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Outrage contre la tribu: de la manière d’institutionnaliser le tribalisme à l’abri de toute critique exprimée

Une croyance tenace et cependant mal attestée historiquement affirme qu’on avait peu de chance de conserver sa tête sur les épaules quand on avait la redoutable charge d’annoncer une mauvaise nouvelle aux détenteurs du pouvoir d’Etat dans l’antiquité. Mais la littérature en donne quelques témoignages plutôt célèbres. Ainsi, dans Antigone de Sophocle (Acte I, scène 2), on peut lire : « Les mauvaises nouvelles sont fatales à celui qui les apporte. » [1] Peu importe alors que ce disciple de Mercure ne soit que le porteur, le véhicule de la nouvelle d’un événement malheureux, douloureux, funeste, et non l’auteur de celui-ci. Tout se passe comme si annoncer l’événement, c’est le créer, le produire.  

En fait, personne n’aime le messager des mauvaises nouvelles, et ce depuis toujours. Que ces mauvaises nouvelles concernent des malheurs actuels ou à venir n’y change généralement pas grand-chose. C’est ce qu’on appelle le paradoxe de Cassandre. Pendant la guerre de Troie, Cassandre fille de Priam s’évertua à prévenir ses concitoyens du risque de destruction qui pesait sur leur cité. Les Troyens refusèrent catégoriquement de l’écouter, et la cité fut finalement prise et détruite. On peut imaginer que n’eût été son statut de princesse, Cassandre eût elle aussi dit adieu à sa jolie tête. Comment comprendre qu’un tel paradoxe, connu depuis si longtemps, puisse encore toucher autant de sociétés comme c’est le cas pour la nôtre aujourd’hui ?

On pourrait s’appuyer sur une analyse sartrienne que l’on trouve dans Qu’est-ce que la littérature ? Il y parle du pouvoir de la nomination. Pour Sartre en effet, nommer, c’est faire exister. Dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, raconte Sartre, le comte Mosca, voyant s’éloigner la voiture qui emporte la Sanseverina et Fabrice, s’écrie : « Si le mot d’amour vient à être prononcé entre eux, je suis perdu. » Et comment empêcher cet irréparable redouté de se produire ? Le comte Mosca, pour sa part, ne peut que s’en remettre au ciel. Les Etats, eux, disposent, pour parer à cette éventualité, d’une panoplie de moyens : la censure, sous ses mille formes, ou la sanction, disciplinaire, pécuniaire, pénale… Il y a là, sans doute, une approche presque religieuse.

« Malheur à l’homme par qui le scandale arrive. », lit-on dans Matthieu 18.7 Cet homme, comme le dit littéralement la syntaxe phrastique du texte biblique, n’est visiblement pas l’auteur, mais le véhicule du malheur qu’il se contente d’annoncer. Comme l’on pourrait dire « le train par lequel arrive…le colis. » Cette analogie avec le transport ferroviaire permet d’ailleurs de commencer à y voir plus clair : sans le train, la marchandise reste là où elle se trouve initialement c’est-à-dire dans une lointaine inaccessibilité qui en fait un objet virtuel. Que, contrairement au train, l’homme soit doué d’une volonté d’accepter ou de refuser le rôle, est sans doute ce qui lui vaut le reproche. Il suffit de penser que sans le messager, le scandale, même s’il se produit (« Car il est nécessaire qu'il arrive des scandales » (Mat 18.7), ne pourrait pas « arriver » au sens matériel du terme c’est-à-dire « arriver à destination », et alors tout pourrait se passer comme s’il ne s’était jamais produit, comme s’il n’existait pas. L’inverse est d’ailleurs aussi vrai : quand il se produit ou va se produire un événement heureux, le messager qui en apporte la nouvelle est autant célébré que s’il en était l’auteur : de l’ange Gabriel à Jean-Baptiste, le texte biblique en fourmille d’exemples. Il faut d’ailleurs ajouter ici que, même lorsque la nouvelle porte sur un événement heureux et fictif, son porteur n’en est pas moins célébré comme un héros. Il suffit de voir avec quel zèle certains de nos médias célèbrent l’étendue et l’ampleur du vivre-ensemble dans notre pays aujourd’hui, au moment même où l’on s’interroge sur le pourrissement de la crise anglophone, les inquiétants incidents d’Obala, de Sangmélima et j’en passe certainement. Nous sommes là en face du même processus : nommer le vivre-ensemble pour le faire exister (procédé incantatoire) d’une part, se taire sur les manifestations du tribalisme pour faire disparaître le fléau (procédé d’exorcisation par le silence). Que s’est-il donc passé pour que le pouvoir établi chez nous soit à ce point devenu aussi chatouilleux ?

