Philosopher dans la Cité: de la sidération à la considération
par Corine PELLUCHON*
La sidération : insécurité et remise en question des idéaux des Lumières
Nous sommes tous profondément touchés par les événements du 13 novembre 2015 et les résultats du premier tour des élections régionales, qui témoignent de la percée du Front National, sont un choc supplémentaire. Nous serions tentés de penser que tout ce que nous faisons, au lycée, à l’Université, dans des associations diverses ou dans notre famille, ne sert à rien.
De même, les négociations en cours au Bourget pour la COP 21 éveillent un certain scepticisme. Conscients qu’il sera au mieux question d’accords non contraignants impliquant une répartition plus équitable des coûts de la lutte contre le réchauffement climatique et invitant chaque Etat à opérer la transition énergétique nécessaire, nous avons le sentiment que les changements importants ne viendront pas des gouvernements ni des hommes politiques.
Le terrorisme, la montée du Front National et la crise écologique sont des faits historiques, parce qu’ils illustrent les défis qui sont les nôtres dans trois domaines fondamentaux concernant notre survie. Chacun de ces faits traduit une profonde remise en question des idéaux des Lumières.
La tolérance est un principe dans un régime politique caractérisé par le pluralisme comme c’est le cas de la démocratie. N’ayant pas les mêmes visions substantielles du bien ni les mêmes croyances, nous posons cependant qu’il y a une égalité morale des individus et que chacun peut s’exprimer et vivre comme il l’entend pourvu qu’il respecte autrui. Ce principe est bafoué par ceux qui sont recrutés par Daesh pour tuer et violer des êtres humains auxquels ils ne reconnaissent pas de visage et qu’ils prennent pour des mécréants, indignes, à leurs yeux, d’exister.
Sans vouloir mettre en parallèle Daesh et le FN, on peut toutefois dire que le principe de tolérance est malmené par le Front National. Ce parti sème la division entre les citoyens et exploite un contexte où règne la peur et où le déclassement social et la frustration, qui sont particulièrement insupportables dans une société caractérisée par l’exhibitionnisme, poussent certaines personnes à projeter sur les autres ou sur le pays leur sentiment d’impuissance. Pour atténuer ce que la honte sociale a de dévastateur sur le plan narcissique, il est tentant de désigner des coupables ou même de désirer que tout le monde souffre, voire que le pays perde de son prestige ou soit détruit. De là naissent le ressentiment et envie, que le Front National exacerbe en fournissant un récit simplificateur qui procure aux individus que ces passions tristes déchirent des objets extérieurs diminuant leur sentiment d’échec.
Enfin, la prise au sérieux de la crise écologique remet elle aussi en question certains idéaux chers aux Lumières, comme la croyance dans un progrès général engendra par la diffusion de la science et de la technique, par les droits de l’homme et la prospérité économique. Les changements requis pour lutter contre la pollution et éviter les conséquences dramatiques sur le plan sanitaire, économique et géopolitique du réchauffement climatique exigent que l’on cesse de considérer la nature comme un stock de ressources ou même comme un simple fondement. Cela conduit à rompre avec les Lumières qui consacraient un certain dualisme nature/culture et pensaient l’homme à la lumière de la liberté et la liberté comme arrachement à la nature. Cependant, cette rupture épistémologique ne signifie pas que les principes promus par les Lumières et l’idéal civilisateur qui leur est attaché soient obsolètes.
Pourquoi les idéaux des Lumières sont encore d’actualité?
La tolérance est la condition de possibilité de la délibération qui suppose que nous trouvions, dans tous les domaines qui nous opposent, des accords sur fond de désaccords, afin d’arriver à des législations adaptées nous permettant d’avancer en matière d’agriculture, d’élevage, d’éducation, de droit du travail, de santé, sans que nos politiques soient dictées par les lobbys ou par une Realpolitik invoquant la loi du marché. Elle est donc la clef de la résolution démocratique des problèmes qui opposent les individus non seulement en raison de la divergence de leurs intérêts, comme dans les luttes de classe, mais aussi parce que leurs valeurs sont différentes, voire inconciliables.
