Obsèques officielles de Ni John Fru Ndi : le dernier complot du régime contre le Chairman 2. Clarté, ambiguïté et… sinuosité ?
Il est très difficile, même après l’avoir braconné, de faire disparaître un éléphant sans laisser de traces. De l’éclipser complètement, définitivement comme s’il n’avait jamais existé. Que ce soit en entier (sa chute aura forcément laissé une trouée remarquable dans la sylve la plus dense, ses pesantes pattes auront creusé de profondes entailles la savane la plus rude) ou débité en morceaux, on aura beau nettoyer, récurer, il en restera toujours quelque chose. Ni John Fru Ndi était un éléphant de la politique, dans tous les sens du terme (plus herbivore sans doute que carnassier cela s’entend), ce qui d’ailleurs explique en un sens son parcours. Un mastodonte, un de ces mégalithes hors-époque qu’il eût été impossible de ne pas voir au milieu du paysage, de ce paysage politique camerounais dont il a longtemps occupé le centre, de ne pas prendre en considération. Il a été un de ces hommes dont chaque époque ne compte que quelques rares exemplaires, un homme au charisme inné et magnétique ; orateur atypique dont les accents et la gestuelle semblaient importer plus que le contenu du verbe, cet homme était doué en même temps d’une énergie physique phénoménale qui lui a permis, comme le souhaitait le laboureur de la fable, de remuer le pays dans tous les sens, sans laisser un seul coin où son pied ne soit passé et repassé. A la fois totalement homme du peuple et totalement homme des sommets, taillé dans le bois dans lequel on sculpte les héros, ces demi-dieux des anciennes mythologies, des contes et légendes, Il ne parlait pas vraiment aux foules : il leur jouait une partition enchantée et les hypnotisait aurait-on juré, et les entraînait dans le sillage tumultueux mais rassurant de son verbe incantatoire et impétueux. On ne doutait pas un seul instant de sa capacité à convoquer le soleil et la pluie, et à faire tomber la foudre sur Etoudi, à fendre au besoin la mer rouge pour faire traverser le peuple à sa suite les pieds au sec, à faire tomber de la manne même au cœur du plus rude désert pour nourrir les masses.
Pour la première fois depuis « l’indépendance », médusés, les Camerounais ont vu surgir sur la scène politique une bête exceptionnelle, un véritable phénomène de masse, capable à lui tout de réconcilier les petites gens et les élites, les riches et les pauvres ; un anglophone à qui les francophones ne demandaient pas qu’il use d’un minimum de français pour les rassurer ; un fils du Nord-ouest que toutes les régions accueillaient comme un authentique fils de chaque terroir ; un homme de peu d’études en qui les étudiants avaient plus confiance qu’en leurs enseignants d’université ; un libraire qui a su convaincre jusqu’aux personnes les plus averties, les plus intègres et les plus difficiles, je ne veux en citer qu’une seule ici, le très célèbre Mongo Béti de son vrai nom Alexandre Biyidi Awala devenu membre du SDF. Comment avait-il réussi un tel tour de force dans un pays où les élites méprisent le petit peuple, où les diplômés n’ont que de la condescendance pour les peu lettrés, où les anglophones sont habituellement l’objet de méfiance de la part des francophones (ces anglofous qui circulent à gauche plutôt qu’à droite !) et où à l’inverse les francophones, par les tenants de la langue d’en face, sont fortement suspectés de tous les maux parmi lesquels la folie (francofolie oblige !) semble n’être que le moindre ; dans un pays où tout, à plus forte raison la politique, se fait sur des bases ethniques … ? Par quel tour de magie avait-il réussi à être l’homme de toutes les classes, de toutes les couches, de toutes les ethnies ?