Il n’y a pas si longtemps en effet, dire et ne pas dire dans notre pays revenait exactement au même. Une doctrine ultralibérale du laisser-faire (les scandales) et laisser-dire (l’opinion et les médias) était alors de rigueur. Elle servait au passage une propagande bien huilée d’affichage démocratique, en même temps qu’un cynisme politique assumé : « Le chien aboie, la caravane passe », semblait-on dire. Derrière cette surdité voulue et entretenue, on pouvait avec un peu de perspicacité distinguer une volonté d’user la parole, notamment contrariante, à la pierre du silence, jusqu’à la débarrasser de toute velléité sonore. Parler dans le vide sonore, un peu comme si l’on remuait les lèvres sans qu’il en sorte le moindre son : quelle volonté d’expression pourrait-elle résister durablement à pareille torture, à un tel cauchemar ? C’était admirablement pensé et cela fonctionna si bien que les messagers professionnels, la presse, les médias en général, faillirent en trépasser. En tout cas, ils entrèrent dans un cycle végétatif dont ils peinent encore à sortir aujourd’hui, ne survivant plus que grâce aux perfusions de la corruption. Quant au lecteur, désabusé, il avait fini par prendre son parti et déserter le kiosque. Ainsi, de manière symbolique, le pouvoir d’Etat avait réussi à tuer le messager, et reléguer dans l’obscurité d’une quasi-inexistence le scandale, tout éventuel scandale. Quand nommer et ne pas nommer reviennent au même, quand la parole équivaut au silence ou devient une forme de silence, les principes d’identité et d’altérité tombent dans la confusion : le malheur et le bonheur, ou le mal et le bien deviennent difficiles à distinguer, et toute activité critique devient impossible. Le verbe a donc renoué subitement avec la sonorité ces derniers temps : pourquoi ? Est-ce l’ampleur du malheur qui a opéré ce miracle ? Acculé et le dos désormais au mur, ce peuple dont on se moque en rigolant dans les salons feutrés du pouvoir a-t-il finalement décidé de faire face ? S’agit-il d’un de ces retournements imputables à la force mécanique des choses ?

Nommer, disait Sartre, c’est porter à l’existence, mais « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ! », ajoutait Camus. « Car, précise Brice Parain, le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge. »

Au Cameroun, en 1996, le législateur, majoritairement du parti au pouvoir, a décidé de nommer et de graver dans le « marbre » constitutionnel des concepts générateurs de tribalisme : allogènes et autochtones. Plus que des concepts, la gouvernance étatique, déjà encline à décider sur la base de données tribales ou ethniques, s’est engagée sur une pente tribaliste de plus en plus raide que de nombreuses statistiques disponibles illustrent indiscutablement aujourd’hui. Le pouvoir-Etat, en la matière, a donc joint le dire au faire, est passé de la parole aux actes : choisissant de protéger les « minorités » autochtones (chose louable dans l’absolu) mais aux dépens des « majorités » allogènes (ce qui l’est beaucoup moins), il a éveillé chez les uns aussi bien que les autres la conscience de plus en plus aiguë de leurs différences et oppositions tribales, et de la possible et bientôt nécessaire spatialisation des confrontations dans le cadre de face à face inévitables dans les grandes et moyennes métropoles. Quel intérêt le pouvoir pouvait-il avoir à mettre en place ces sinistres antithèses dramatiques ?

Examinons les choses froidement. Une gouvernance chaque jour un peu plus minée par les malversations et prévarications diverses creusait un peu plus grand le fossé entre l’oligarchie aux affaires et les populations, toutes tribus/ethnies confondues. La classe moyenne en gestation au début des années 1980 à l’arrivée de l’actuel président de la République, laminée, avait quasiment disparu des radars. Les services sociaux de base, les infrastructures et commodités élémentaires tombaient en poussière dans l’ensemble du pays, aucune région n’y échappant. De multiples projets mirobolants, agités comme autant de baguettes magiques, rongés par le virus de la corruption, drainaient l’argent du contribuable pour gonfler les comptes privés de hauts commis de l’Etat dénués du moindre scrupule.  L’exemple type de cette formidable incompétence du système à se réformer pour se redresser est celui du fichier solde des personnels de l’Etat : plusieurs fois nettoyé à grands frais et bruits par an depuis des décennies, il ne semble toujours pas donner le moindre signe de propreté. La pilule laxative ne produit donc jusqu’ici aucun résultat et l’Etat congestionné semble à bout de souffle, au bord de l’apoplexie. Il n’investit et ne recrute presque plus, sinon dans les corps de la répression, en prélude sans doute aux temps difficiles qui se profilent. A qui imputer ce long et persistant échec alors que les mots recouvrent à nouveau leur sens ?