De plus, l’argumentation est une forme contemporaine de la rationalité. La raison ne peut plus prétendre fonder une morale universelle, contrairement à ce que pensaient les philosophes des Lumières. Elle peut même être au service à la fois du bien et du mal, comme nous l’avons vu avec les totalitarismes. Au contraire, argumenter signifie que l’on va viser l’universalisable au lieu de prétendre détenir la vérité absolue. L’argumentation doit donc être célébrée aujourd’hui comme ce qui nous libère à la fois du dogmatisme et du repli sur soi. Au-delà du gain que représente, pour un individu, le fait de répondre à une question en se décentrant, en pensant à ce qui pourrait avoir du sens pour lui, mais aussi pour les autres, cet usage de la rationalité nous apprend à nous détacher de nos appartenances, de nos préjugés, mais aussi des affects négatifs qui nous conduisent à adhérer à une vision de nous-mêmes et du monde que nous n’avons pas choisie. Elle nous immunise également contre tous les poisons que les produits de la haine et du ressentiment injectent dans la culture pour coloniser les esprits.
Jamais au cours des dernières décennies la devise des Lumières, sapere aude, «ose penser par toi-même», n’a été aussi actuelle. Cette devise que l’on trouve dans un texte de Kant daté de 1784, Qu’est-ce que les Lumières?, souligne l’importance de la liberté de penser pour la conduite de la vie à la fois individuelle et collective et donne à la démocratie un sens et une saveur, un attrait, qu’aucun autre régime ne peut se vanter de posséder.
Le vote ne change pas le monde, mais il faut voter!
Ils sont donc égarés ceux qui ne sont pas allés voter le 6 janvier 2015. On peut comprendre leur désenchantement lié au sentiment de ne pas être représentés. La déception est également due au fait que les hommes et les femmes politiques sont encore enclin-e-s à user d’une communication coercitive qui ne s’adresse pas à la raison des électeurs et des électrices, mais s’apparente à un marchandage, usant de ressorts comme la peur et les promesses, comme si nous étions trop stupides ou trop égoïstes pour entrevoir le bien commun. Cependant, on ne vote pas parce qu’on s’imaginerait que l’homme ou la femme politique élu - e- est sage, compétent- e, capable d’articuler les divers éléments d’une vision cohérente et convaincante de la société à construire. Cette coïncidence entre la libido dominandi et la libido sciendi, entre le pouvoir et la sagesse, est si rare qu’il est vain de l’espérer. Par ailleurs, la professionnalisation de la vie politique en France qui met sur la touche les personnes de la société civile susceptibles, pour une période limitée, de s’approcher de cet idéal, et le maintien, au sein des partis, d’une rhétorique plébiscitaire en lieu et place de l’argumentation ne peuvent, sinon par miracle, rendre possible cette alliance entre la sagesse et le pouvoir. Pourtant, il faut voter, afin que nos institutions demeurent stables et que ceux et celles qui souhaitent leur destruction - et qui s’abstiennent rarement lors des élections - ne parviennent pas à leurs fins. Viendront des jours meilleurs, plus accueillants à la restructuration de la vie politique qui implique des innovations institutionnelles et un changement de culture politique que nous sommes quelques-uns à avoir décrits dans des livres.
Est-ce à dire que le rôle du philosophe est de cultiver son jardin, sûr d’entretenir un rapport à la vérité et réticents à participer aux grands déballages que sont la plupart du temps les débats télévisés ? Cette posture, égoïste et suffisante, est-elle juste quand tant d’acquis transmis par nos prédécesseurs sont menacés ? Y a-t-il une troisième voie entre l’exhibitionnisme et le retrait, entre la dilution de son esprit critique dans la confusion générale et le repli élitiste dans la contemplation des choses essentielles et nécessaires, pour parler comme Leo Strauss dans sa correspondance avec Kojève?
Les trois tâches de la philosophie
La contribution spécifique du philosophe à son temps, en particulier dans le contexte actuel marqué par les trois grands défis mentionnés plus haut, est triple. D’abord, le souci de l’universel ou plutôt de l’universalisable est ce qui distingue le philosophe des autres acteurs de l’histoire. Son rôle est de penser ce qui a un sens au-delà de sa personne. Sa culture, c’est-à-dire le voyage dans le temps et dans l’espace que les livres rendent possible, ses compétences analytiques ainsi que les vertus logiques et dialogiques qui accompagnent l’exercice rigoureux de la pensée l’aident à creuser cet écart entre soi et soi qui est indispensable pour formuler sous forme de problèmes les chocs les plus violents et les conflits de valeurs qui opposent les membres d’une société complexe. Quel que soit son style, le philosophe doit faire entendre cette voix différente qui explique que, lorsqu’il parle, sa personne est au service de la vérité ou de l’universalisable qu’il communique de manière non violente ou non coercitive, c’est-à-dire sous la forme d’arguments qui s’adressent à la raison et au bon sens d’autrui.
