu quelques bribes de leur langue, redécouvertes au hasard des fouilles archéologiques, on ne parlerait plus d’eux aujourd’hui. Voilà sans doute pourquoi la Chine, qui parle pourtant bien l’anglais, est en train d’imposer progressivement l’apprentissage du mandarin au reste du monde à travers une politique d’ouverture de centres Confucius à travers la planète.

Mais qui sommes-nous pour raisonner à l’échelle du monde ? Va-t-on se demander. Déjà à l’échelle nationale cela ne semble pas probable. Et pourtant chacune des grandes langues qui ont dominé et dominent le monde a d’abord été la langue d’une petite communauté d’hommes. Le grec classique dérivé de l’attique n’était que le dialecte d’Athènes et de ses environs dans l’antiquité. Le latin fut d’abord la langue (le dialecte) de Rome, comme le français n’était que le dialecte de l’île de France. L’anglais partit d’une région qui comprend le sud du Danemark et le nord de l’Allemagne.  C’est en faisant de leur dialecte la langue de la science, du savoir, que les Grecs, les Romains, les Anglais ou les Français en firent la langue du pouvoir. On sait que l’attique bénéficia non seulement de la suprématie politique d’Athènes mais d’une hégémonie en art, en philosophie et en littérature. Son influence fut proportionnelle à celle des grands intellectuels de l'époque qui l’utilisaient : les dramaturges Eschyle, Euripide et Sophocle, l'orateur Démosthène, le philosophe Platon ainsi que les historiens Thucydide et Xénophon.

Nos jeunes aujourd’hui se soucient surtout de se frayer un chemin pour une place dans le monde. La chose qui importe pour eux, c’est avant tout de se faire intégrer. Pour cela, la langue de l’autre est plus utile que la leur. Ils ne sont pas des conquérants, pas véritablement, on peut tout juste les considérer comme des exilés. Mais s’exilant sans posséder leur langue, c’est de leur être propre, profond, qu’ils s’exilent vers l’extérieur, sans possibilité de retour. C’est une autre forme de conquête du monde, dira-t-on. Mais à quoi cela servira-t-il d’avoir conquis le monde si au bout l’on a cessé d’être soi-même et qu’on est devenu l’autre ? La vérité, ce sera que l’autre nous aura conquis. 



16/06/2013
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