Il faut en effet, à chaque Camerounais au chômage, sans ressources, dans l’incapacité de se vêtir, se nourrir, se soigner, sans présent ni avenir, indiquer un coupable sur qui il doit passer sa colère. Quel meilleur bouc émissaire que le Camerounais de l’autre tribu, celui-là qui « fabrique trop d’enfants », qui semble mieux résister à la misère ambiante, qui s’installe et s’incruste partout, qui pourrait nous priver de la seule chose qu’il nous reste – l’espoir – s’il s’emparait du pouvoir, du pouvoir qu’on dit « nôtre » même si nous n’en voyons pas les effets dans notre quotidien? Agissant dans le cadre légal en vigueur, ainsi que les événements d’Obala et de Sangmélima ont semblé le montrer, il apparaît que le pouvoir établi, face aux exactions tribalistes qu’il a suscitées et qu’il entretient, va appliquer rigoureusement la protection des « minorités » autochtones aux dépens des « majorités » allogènes. Cette loi pénale annoncée, de par son intitulé et sa formulation, pose d’ailleurs déjà de nombreux problèmes.

Elle parle « d’outrage à la tribu ». Un outrage est un préjudice à la fois physique et moral. Le préjudice est un concept particulièrement extensible, comme celui d’ordre public : il peut servir à n’importe quelle sauce. Il faudra le définir limitativement, dans le texte de la loi, ou il deviendra un monstre entre des mains prédatrices potentiellement tribalistes. La tribu est une entité morale, abstraite, qui ne peut subir un préjudice physique que dans ses éléments concrets que sont les individus. A partir de combien d’individus touchés pourra-t-on valablement parler d’outrage à la tribu ou un seul individu touché suffira-t-il à la qualification ? Il faudra aussi le définir. Le texte de l’article de loi proposé semble exclure l’atteinte physique et se limiter aux actes de parole : « Personne qui, par quelque moyen que ce soit, tient des discours de haine ou procède aux incitations à la violence contre des personnes en raison de leur appartenance tribale ou ethnique. » A quelles caractéristiques distinguera-t-on un discours de haine d’un discours ordinaire de plainte, de simple dénonciation d’actes avérés de tribalisme ? Quels indices permettront de déterminer qu’un discours incite à la violence ? Assurément, il sera bien difficile d’échapper aux amalgames et aux dégâts d’une intime conviction de juges qui auront eux-mêmes bien du mal à se mettre au-dessus de leurs penchants et préjugés de tribu. Dans un contexte où la distribution du personnel de la justice n’est pas en proportions tribalement équitables, on entrevoit déjà vers quelles profondeurs de gouffre nous nous acheminons.

« Malheur à l’homme par qui le scandale arrive », rappelons-le. Le mot français scandale vient du grec ecclésiastique skandalon, nous dit-on, et indique un piège placé sur le chemin, obstacle pour faire tomber dans le péché, plus généralement dans la faute. Cette loi, qui veut sanctionner le discours mais ignore les actes, est un scandale, parce qu’elle va libérer les actes et empêcher de les dénoncer. C’est un scandale parce qu’elle va mettre en place un piège judiciaire dans lequel la magistrature, tribalisée comme elle l’est aujourd’hui, aura beaucoup de mal à ne pas succomber, et cela aura la conséquence d’exacerber le sentiment d’injustice qui nourrira les futures révoltes tribales. Le sentiment de marginalisation des anglophones, parce que le mode de gouvernance n’a pas permis qu’il soit entendu et adressé à temps et convenablement, a débouché sur la guerre et les ravages que connaissent les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest de ce pays nôtre. Une légifération à relents tribalistes pourrait à terme étendre puis généraliser ce type de réaction.

Roger Kaffo Fokou.

[1] "Personne n'apprécie les porteurs de mauvaises nouvelles." dans la traduction de René Biberfeld

 



15/11/2019
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