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Pablo B. Bailli : un destin auréolé de gloire et de sang

 

Un jour, dans le cadre d’une consultation secrète, un sorcier[1] – ou était-ce plutôt une sorcière ? – avait dit à un certain Pablo B. Bailli : « Va, un grand destin t’attend. » Ce dernier était déjà alors le premier des ministres d’une république tout ce qu’il y avait de plus monarchique. Quel destin pouvait-il, pour lui, être plus grand que le haut magistère dont il était alors investi? Chacun peut aisément le deviner. Mais non, je me trompe assurément même si ce n’est que sur un détail somme toute anecdotique, puisqu’il s’agissait non pas d’un sorcier, mais… de trois vilaines sorcières. Et, je me le rappelle précisément, les mots que celles-ci lui adressèrent en plus disaient exactement ceci : « Sois fier comme un lion orgueilleux : ne t’embarrasse pas de ceux qui s’irritent, s’emportent et conspirent contre toi. Jamais Pablo B. Bailli  ne sera vaincu, jusqu’à ce que la grande forêt de B*** marche contre lui vers la haute colline d’Odiétu. »  

« Cela n’arrivera jamais, se dit in petto Pablo B. Bailli . Qui peut presser la forêt, commander à l’arbre de détacher sa racine liée à la terre ? Ô douces prédictions ! ô bonheur ! Rébellion, ne lève point la tête jusqu’à ce que la forêt de B*** se lève ; et Pablo B. Bailli , au faîte de la grandeur, vivra tout le bail de la nature, et son dernier soupir sera payé à la vieillesse et à la loi mortelle. »

Désigné entre tous, par les dieux ou par les démons – est-ce pareil ? - pour régner sur le Godstank, cette grande pyramide bénie par les dieux d’immenses trésors et logée au cœur du continent des origines, élu d’entre les millions pour y régner à vie, Pablo B. Bailli savait depuis ce jour-là, autant dire depuis toujours, qu’il ne devait ce privilège à aucun homme, pas même à son illustre prédécesseur qui n’avait alors obéi qu’aux injonctions du destin. Election ou pas élection, Pablo B. Bailli savait qu’il ne devait rien à aucun groupe d’hommes, celui-ci fût-il la communauté entière et paré du mystique nom de peuple. La démocratie, comment aurait-il pu l’apporter à qui que ce fût puisqu’il n’y croyait pas, n’y avait jamais cru ? La démocratie est une invention d’hommes qui ne sied qu’aux hommes, pas aux dieux. Pablo B. Bailli  le savait, il ne durait pas au pouvoir  parce qu’il voulait, mais parce qu’il pouvait. Et il pouvait durer au pouvoir parce que cela avait été, parce que cela était ainsi écrit.

Fier comme un lion orgueilleux, il n’avait pas besoin de se forcer pour l’être : n’était-il pas « l’homme-lion, l’homme-courage » ? Et était-il possible de trouver un Godstankais, un seul, qui fût plus orgueilleux que lui ? Après le « Quand Ongola respire, le Godstank vit », le « Me voici donc à Fort-Nègres ! », la fameuse anaphore « Qui sont-ils… ? », et maints autres morceaux choisis du même métal précieux, il était permis à quiconque d’en douter.

« Sois sanguinaire, intrépide et décidé, lui avaient recommandé les sœurs du destin. Ris-toi dédaigneusement du pouvoir de l’homme. Nul homme né d’une femme ne peut nuire à Pablo B. Bailli. » Aussi, - l’aviez-vous remarqué ? - rien ne l’émouvait jamais : les catastrophes, et son interminable règne en avait connu plus d’un chapelet ; les bains de sang, et la crise xénophone, après la purge consécutive au coup d’Etat manqué de l’an II de l’ère des prodigues, lui en donnait un de particulièrement torrentiel ; rien n’altérait jamais le robuste appétit qu’il avait conservé pour le pouvoir. Il ne respectait - ou alors respectait si peu que c’était pareil - aucun de ses hommes-liges : après tout, n’étaient-ils pas tous ses créatures, de leur propre aveu ? Pareil pour ses opposants. Pourquoi d’ailleurs se serait-il donné cette peine-là ? Aucun homme né d’une femme ne pouvait nuire à Pablo B. Bailli. Une fois pour toute, par l’heureux sortilège d’une prophétie triplement prononcée, il s’était retranché dans son monde à lui, distinct et distant de celui dans lequel croupissaient, abrutis, aplatis et même anéantis de misère et de maladie, les Godstankais qui avaient torts tous autant qu’ils étaient, en dépit de leurs rangs et prérogatives, de se considérer comme ses compatriotes. Comment des hommes et des femmes ordinaires, nés de vulgaires femmes portant seins sur leurs poitrines, pourraient-ils être des compatriotes d’un dieu ?  

Cet orgueil dont Pablo B. Bailli  écrasait son entourage, ce mépris dont il accablait les hommes et les femmes politiques de son temps, qu’ils fussent autour ou en face de lui, peut-être les méritaient-ils. Il est certain par contre que le peuple godstankais, lui, ne les méritait pas. Ce peuple n’aurait pu les mériter parce que, comme l’avaient également prédit les sorcières du destin, « moindre que Pablo B. Bailli, ce peuple est cependant plus grand. Moins heureux, il est cependant beaucoup plus heureux. » Car ce peuple engendrerait des rois quand Pablo B. Bailli  n’en serait plus un, quoique ce peuple ne fût pas roi.  Le savait-il, lui l’homme du destin ? Oui, je crois qu’il le savait, qu’il l’avait toujours su, et que cela l’enrageait littéralement.

