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Opposition politique et mobilisation des masses au Cameroun : comment sortir de l’impasse actuelle

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011.


Il y a quelques années, une marche réunissait à Yaoundé les plus grands leaders de l’opposition politique camerounaise. Ce fut un spectacle inoubliable : massées sur les trottoirs, les foules regardaient ces leaders marcher, apparemment peu concernées par les raisons de cette manifestation au-delà du spectacle immédiat qu’il leur était donné de déguster. Récemment, M. Jean-Jacques Ekindi a récidivé  en organisant une marche solitaire et spectaculaire dans les rues de Douala. A quoi peut-on attribuer cette apparente impuissance à mobiliser de l’opposition politique camerounaise ? Désamour du peuple pour ses leaders politiques ? Amour du peuple pour le pouvoir en place au Cameroun ? Les stratégies de hold-up des élections constamment revues et affinées au fil des ans par les hommes au pouvoir montrent bien que la vérité est ailleurs. Le développement de l’abstentionnisme de masse aux scrutins successifs y compris à l’inscription sur les listes électorales – en 2011, il a fallu corrompre les masses avec la carte d’identité gratuite pour les amener à se faire inscrire sur les listes électorales – montre que la grande partie des Camerounais se détournent de la politique, et que, s’ils n’attendent plus grand-chose du pouvoir en place, ils sont également sceptiques en ce qui concerne la capacité de l’opposition à changer la donne. L’on est donc enlisé dans les sables mouvants du complexe d’incapacité. Il est cependant possible d’en sortir, à des conditions bien déterminées.


L’action politique doit se méfier de la ponctualité pour s’inscrire dans la durée et bien gérer la chronologie. Mobiliser uniquement pour les échéances électorales, donc de manière ponctuelle, est une erreur de stratégie grave. Les échéances électorales permettent de positionner des individus et ne contribuent pas à promouvoir une politique. Et une fois positionnés, ces individus, qui voient leur situation individuelle se transformer, qui ne peuvent transformer en même temps la situation individuelle de tous ceux qui se sont battus, pris des coups, sacrifié temps, énergie, biens et opportunités pour les y aider, apparaissent rapidement comme des profiteurs égoïstes aux yeux d’une masse impatiente. Cette appréciation, bien que superficielle, déteint d’abord sur le parti dont ils portent les couleurs, ensuite sur la politique dans son ensemble. La lutte pour l’égalité des chances prônée se transforme alors rapidement dans la perception collective en une lutte pour l’élargissement du cercle des privilégiés. Les combats politiques des 20 dernières années au Cameroun ont surtout vu des hommes politiques d’opposition entrer dans le cercle des nantis, avec villas cossues, voitures de luxe, enfants scolarisés à l’étranger, tandis que la corruption s’amplifiait, que le chômage des jeunes s’aggravait et devenait une arme politique aux mains du pouvoir en place (cf. l’opération recrutement de 25.000 jeunes dans la fonction publique), que le peuple s’enfonçait encore plus dans la pauvreté et la misère.  


N’ayant réussi aucune alliance significative au cours des deux décennies de démocratisation qui viennent de s’écouler, (elle avait la possibilité qui ne s’est pas transformée de négocier une alliance avec les confessions religieuses, l’armée ou les milieux d’argent), l’opposition politique camerounaise n’a pas non plus su sceller un pacte avec les masses déshéritées. Elle n’a donc pas pu ou su incarner suffisamment fort et de manière convaincante la cause d’un des groupes importants de la société pour amener ce groupe à lui prêter sans réserve sa force et lui donner les moyens de défoncer la forteresse du pouvoir établi. Les masses étaient et sont cependant encore à sa portée. Cette opposition saura-t-elle s’y prendre et comprendre que la conquête des masses doit s’organiser au-delà des opérations électorales dans un processus quotidien qui exige de la patience, un engagement sans réserve, et un investissement qui confine à un véritable sacrifice ?  


Les hommes n’acceptent de mourir que pour ce dont ils vivent. L’astuce des premières années de l’opposition politique a consisté à dire aux Camerounais que lorsque ses candidats seraient élus, et qu’ils arriveraient aux affaires, ils changeraient la société et le destin de chaque citoyen. Que n’ayant jamais été aux affaires, ses candidats n’avaient rien à donner avant d’y être arrivés. Nombre d’entre eux sont arrivés aux affaires, et se sont retrouvés en train de gérer des municipalités, des mandats de parlementaires, et le statu quo n’a pas réellement été secoué. 20 ans après, le bilan est bien maigre et se reflète désormais dans le dégraissement des effectifs de l’opposition politique dans la gestion municipale comme à l’assemblée nationale. Pourquoi des Camerounais accepteraient-ils aujourd’hui de descendre risquer leur vie dans la rue pour des politiciens alors qu’au quotidien ces derniers ne savent pas comment ils font pour se nourrir, se loger, s’habiller, se soigner, envoyer leurs enfants à l’école ? En 20 ans d’existence, lequel de nos partis s’est réellement occupé de cet aspect du problème ? Qu’est-ce qui prouve qu’une fois au pouvoir les leaders de ces partis s’en soucieront davantage ? Ces questions, même non formulées clairement, hantent la conscience et même l’inconscient de nombreux Camerounais, et ne contribuent guère à les mobiliser politiquement. Ailleurs, des leaders politiques l’ont compris et en ont tiré des conséquences qui ont transformé les espaces politiques de pays entiers.


