Plaidoyer pour un dialogue urgent et sans condition dans la crise anglophone
Je reviens de mon énième voyage en zone anglophone depuis l’éclatement du conflit qui ensanglante cette malheureuse terre depuis quelques années livrée à tous les excès. Dans une quasi indifférence générale des intellectuels de ce pays, une tragédie horrible se déroule dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest du Cameroun. Quelques rares voix isolées ici et là se sont élevées, ont bien sûr condamné, proposé, mais dans une dispersion vouée à l’inefficacité. Les protestations molles et sans véritable projet de l’Union Africaine, les condamnations jusqu’ici verbales du parlement européen ou de la Bundestag, les visites trop courtoises, trop diplomatiques des responsables onusiens même si parmi les plus haut placés, le tout à la suite d’enquêtes pourtant sérieusement documentées et de cris d’alarme maintes fois réitérés depuis deux années de nombre d’ONG humanitaires, n’ont jusqu’ici débouché que sur une offre de dialogue timide, conditionnelle, en somme peu ambitieuse du gouvernement de la république.
Dans la zone anglophone camerounaise pendant ce temps, le fil plus ténu que jamais d’innombrables vies humaines est quotidiennement tranché, sèchement, froidement, impitoyablement, insupportablement. Oui, ces deux régions de ce pays à califourchon sur l’équateur, au cœur de la partie la plus ténébreuse de l’Afrique actuelle, sont devenues de vastes champs de tir, où les cartons sur des cibles vivantes – je pèse mes mots - sont, aujourd’hui, non seulement autorisés mais vivement recommandés, encouragés, peut-être exigés par les belligérants de tous les camps, puisque personne ne sait véritablement à ce jour combien de camps opèrent dans ce nouvel enfer en cours de surchauffe. Et on dirait que chacun des acteurs de cette absurde et sanglante belligérance est avant tout soucieux d’élever le plus haut possible sa pyramide de têtes humaines, d’engraisser le maximum de charniers. Sécessionnistes, simples rebelles contestant le mode de gouvernance pourtant aujourd’hui décrié par une large frange de la population du pays, soldats d’une armée nationale enlisée dans une guerre sans front, bandits armés et sans scrupules, civils aux abois pris entre de multiples feux, tous sont victimes et tous sont bourreaux les uns des autres tour à tour et simultanément ; empêtrés sur le théâtre de ce doux carnage, ils sont cependant frères et sœurs, enfants d’un même pays, le Cameroun.
Que ce conflit perdu dans les montagnes déshéritées de cette Afrique centrale si réfractaire à la démocratie, si fertile en guerres et tueries en tous genres, et par conséquent si profitables aux intérêts transnationaux, émeuve peu l’ONU, le parlement européen, les puissances qui régentent le monde, cela peut se comprendre jusqu’à un certain point. Habitués à gérer des théâtres plus imposants d’exterminations de masse, il peut, à ces institutions depuis longtemps blasées, manquer ici l’ampleur qui stimule et pousse à l’ action. Que ce conflit ne suscite pas plus d’intérêt, plus d’émotion que quelques condamnations de principe de la part aussi bien de l’opinion que des intellectuels camerounais ou de ce qu’il peut en rester, des condamnations non suivies de la moindre action, cela trahit l’état de déshumanisation dans lequel l’on a, en un demi-siècle de brutalité, d’abrutissement, de lessivage systématique des cerveaux, poussé ce peuple y compris ce qu’il pouvait avoir de meilleur. Pas une seule figure intellectuelle ne s’est levée pour tenter, prenant sur soi le risque qui sied si bien à l’intellectuel qui se respecte, de fédérer les voix libres contre cette boucherie de plus en plus nauséabonde dont les lambeaux, insoutenables, s’étalent chaque jour dans les médias sociaux.