Peut-être n’avait-il eu besoin de rien faire ; peut-être s’était-il contenté d’être ce qu’il avait toujours été sous la carapace anodine de libraire ; peut-être que le moment étant venu, il lui avait juste suffi de se dépouiller de son déguisement, de s’aider d’une béquille, comme Soundjata Keita le roi du Mandingue, pour redresser toute sa stature de géant, et que du coup tout le monde avait dû le reconnaître et s’était mis à le suivre, prêts à le faire jusque dans l’abîme le plus noir, le plus profond. Peut-être est-ce cela que Ni John Fru Ndi n’avait pas lui-mêm compris ? Peut-être est-ce en cela que, déviant du chemin rude et pentu mais droit et audacieux du début, son parcours s’était-il mis à, comment ne pas dire sinuer… notamment au lendemain du scrutin présidentiel de 1992 ? En tout cas, son image s’est, à partir d’un certain moment, comme drapée d’ambiguïté. Pourquoi ? Peut-être est-ce trop tôt pour apporter une réponse objective et impartiale à cette question, ce qui fait la part belle aux opinions.
Et il y a ceux qui jugent vite et souvent de manière péremptoire. Pour eux, Ni John Fru Ndi, à un moment donné, était passé de l’autre côté. Comment expliquer, disent-ils, qu’il ait empêché ses avocats de revendiquer devant les tribunaux sa victoire de 1992 ? Derrière cet incompréhensible refus, un juteux deal se cachait certainement. Mais quel deal et quelles en sont les preuves ? Rien et aucune. Avec le système judiciaire qui est le nôtre, qui peut risquer le pari que Ni John Fru Ndi, en eût-il effectivement intenté un, eût gagné un procès de cette nature contre un pouvoir qui disposait de tous les leviers ? Malgré sa séduction, la valeur explicative de cet argument est donc plutôt limitée. Que reste-t-il donc de concret, d’établi, d’indiscutable, à la charge du Chairman ? Rien si ce n’est des indices contradictoires, des symboles polysémiques… des bricoles sans doute, mais justement, ne sont-ce pas les symboles qui parlent le mieux aux peuples ?
En novembre 1991, Adamou Ndam Njoya, l’un des hommes politiques à l’avenir le plus prometteur de son époque, accepte de participer à la « tripartite », s’inscrivant pour le coup dans le camp des « modérés », contre les « extrémistes » dont faisait justement partie Ni John Fru Ndi. Ce dernier avait alors choisi de claquer violemment la porte de ce forum. Les recommandations de la tripartite ne seront guère implémentées, faisant de tous ceux qui y avaient participé des dupes, image désastreuse qui suivra Ndam Njoya le reste de sa vie politique. Avec Ni John Fru Ndi, on dirait que tout s’est joué sur le mode impressionniste, touche après touche. Peut-être lui-même n’a-t-il pas vu le tableau se composer tout doucement, la nouvelle image y prendre corps.
Il y a eu d’abord cette image d’invincibilité qu’il s’était construite, en résistant disaient-on aux balles à Bafoussam, en échappant de justesse aux chars missionnés pour l’écraser à Yaoundé… Quand il l’a emporté en 1992 conformément aux attentes, et que le régime s’est braqué, tous l’attendaient à Yaoundé, allant à Etoudi porté par les masses, pour en déloger M. Biya. Et c’est à Bamenda, à Ntarikon qu’on l’a signalé, encerclé par la soldatesque du régime, non pas en train d’attraper son adversaire (le fameux « A kasham ? » des meetings) mais attrapé et enfermé dans la nasse. Un pan important de son image venait de s’écrouler ! Il lui restait une chance de tout rattraper : en appeler au peuple ; « Power to the people ! », avait-il clamé sur toutes les tribunes. En cette heure cruciale, où il pouvait effectivement donner au peuple le pouvoir, celui de décider de l’affrontement ou de la reddition, il ne s’est plus souvenu de ce slogan, et a confisqué le pouvoir pour lui, et seul dans sa tour de Ntarikon, a décidé de la reddition totale et inconditionnelle. Avait-il jamais réellement cru au pouvoir du peuple ? L’énigme restera sans doute. Un autre pan de l’image, encore plus important, s’est alors écroulé. Interviewé plus tard par Germinal, Fru Ndi a donné une réponse