L’on s’étonne de l’emprise des islamistes sur les masses dans les pays arabes. Déjà au début des années 90 le Front Islamique du Salut remportait les élections municipales en Algérie et obligeait le pouvoir à interrompre le processus électoral. En Palestine, le Hamas a pris le pouvoir à Gaza contre toutes les stratégies mises en place pour l’en empêcher. En Tunisie comme en Egypte, les islamistes et les salafistes ont remporté les élections législatives consécutives au printemps arabe. Ces mouvements politiques, longtemps brimés, rejetés dans la clandestinité des décennies durant, n’ont cessé de renforcer leur emprise sur les sociétés qui les ont vus naître, et ont ainsi pu exercer sur le pouvoir, même en étant hors de l’espace politique public, une pression suffisante pour faire bouger les choses. Comment s’y sont-ils pris ?


Les mouvements ci-dessus cités ont en commun un certain nombre de caractéristiques : ils s’appuient sur une doctrine religieuse et à ce titre bénéficient du réseau toujours puissant des infrastructures de la religion en place. Ils ont développé une idéologie nationaliste qui produit un puissant écho chez la plupart des laissés-pour-compte d’économies captives d’intérêts privés nationaux mais surtout internationaux. Cependant, tout cela n’est finalement que de la rhétorique dont tout le monde, sous tous les cieux, peut user. La vraie différence, ils la font sur le terrain de la pratique quotidienne : ils n’attendent pas les veilles de scrutins pour se lancer sur le terrain de la mobilisation politique ; ils n’attendent pas non plus d’arriver aux affaires pour commencer à apporter des solutions aux problèmes des masses déshéritées sur lesquelles ils comptent pour faire basculer le rapport de force politique.


Fondé en 1928 en Égypte par Hassan ibn Ahmad al-Banna, les Frères musulmans profitent de la crise économique de l’époque pour développer une politique de solidarité, d’aide au logement, aux études, au travail au profit des couches moyennes de la bourgeoisie de province aussi bien que pour les masses urbaines déshéritées du Caire. Cette stratégie leur permet de s’enraciner en profondeur, que ce soit en haute Égypte, à Assiout ou en basse Égypte. Aujourd’hui, ils dominent le nouveau parlement égyptien. Ce parcours est similaire à celui du FIS algérien dans les années 80, ou à celui du Hamas palestinien.


A sa création en effet, le FIS élargit rapidement son audience grâce à un dense réseau d’associations de bienfaisance et de mosquées.  Il s’investit au service des exclus du système en s’appuyant sur les thèmes de la justice sociale et de la lutte contre la corruption. Il encadre les jeunes, premières victimes du chômage, les artisans et petits commerçants, ainsi qu’une fraction de la classe moyenne instruite, composée de diplômés qui n’ont pas accès aux postes de responsabilité. Très rapidement, en moins d’une décennie, il développe la capacité de renverser démocratiquement les institutions en place.


Le Hamas est très intéressant de ce point de vue parce qu’il naît d’une organisation islamique de bienfaisance développée dans les Territoires occupés par une branche des frères musulmans égyptiens qui y est présente depuis les années 1930. Celle-ci profite alors de l’appui financier de l’Arabie Saoudite pour mettre en place un vaste réseau d’institutions sociales et caritatives (dispensaires, orphelinats, écoles, université). Ce n’est qu’en 1987 (que l’on voit le temps qu’il a fallu !) que les responsables de ces réseaux en font une organisation politique, le Hamas, et l’intègre dans la révolte populaire contre l’occupant israélien. Le Hamas peut alors s’appuyer sur des structures qui ont prouvé leur utilité au service des masses, sur les moyens financiers générés jusque-là, pour exercer un rôle de premier plan dans les Territoires - présence active dans les universités et les organisations professionnelles, associations caritatives œuvrant dans l’éducation, la santé, l’enseignement coranique – et s’imposer comme une force politique majeure et un acteur incontournable dans la recherche des solutions au problème palestinien.  


Ce schéma qui apparaît si commun aux pays arabes répond en fait à une logique de la stratégie politique qui est universelle : pas d’intérêt, pas d’action. Jetée dans l’arène, une organisation politique doit choisir son camp et bien le choisir, ensuite, comme au Moyen Âge, convaincre ce camp qu’il en est le champion, un champion digne de confiance. Il n’y a généralement que quatre camps : les détenteurs de la force des armes, les puissances d’argent, les pouvoirs religieux, et les masses détentrices du pouvoir du nombre.  Des quatre camps, trois ont l’habitude de choisir eux-mêmes leur champion : les hommes de guerre, les milieux d’argent et les religieux. Ils sont naturellement structurés par la nature aristocratique aux vertus hiérarchisantes de leurs organisations. Les masses ne le sont presque jamais, doivent au contraire être convaincues, souvent de l’extérieur, qu’elles  ont besoin d’être disciplinées, de s’identifier à un but commun. Pour y parvenir, celui qui s’y engage doit faire concrètement ses preuves, et ne pas lésiner sur le temps. Au Cameroun, ce parcours stratégique reste pour l’instant largement ignoré. Il faudra pourtant en passer par là si l’ambition de transformation sociale qui anime les leaders politiques est authentique et lucide.



13/04/2012
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