Il est aujourd’hui à peu près impossible de s’aventurer hors de Bamenda dans le Nord-ouest profond, ou de Buea et Limbé dans l’arrière-pays du Sud-ouest camerounais, sans devenir automatiquement et instantanément la cible, la victime de quelque sniper d’un camp ou d’un autre. Aller, par exemple, de Bamenda à Nkambe, dans le Donga-Mantum, distance de 187 Km que l’on faisait naguère en 3h, est devenu une mission quasi impossible, trop risquée pour un citoyen ordinaire, en tout cas qui ne saurait prendre moins de quatre jours pour qui est prêt ou contraint à en assumer le risque. Il est courant aujourd’hui, en plein cœur de la capitale de la région du Nord-ouest, que des assaillants prennent deux heures de temps pour casser bruyamment le premier domicile venu, y entrer et en assassiner les résidents, sans vraiment se presser ; ou d’attraper et de lui trancher la gorge sur la place publique un citoyen, n’importe lequel, militaire ou civil, sans risquer le moindre dérangement. Dans les campagnes anglophones qui inexorablement se vident, deviennent des déserts économiques et humains, les vieilles personnes, abandonnées à leur sort, meurent de faim ou de maladie, parfois assassinées lâchement, dans la solitude et l’extrême désolation. Un jeune homme qui a eu le courage d’aller ravitailler sa grand-mère l’autre jour, à Bali-Nyongha, l’a payé cash, de sa vie : un coup de feu, sec, venu de nulle part, a claqué et cette vie-là s’est éteinte, sans bruit. Il faut que tout ceci s’arrête !
Il faut que tout ceci s’arrête, parce que cette guerre est vite devenue une sale guerre : c’est une guerre fratricide, donc la pire qui soit, dans laquelle la surenchère de l’horreur est en train de se nourrir à la mamelle prodigue du cycle chantage-exactions-représailles-vengeance. C’est en même temps une guerre que personne ne gagnera – il est bon que chacun le sache d’ores et déjà - et que tous perdront parce que, peu importe le déséquilibre des forces en présence, ce sont les mêmes qui sont dans les deux camps et que, chaque coup que l’on croit porter à l’autre, au fond on ne l’a porté qu’à soi-même, à l’autre soi-même. Il faut que tout ceci s’arrête parce que, à l’heure du bilan, chacun se voudra innocent, mais tous seront coupables, même si ce ne sera pas au même degré.
Mais depuis deux années entières, nous assistons à un incroyable et irresponsable entêtement de la part de ceux à qui l’institution et la constitution ont donné les clés de la solution de cette crise qu’ils n’auraient jamais dû laisser éclater. Ils n’en finissent pas de tergiverser : hier, ils ne voulaient pas discuter faute d’interlocuteurs dignes d’eux, ou de la république, ou tout simplement du dialogue; aujourd’hui, ils ne veulent discuter qu’avec des personnes préalablement désarmées. Pendant ce temps, la situation sur le terrain n’en finit pas de se dégrader, de se décomposer : un mot, un seul, aujourd’hui suffit, échappé maladroitement, pour que n’importe qui se fasse assassiner en zone anglophone. Le niveau de tension y a atteint un pic insoutenable et chacun y est un torturé ou un assassiné en sursis. Contraintes d’un côté de financer un conflit dont ils sont en même temps les victimes, ou de payer au prix fort leur abstention de payer interprétée comme une trahison à la cause ; de l’autre sommées de dénoncer et livrer des combattants qui sont des frères, sœurs, enfants de sang, ou alors d’apparaître comme traitres à la patrie officielle, et alors en payer également le prix, de multiples façons directes ou indirectes, les populations n’en peuvent plus de cette guerre. C’est pour cela qu’il faut que celle-ci cesse.
Depuis plus de deux années, toute espèce d’école a cessé dans 70 à 80% au moins des établissements scolaires de la zone anglophone camerounaise. Des milliers d’enfants, une génération après l’autre, perdus, sont chaque année soit enrôlés dans un conflit qu’ils ne comprennent pas, soit livrés à toutes les formes de délinquance. Il faudra des décennies pour reconstruire ce monde qui tombe en miettes, en poussière. Et plus le temps de la destruction dure, plus long sera celui de la reconstruction, et gigantesques les moyens à mobiliser à cet effet. Ces dégâts passés, actuels et à venir, ce n’est pas la petite classe politique aux affaires qui la subit, c’est toute la communauté nationale. Le prix de la reconstruction, chacun de nous devra en payer une part. Nous payons déjà, souvent sans nous en apercevoir, le prix de la déconstruction. Alors qu’on ne nous dise pas que nous n’avons pas notre mot à dire sur cette question. C’est pour cela que j’invite chacun à prendre la parole, pour dire que nous en avons assez de cette guerre, que nous n’avons jamais donné mandat à personne pour la commencer ; que si son issue dépend d’un dialogue, que celui-ci s’organise sans délai et sans conditions déraisonnables. Se parler pour arrêter de s’entretuer, est-ce trop cher payé pour arrêter le cycle de l’horreur dans lequel nous sommes emportés ?
Roger Kaffo Fokou, écrivain.
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