qui corrobore en tous points la présente lecture : « En 1992, comme vous évoquez cette période, j’avais subi d’énormes pressions de toutes parts m’incitant à faire une ou deux choses: un, former un gouvernement parallèle et devenir un président bis du Cameroun, comme ce que nous observons actuellement en Côte d’Ivoire ; deux, prendre les armes et engager une guerre avec le soutien d’une fraction de l’armée camerounaise, pour revendiquer notre victoire. Après analyse objective de la situation qui prévalait dans le pays, nous avons estimé que ce n’est pas la solution armée qui allait résoudre le problème, parce qu’il est facile d’entrer en guerre, mais il est très difficile de mettre un terme à un conflit armé et de réconcilier les populations, surtout dans un pays biculturel, aux multiples ethnies et profondément tribalisé comme le Cameroun. » Dans cette réponse, on voit bien l’homme de l’élite, mais nullement celui du peuple ; on voit bien l’anglophone, l’homme d’une ethnie, oublieux de toutes les origines des votes qui avaient permis la victoire qu’il revendiquait néanmoins ; il y parle de résistance armée, mais nullement de celle du peuple…
1992 aura donc été le début de la grande défiguration. Jusque-là, c’est Ni John Fru Ndi qui avait porté en avant le SDF ; subrepticement, tout s’est progressivement inversé et le SDF s’est mis à porter son Chairman, un chaiman dont l’interprétation des actes devenait de plus en plus difficile. Ainsi, quand M. Biya lui a accordé une audience à Bamenda, sur ses termes, sur son terrain, l’insérant dans son agenda de personnalités à recevoir à sa guise, comme n’importe qui, tous les analystes se sont retrouvés devant une séquence ambiguë : à qui profitait réellement une telle rencontre ? Ne faisait-elle pas plus le jeu de M. Biya et du RDPC que celui de M. Fru Ndi et du SDF ? Puis il y a eu d’autres rencontres, toujours sans véritable agenda politique, simples entrevues pour donner du grain à moudre aux médias, meublées de paroles chuchotées en tête à tête, rapportées avec une fidélité toujours sujette à interrogations… Et puis la question anglophone a rebondi avec force dans l’opinion, portée par les avocats et les enseignants puis récupérée par les tenants de l’Ambazonie… sous les yeux du Chairman et du SDF inaudibles en cette circonstance grave ; elle s’est développée jusqu’à la prise des armes, jusqu’au cortège de morts que nous pleurons depuis lors ! Dans ce contexte tragique, une nouvelle « tripartite », cette fois-ci anglophone, le si mal nommé « grand dialogue national ! », s’est organisée. Et, toujours oublieux des déboires de 1991, Ni John Fru Ndi, décidément loin du héros qui avait claqué la porte d’un théâtre semblablement piégé trois décennies plus tôt, n’a pas seulement mordu à l’hameçon : il l’a gobé, entièrement avalé ! Que restait-il dès lors de l’homme du 26 mai 1990 ? Peut-être plus vraiment grand-chose !
Le 12 juillet 2023 lorsque la nouvelle du décès de Ni John Fru Ndi éclate sur les médias, la messe est-elle dite depuis longtemps ? A l’écoute des débats sur les plateaux de télévisions, c’est vraiment cette pénible impression qui l’emporte. Sans doute le régime a-t-il lui-même fait cette lecture, devant l’absence ou la très faible effervescence populaire, devant la mobilisation opportuniste sur les plateaux des médias d’un quarteron d’intellectuels ou d’ex concurrents au discours souvent à charge (à chacun sa revanche !), et s’est dit que l’occasion était belle de faire d’une pierre deux coups : étaler sa grandeur d’âme, et en finir définitivement avec le défunt chairman du SDF. Que reste-t-il lorsqu’une épopée, appelée à être l’une des plus populaires, succombe ? Cesse-t-elle d’être exemplaire, ne serait-ce justement que par la manière de sa fin ? Peut-être faudra-t-il effectivement se garder de l’oubli, parce que le soleil reste à conquérir, parce qu’il faut, contrairement à Icare, songer à mieux que de la simple cire pour se coller des ailes sur le dos.
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