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PLAIDOYER POUR DES ENSEIGNANTS DE QUALITE

Exposé réalisé et présenté par Roger KAFFO FOKOU, SG du SNAES

 

Pourquoi plaider pour des enseignants de qualité ? Dans une société où il est désormais admis de la très large majorité que l’école est le mode privilégié et de la reproduction et de la mobilité sociales, cela peut paraître paradoxal, à tout le moins surprenant. Est-ce à dire que le vœu de la majorité de la population est en désajustement réel et peut-être en opposition aux ambitions et aux pratiques de l’Etat ? Ceux qui incarnent l’Etat (Chef de l’Etat et Gouvernement) affirment pourtant, eux aussi, que l’éducation est la priorité de l’Etat. Les discours se construisent donc, apparemment, sur des schèmes antiphrastiques. Et ces constructions s’ordonnent, comme dans un puzzle, pour former l’autel sur lequel l’on sacrifie l’éducation. C’est pourquoi, chez nous, l’école est presque toujours en danger, quoi qu’on dise, et qu’il faut plaider sans relâche pour qu’elle survive tout en conservant un minimum de qualité. Pour qu’un tel plaidoyer soit efficace, il faut qu’il commence quelque part, par ordre de priorité. Ce quelque part, je propose que ce soit l’enseignant. Evidemment, la question va se poser d’elle-même : pourquoi l’enseignant serait-il prioritaire et pas l’élève, et pas les infrastructures… ? Parce qu’une éducation qui n’est pas de qualité est un danger social, et qu’il n’y a pas d’éducation de qualité sans enseignant de qualité. Pourquoi faut-il des enseignants de qualité ? Comment s’assurer des enseignants de qualité ? Voilà donc les deux préoccupations qui vont structurer mon propos.

 

I. SEULE UNE EDUCATION DE QUALITE PERMET DE CONSTRUIRE UN DEVELOPPEMENT DURABLE

L’école ne doit pas être un corridor jonché de parchemin que chacun ramasse en passant. De même qu’on reconnaît l’arbre à ses fruits, une éducation de qualité se reconnaît à des paramètres précis. L’impact d’une telle éducation, mesurée par des enquêtes, plaide pour que chaque Etat en fasse une priorité de nature stratégique.

 

1. Les paramètres de la qualité de l’éducation

Des nombreux paramètres de la qualité de l’éducation, nous allons retenir 3 qui nous semblent fondamentaux : l’aptitude à assurer le développement de certaines compétences de base (compétences outils) puis de survie (compétences pratiques) qui devraient constituer un socle commun, sa capacité à retenir l’apprenant le temps nécessaire et suffisant au développement desdites compétences, et enfin son égale ouverture à tous ceux qui en ont besoin.

 

- Au niveau des compétences qu’elle développe : il s’agit des compétences de base ou outils en lecture et mathématiques (lire, écrire, compter, calculer) préalables à tous les autres apprentissages. Qui ne sait ni lire ni compter est déjà perdu pour toute autre forme d’études. Quand ces fondamentaux ne sont pas maîtrisés, on parle de crise l’éducation. Les analyses récentes montrent (cf. RMS EPT 2014) que moins de la moitié des enfants apprennent les bases dans 21 pays sur 85 dont les données sont disponibles, et 17 de ces 21 sont en Afrique subsaharienne.  Les disparités existent même au sein des pays en raison des facteurs tels la pauvreté, le genre, le lieu de résidence, la langue, l’origine ethnique, le handicap… Mais l’école doit aussi permettre l’acquisition d’un socle commun qui permet à l’individu de s’insérer dans la vie active et d’y être opérationnel : une éducation personnelle (connaissance de soi, stratégies de survie), une éducation sociale (droits, responsabilités), et une éducation financière (épargne, dépense, budgétisation, planification, entreprenariat).