La deuxième contribution du philosophe est de penser, avec son temps, mais aussi en regardant l’avenir et en songeant au long terme. Pour réagir à l’actualité, nous bénéficions de l’avis éclairé des journalistes et des experts. La tâche spécifique du philosophe est d’élaborer des d’outils conceptuels permettant de construire le monde de demain. Cette tâche est précieuse à un moment où la réaction immédiate est de désespérer de tout. Elle ne signifie pas que le philosophe soit dans l’irénisme, mais la fermeté avec laquelle il défend quelques principes et sa capacité à maintenir dans l’esprit des autres, notamment de ses étudiants, certains idéaux, voire à ouvrir de nouvelles perspectives - comme la perspective d’un modèle de développement qui engage une sortie du système capitaliste, la fin de l’exploitation abusive des animaux et le respect de la nature -, sont indispensables. Ce travail qui se situe sur le plan de l’imaginaire évite à l’éthique qui implique une réflexion sur la vie bonne de se résumer à des préceptes présentés de manière défensive et il accompagne la rénovation d’institutions pouvant faire advenir cela même qui semble aujourd’hui si improbable - comme le ré-enchantement de la vie politique, la paix, la promotion de plus de justice pour tous les vivants et le respect de la nature.
On ne peut rire de l’utopie que si l’on a oublié ce que dit Kant du chiliasme philosophique au § 62 de Doctrine du Droit ou si l’on ignore le texte dans lequel Paul Ricœur distingue l’utopie de l’idéologie ( L’idéologie et l’utopie, Seuil, 1997): la deuxième opère avec des représentations figées liées à une identité, tandis que la première, qui ne sert pas seulement à critiquer le présent, explore « les possibilités latérales du réel » et agit ainsi sur lui, changeant les significations attribuées d’ordinaire à telle ou telle chose. La tâche du philosophe, qui n’est pas un doux rêveur, est donc à la fois critique et constructive. Elle ouvre un horizon d’espérance, malgré les obstacles qui semblent indépassables, et atteste d’un engagement qui est amour du monde et de la vie.
La troisième mission du philosophe renvoie à cette forme d’engagement qui ne peut s’exprimer véritablement par l’adhésion partisane. Ainsi, celui ou celle qui célèbre la liberté de penser et l’argumentation ne devrait pas saturer l’espace public d’injonctions moralisatrices, même quand il ou elle livre des combats qui exigent que l’on prenne parti - contre les lobbys, pour l’amélioration de la condition animale, pour le maintien d’une éducation et d’une santé de qualité, etc. En outre, il est des causes qui appartiennent à tous et qu’aucun parti ne peut récupérer sans leur enlever leur universalité et par là leur chance d’être entendues par le plus grand nombre.
La considération
Dans le contexte actuel, ces trois missions du philosophe dans la Cité sont particulièrement importantes. Il ne faut donc pas lui demander d’être constamment présent dans les médias ni lui en vouloir de faire entendre sa voix, forcément différente. Plus précisément, il y a une quatrième mission du philosophe qui est, en réalité, la synthèse des trois autres : c’est de passer de la sidération à la considération et d’aider les autres à faire de même.
Oui, cela va mal. Oui, nous sommes un peu perdus. Oui, nous souffrons. Mais le monde qui nous a accueillis à notre naissance et qui survivra à notre mort individuelle mérite que, comme d’infatigables couturières travaillant chacune aux différentes pièces, robes et manteaux, d’une collection, nous fassions ce qui est le mieux ici et maintenant, en nous attachant à ne pas détruire ce qui existe déjà et en laissant faire ceux et celles qui œuvrent à rendre notre monde habitable.
On peut penser ici aux soignants qui, dans leur établissement, font tout pour redonner de l’espoir à des personnes fragilisées ou pour accompagner les malades, aux artistes qui créent du beau, aux enseignants qui font naître chez leurs élèves l’amour des belles choses et de la pensée, aux agriculteurs qui se convertissent à l’agriculture biologique et même raisonnée, aux associations qui tentent d’améliorer la condition des bêtes et à tant d’autres personnes qui font du bien là où elles sont, avec les moyens du bord, mais toujours avec imagination et générosité. Aujourd’hui, la vocation du philosophe n’est pas d’être le conseiller du prince, mais de porter un regard attentif et bienveillant aux initiatives portées par la société civile qui est l’une des sources principales de son inspiration. Il importe aujourd’hui de donner une voix à ces individus créatifs qui sont rarement présents dans les médias et dont les représentants politiques semblent éloignés, alors qu’ils entretiennent et réparent notre monde. C’est aussi cela la considération.
*Dernier ouvrage: Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Le Seuil, 2015. Prix Edouard Bonnefous de l’Académie des Sciences Morales et Politiques.
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