Je l’avais souvent entendu murmurer entre ses dents, comme quelqu’un qui mâchonne inlassablement quelque écorce rebelle, fumant froidement de colère : « Vos enfants seront rois ! Vos enfants seront rois ! Vos enfants seront rois !... » Puis un jour, obsédé et excédé, je l’avais entendu jurer : « Ô temps ! tu devances mes terribles exploits. On n’atteint jamais le dessein frivole si l’action ne marche pas avec lui. Désormais, les premiers mouvements de mon cœur seront aussi les premiers mouvements de ma main ; dès à présent, pour couronner mes pensées par les actes, il faut penser et agir aussitôt ; je vais vous surprendre, disait-il d’un ton résolu à ce peuple qu’il imaginait fort bien à plat ventre devant lui, m’emparer de vos trésors les plus chers, démolir les espoirs de vos femmes et de vos enfants. »

Et par ses soins calculés et méticuleux, il avait composé un casting infernal, et installé aux affaires une clique d’âmes d’avance perdues, d’administrateurs incompétents et véreux, de petites fripouilles ayant échoué dans les affaires et reconverties en politique, toute une kleptocratie brinquebalante en diable mais particulièrement boulimique. Et telle une escouade de démolisseurs, ceux-ci s’étaient rués sur les caisses publiques et privées, les infrastructures construites ou à construire, les institutions établies ou à établir : l’école était vite partie en fumée, l’hôpital avait été dynamité jusque dans ses fondements, les ponts effondrés, les entreprises démantelées et vendues à l’encan… Et face à ce peuple qui malgré tout continuait à sourire protégé par son ingénuité, il lui était venu une idée diaboliquement géniale : « Pourquoi ne pas les armer les uns contre les autres ? L’odeur du sang monte vite à la tête, et plus il y a de fous et plus l’on rit. Nous allons bien nous amuser. », s’était-il dit en se frottant les mains.

Cependant, Pablo B. Bailli avait appris une chose au fil des années : il avait un ennemi contre lequel il ne pouvait rien : le temps. Et le temps était porteur d’un sort contre lequel tous les médecins du royaume et même ceux de tout l’univers étaient impuissants : la vieillesse.  Et voici qu’avec la vieillesse affluaient maladies et regrets. N’avait-il pas en leur temps pris trop à la lettre les paroles de ce maudit trio d’ensorceleuses ? « Maudite soit la langue qui a prononcé ces paroles, car elle a subjugué la meilleure partie de moi-même ! » se désolait-il en secret. « J’ai vécu assez longtemps, la course de ma vie est arrivée à l’automne, les feuilles jaunissent, et tout ce qui devrait accompagner la vieillesse, comme l’honneur, l’amour, les troupes d’amis, je ne dois pas y prétendre : à leur place ce sont des malédictions prononcées tout bas, mais du fond de l’âme ; des hommages de bouche, vain souffle que le pauvre cœur voudrait refuser et n’ose. » Et puis un doute commença à lui venir : et si ces paroles avaient un double sens, une sorte de compartiment secret auquel il n’avait pas fait attention ?

Les nouvelles qui lui parvenaient en effet, franchissant laborieusement toutes les barrières érigées autour de lui pour lui éviter toute espèce de contagion du monde ordinaire, n’étaient guère bonnes. Partout où l’on en trouvait l’occasion, disait-on, petits et grands se révoltaient contre lui. Dans la diaspora, les choses avaient même atteint le seuil de l’hystérie collective. Il n’était plus servi que par des machines qui lui obéissaient de force, leurs cœurs étant ailleurs. Il sentait la peur et la trahison partout autour de lui. C’était comme un piège se refermant inexorablement.

C’était alors que revenait le doute, de plus en plus fort : « Et si les paroles de ces démons artificieux qui se jouent de nous étaient à double sens ? Et si la forêt de B*** pouvait réellement un jour s’ébranler et monter à l’assaut de la colline d’Odiétu ? Et si malgré toute vraisemblance il se trouve parmi ces imbéciles qui s’agitent là-bas au fond de ce trou à merde quelqu’un qui n’est pas né d’une femme ? On ne serait alors plus loin de la fin. » Là-dessus, dans une étrange exaltation, il vit se dresser devant ses yeux hallucinés un tableau saisissant de vérité. C’était une vision apocalyptique, chaotique, de fin de règne dominée de scènes de liesses populaires et de saccages, de lynchages publics et de débandades, de fuites éperdues et souvent inutiles, d’exilés débarquant d’entières flottes d’avions de ligne, excités et revanchards, d’anciens ministres et directeurs généraux de sociétés  aux arrêts ou par les routes sous divers déguisements, trainant de lourds et encombrants colis d’argent. Et lui dans tout cela ? Comment savoir comment cela finirait ? Où donc étaient-elles, ces maudites sœurs du destin ?

Roger Kaffo Fokou, écrivain.

 

 

[1] Grand maître d’une loge ayant pignon sur rue.

 



12/08/2019
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