 

- Au niveau de la durée de fréquentation nécessaire pour développer convenablement lesdites compétences : on sait qu’il faut au moins 4 années à un apprenant pour être capable de lire une phrase complète. Mais souvent, au bout de six années, les enfants n’ont aucune garantie de pouvoir lire une phrase entière. Dans 41 pays analysés (RMS/EPT 2014), environ 20 millions de jeunes sont encore incapables de lire une phrase en totalité ou en partie à la fin de leur sixième année d’études, ce qui entraîne automatiquement une impossibilité d’accéder au secondaire et par conséquent, ils décrochent, handicapés pour la vie.

 

- Au niveau de l’égalité d’accès (l’indice de Gini). L’égalité d’accès est aussi un paramètre central de la qualité globale de l’éducation dans un pays. Egalité entre les pauvres et les riches d’abord. Dans plusieurs pays dont le Cameroun, le Nigeria et la Sierra Leone, la différence entre les taux d’alphabétisation des jeunes selon qu’ils sont riches ou pauvres est supérieure à 50 points de pourcentage. Egalité entre les sexes ensuite.

 

L’égalité en matière d’éducation est mesurée par l’indice de Gini, qui varie de 0 (égalité parfaite) à 1 (inégalité totale). Lorsque l’indice de Gini d’égalité s’accroît de 0,1, la croissance progresse de 5 fois plus (0,5%), ce qui augmente de 23% le revenu par habitant en l’espace de 40 ans.  En 2005, le nombre moyen d’années de scolarité par adulte était quasiment identique au Pakistan et au Viet Nam : 4,5 au Pakistan et 4,9 au Viet Nam. Au Pakistan cependant, l’indice de Gini de l’inégalité dans l’éducation était plus du double de celui du Viet Nam. Or, dans les années 1990, le revenu par habitant du Viet Nam équivalait seulement à 40% de celui du Pakistan. En 2010, il avait rattrapé et même dépassé celui du Pakistan de 20%.

 

2. La qualité de l’éducation doit être une priorité nationale, un objectif de nature stratégique

L’éducation  réduit la pauvreté et empêche cette dernière de se transmettre de génération en génération. Dans un monde où l’emploi est devenu une marchandise détenue et gérée par des transnationales, l’éducation permet aux travailleurs d’obtenir de meilleurs salaires (à l’échelle mondiale, selon le RMS EPT 2014, une année de scolarité augmente les revenus de 10% au moins), et par-là même stimule la croissance de leur pays (booste la consommation des ménages qui à son tour booste la production et donc l’investissement productif)

 

Selon RMS EPT 2014, si tous les enfants des pays à faible revenu quittaient l’école au terme du premier cycle du secondaire munis des compétences fondamentales, cela réduirait la pauvreté de 12% dans le monde.  En Ouganda, les personnes dirigeant une entreprise familiale et ayant achevé l’enseignement primaire gagnent 36% de plus que celles qui n’ont pas été scolarisées et 56% de plus lorsqu’elles ont eu accès au premier cycle du secondaire.

 

Les parents instruits ont tendance à avoir eux-mêmes des enfants plus instruits. Une analyse des enquêtes sur les ménages réalisées dans 56 pays montre que pour chaque année d’études supplémentaires de la mère, la scolarité de l’enfant augmente en moyenne de 0,32 année.

 

L’éducation est un puissant auxiliaire du développement. Elle permet expliquer les divergences des trajectoires de croissance entre les régions et les pays. En 1965, en Asie et dans le Pacifique, les adultes comptabilisaient 2,5 années de scolarité de plus qu’en Afrique subsaharienne. Or, au cours des 45 années qui ont suivi, l’Asie et le Pacifique ont affiché un taux de croissance moyen quatre fois plus rapide que celui de l’Afrique subsaharienne.

 

L’éducation accroît les chances de vivre en meilleure santé.  Dans les pays à revenu faible, si toutes les femmes achevaient l’école primaire, le taux de mortalité infantile reculerait de 15% ; ce taux chuterait de 49% si toutes achevaient l’enseignement secondaire, et près de 2,8 millions de vie seraient sauvées chaque année.

 

L’éducation aide à mieux comprendre la démocratie, encourage la tolérance et la confiance, incite les individus à participer à la vie politique.

Elle a enfin un formidable impact positif sur la qualité de vie à travers sa contribution essentielle à la prévention de la dégradation de l’environnement.

 

Pour accomplir tous ces miracles, l’école a besoin d’enseignants de qualité, denrée rare, donc hautement économique. Où pourrait-elle en trouver pour son usage ?

 

II. COMMENT S’ASSURER DES ENSEIGNANTS DE QUALITE POUR UNE ECOLE DE QUALITE ?

Il existe plusieurs perspectives pour traiter de la question des enseignants de qualité. On peut adopter une perspective essentialiste et se poser les questions « Qu’est-ce qu’un enseignant de qualité ? Où pourrait-on en trouver ?», comme s’il s’agissait d’un produit naturel qui, à travers les accidents de l’histoire, demeure stable. On peut aussi adopter une position constructionnaliste et finalement plus constructive, et se poser la question pratique suivante : « Comment faire /fabriquer de bons enseignants ? ». Pour répondre à cette seconde question qui nous semble la plus intéressante, deux pistes parmi d’autres pourraient être explorées : celle des stratégies de recrutement (4), et celle du renforcement de la gouvernance des enseignants. Le fondement de ces choix est double : d’un, pour fabriquer de bons produits, il faut du bon matériau de départ ; de deux, une fois fabriqué, même le meilleur produit peut se corrompre si les conditions d’utilisation et de conservation sont mauvaises.

 

1. Les stratégies de recrutement d’enseignants

Pour réduire la crise de l’éducation, il coule de source qu’il faut attirer et retenir dans la profession les meilleurs candidats. Pour cela, 4 stratégies :

 

- Ne miser que sur les meilleurs : les meilleurs, ce sont d’abord ceux qui ont ce qu’on appelle la vocation, qui ressentent au fond d’eux un appel. Mais avoir envie d’enseigner ne suffit pas : il faut avoir soi-même reçu une éducation suffisante, aux plans moral et scientifique. Pour s’assurer que seuls les meilleurs vont être des enseignants, l’Egypte exige des candidats au métier un excellent niveau d’études secondaires. Ensuite, un concours vient encore trier parmi les postulants.  Nous sommes loin de ce schéma aujourd’hui, et nos meilleurs préfèrent aller voir ailleurs, là où l’herbe semble plus verte.

 

- Leur donner une formation de qualité : dans les écoles de formation, les futurs enseignants doivent recevoir une formation solide dans les matières qu’ils seront appelés à dispenser, mais aussi sur la manière d’enseigner (didactique particulière aux disciplines à enseigner). Ce n’est pas, comme c’est de plus en plus le cas, sur le terrain que l’enseignant doit découvrir et apprendre son métier.

 

- En avoir en nombre suffisant là où ils sont le plus nécessaires (on parle du taux d’encadrement) : La pénurie en enseignants est l’un des plus grands freins à la qualité de l’éducation. En 2011, sur 162 pays disposant de données, 27 avaient les plus mauvais taux dans le primaire et le pré-primaire, et 23 sur les 27 étaient en Afrique subsaharienne.

 

Il suffit de constater la lenteur dans le recrutement des instituteurs au Cameroun, alors que les besoins sont himalayens. La question de la disponibilité quantitative d’enseignants est d’abord une question d’égalité de droit à l’éducation (cf. l’indice de Gini), et chaque enfant doit avoir un bon enseignant. Un médicament administré en dose insuffisante développe des résistances et peut finalement tuer le malade. En contexte de pénurie, les enseignants doivent enseigner des effectifs pléthoriques, dispenser des disciplines voisines de celles pour lesquelles ils ont une véritable expertise et donc bricoler, fabriquer des lacunes chez les élèves et rendre plus difficile la tâche des enseignants qui suivront… Ceci pose le problème des zones rurales et des postes éloignés des grands centres, d’accès difficile. Pour résoudre cette difficulté de nombreux pays prévoient des mesures incitatives telles logement de fonction, complément de salaire…

 

- Mettre en place les incitations susceptibles de les retenir : Pour y parvenir, il faut des mesures incitatives qui mettent l’accent sur les réformes destinées à relever les salaires des enseignants, à améliorer les carrières et les possibilités de promotion des enseignants. L’enseignement doit cesser d’être un pis-aller.  

Les statuts de contractuel ou de contractualisé ne sont pas susceptibles d’attirer, ni de retenir dans le corps enseignant des professionnels de qualité. Généralement, quand quelques-uns y sont entrés, ils en repartent à la moindre occasion, ou alors, s’ils restent, deviennent progressivement de médiocres puis de mauvais enseignants : ils cherchent à compléter leurs salaires ailleurs, ne se forment plus, se relâchent au travail, deviennent absentéistes… Il est ainsi au secondaire au Cameroun depuis que les 3 quarts des indices de ce secteur ont été dévalués, et que pour la plupart les enseignants y sont incapables de se loger décemment, de se véhiculer, de se soigner convenablement dans le salaire qu’ils reçoivent.

 

2. Renforcer la gouvernance des enseignants

La seconde piste importante consiste à renforcer la gouvernance des enseignants. Il s’agit ici de s’assurer qu’au quotidien, les enseignants assurent leur service de façon satisfaisante. Est-ce qu’ils sont disciplinés ? (ponctualité et assiduité). Est-ce qu’ils se comportent bien ? (Ethique et déontologie).

 

La plupart des qualités susmentionnées se construisent en formation initiale. Les écoles de formation doivent être des modèles en la matière : rigueur à l’entrée, pendant et à la sortie. La plupart du temps, chez nous, ce sont de grands bazars où entre qui veut, quand il veut, et comme il n’y a plus qu’une seule sortie depuis belle lurette, celle qui mène au métier, ce qu’on y fait n’a plus d’impact. Du coup, on n’y est pas obligé de faire quoi que ce soit. Pour discipliner leurs élèves, les enseignants doivent au préalable avoir été eux-mêmes disciplinés, être devenus eux-mêmes disciplinés. Mais cela ne suffit pas : sur le terrain, certaines infrastructures favorisent les comportements négatifs.

 

Les impératifs de suivi des dossiers, le monnayage des promotions. De plus en plus, des responsables peuvent aller monnayer pour faire écarter un collaborateur trop consciencieux qui les empêche de piller le service, qui refuse de se plier à leurs caprices. Une bonne enveloppe les fait valser vers des postes pénitentiaires. L’absence de profil véritable de carrière fait la part belle aux médiocres, lesquels ne répugnent pas à monnayer les passerelles. Ainsi se trouve assassinée la gouvernance scolaire, et cela fait presque autant que les mauvais salaires pour démotiver les enseignants et accentuer la déliquescence du système.

 

Il y a enfin l’absence de participation véritable. Les politiques ne sont efficaces que lorsque ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre participent à leur élaboration. Une enquête menée dans 10 pays ressort que seuls 23% des enseignants estiment avoir une influence sur les politiques et les pratiques en matière d’éducation. Les syndicats pourraient contribuer à combler ce gap mais très souvent, ils sont combattus par tous, et ne sont impliqués que dans les cérémonies officielles d’adoption de réformes, quand la messe est déjà dite. Il est donc important de les associer dès le départ.  

 

Conclusion

Les enseignants sont, d’année en année chez nous, des ressources de plus en plus rares. Alors les enseignants de qualité semblent faire partie d’un luxe auquel il n’est plus raisonnable de rêver. Pourtant, nous rêvons constamment, et à très haute voix, d’émergence. Plus nous immergeons, plus nous parlons d’émerger. La question du statut de l’enseignant, dont dépend indiscutablement sa qualité, semble ne concerner que les enseignants. A croire que la qualité de l’enseignement ne profite qu’à l’enseignant. Il y a là une cécité extraordinaire et tragique. Cette campagne vise aussi à déciller les yeux des uns et des autres : ce n’est pas la profession enseignante qui a besoin d’enseignants de qualité, c’est la société dans son ensemble. 



20/08/2014
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