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Politique, argent, État et pouvoir en démocratie de marché : celui qui paie contrôle

Le contexte de l’élection présidentielle, dans un régime de type présidentiel et/ou de type présidentialiste pour prendre en compte les cas de nos autocraties tropicales peintes aux couleurs de la démocratie libérale, est particulièrement propice à l’observation des jeux de pouvoirs réels ou apparents qui se jouent sur les théâtres politiques. Derrière le double langage des hommes et femmes politiques qui excellent dans l’art caméléonesque du déguisement par les mots, le peuple peu aguerri à ces jeux de cour et de mots a souvent du mal à démêler les engagements réels des entourloupes. Ce contexte est d’ailleurs souvent le seul moment de la vie politique où les détenteurs du pouvoir réel font appel au peuple (détenteur du pouvoir apparent), tout en lui disant, explicitement ou implicitement mais fermement, le bon choix à faire ou le mauvais choix à ne pas faire. Il s’agit, pour les connaisseurs, d’une partie qui se joue en finesse quand les acteurs sont des experts, jamais à égalité malgré les protestations de fair-play généralement formelles, et le mieux est que les cornes du cocu ne se voient pas du tout ou pas trop. Mais à quiconque en connait l’orchestration, acteur ou observateur, il est impossible de faire avaler des couleuvres. Tout se joue en fait dans une certaine façon de disposer les pions que sont politique, argent, pouvoir et Etat, à l’impératif de ne pas confondre les uns pour les autres. Nous verrons à l’analyse que dans cette partie, qui se joue au Cameroun plus âprement que dans la moyenne des pays, l’enjeu est le pouvoir, pour des raisons évidentes pour tous, je suppose ; que la ressource principale est l’Etat, la ressource secondaire l’argent ; que la politique représente ici l’art et la technique du jeu, que nous pouvons appeler, en fonction du positionnement des acteurs, « jeu de la conservation ou de la conquête du pouvoir ». Pourtant ce jeu est plus qu’un simple jeu, parce qu’il peut tuer, qu’il tue souvent. Peu importe la maîtrise qu’un acteur politique peut avoir de l’art et de la technique du jeu, s’il n’en a pas les ressources principale et secondaire en qualité et quantité adéquates, la conservation ou la conquête du pouvoir à tout moment devenir son cauchemar.

Du pouvoir

Commençons par l’enjeu : le pouvoir. C’est quoi, le pouvoir ? C’est avant tout la capacité d’exiger et d’obtenir l’obéissance ou des résultats. Des résultats pour qui ? Là est toute la question. Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut. » C’est cela, le pouvoir absolu. Pour qui ? Certainement pas pour Lui, qui est déjà lumière. Le véritable pouvoir est donc autosuffisant et altruiste. Il n’agit que pour ceux qui n’ont pas de pouvoir, qui ne peuvent par eux-mêmes obtenir ce dont ils ont besoin. Mais nous sommes là dans une perspective théologique et non politique.

En société et plus spécialement dans une société démocratique ou qui se veut telle, le pouvoir est celui du peuple qui en définit les objectifs, les formes et les limites : on dit « le pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple ». L’élection ici ne désigne que le délégataire du pouvoir et non son propriétaire, l’exécuteur des « hautes œuvres » si l’on peut oser cette expression. Ce dernier n’est donc détenteur que d’un pouvoir délégué, que le délégant peut abréger ou ne pas renouveler. Et précisément, c’est à cette capacité à disposer à sa guise de ce pouvoir de délégation que le peuple montre qu’il est effectivement détenteur réel et non apparent du pouvoir politique. Dans une société politique où tout va visiblement mal (cas du Cameroun), où une fraction de plus en plus importante du peuple vit mal et s’en plaint continuellement, alors que d’une part le pays regorge de fabuleuses richesses et que d’autre part les délégataires du pouvoir sont les mêmes depuis quatre décennies, il n’est pas besoin de recourir à un expert pour constater qu’il y a eu subversion, que le détenteur du pouvoir délégué s’est constitué en propriétaire du pouvoir réel, et que le délégant est devenu détenteur du pouvoir apparent. Dans un cas comme celui-là, ce ne sont normalement pas les partis d’opposition à ce pouvoir usurpé qui devraient se retrouver en première ligne dans la bataille pour remettre les choses à l’endroit, c’est-à-dire récupérer le pouvoir des mains indues et le remettre au délégant : c’est le peuple lui-même. Dit comme ceci, les choses paraissent très simples, et finalement trompeuses. C’est à ce niveau qu’il faut reconsidérer les cartes évoquées plus haut (ou les pions du jeu), pour s’apercevoir qu’il y manque une carte importante : le joker.

Les joueurs de cartes savent que les jokers ne sont généralement pas considérés comme faisant partie du jeu de cartes, lequel se compose de 52 cartes, soit 13 de chaque couleur. Le joker est donc un outsider, mais qui a le pouvoir de passer partout et de lever les blocages le cas échéant ; un « game changer ». Dans le jeu de la politique en démocratie, ce joker, c’est le peuple. Mais si l’on n’est pas en démocratie ou alors si l’on est en fausse démocratie (en « démocrature » pour prendre un exemple familier), que se passe-t-il ? Le joker est maintenu hors-jeu, par tous les moyens : manipulation de l’information, propagande, achats de consciences, corruptions, menaces...  Et d’autres pions gagnent alors en importance pour compenser : l’Etat et l’argent.

De la ressource principale : l’Etat

C’est quoi, l’Etat ? Louis XIV disait, paraît-il, que « L’Etat, c’est moi ». Mais la France se trouvait alors en monarchie. Qu’est-ce que l’Etat en démocratie ? Il est convenu de dire qu’il est un ensemble d’institutions et de procédures qui permettent à un peuple de se gouverner lui-même. Mais si la démocratie est préemptée, l’on assiste à un détournement subtil ou ouvert des institutions et des procédures au profit d’intérêts particuliers : le parlement comme la justice, l’armée, la police comme l’administration publique ne sont plus au service de l’intérêt général (du peuple) mais d’une oligarchie ou d’une monarchie, et ce monarque peut très bien être un tyran. Dans certains cas de figure extrêmes, ces institutions peuvent même être retournées contre le peuple pour l’opprimer, l’affamer, le torturer, le racketter… On se retrouve alors devant un Etat dit voyou, maffieux, dont les tenants opèrent comme une association de malfaiteurs en bandes organisées.

Un tel Etat façonne les procédures à sa convenance, et comme son premier objectif est d’échapper à la sanction du délégant spolié, ces règles vont viser prioritairement la conservation indéfinie du pouvoir politique qui, comme l’on sait, permet de maîtriser les autres formes de pouvoir. Ainsi la constitution peut être modifiée pour faire sauter le verrou de la limitation des mandats présidentiels s’il y en avait un, pour faire du chef de l’exécutif le président du conseil supérieur de la magistrature et le chef suprême des armées, pour assurer le monopole de l’agenda de l’exécutif sur la table des députés et sénateurs ; la loi électorale peut être taillée ou modifiée pour alourdir les conditions de candidature à la magistrature suprême : cautions faramineuses à payer, parrainages démesurés à obtenir… Utilisation des ressources de l’Etat, sans aucune limitation, à la réalisation des objectifs y compris privés du tyran et de sa famille. Du coup, plus la loi est inique et plus l’on assiste à sa sacralisation, et le légal prend déraisonnablement et démesurément le pas sur le légitime. Très peu d’Etats souhaitent cependant se présenter aux yeux de tous, ostensiblement, comme des Etats voyous ou maffieux. Ceci les oblige à adopter un minimum de procédures démocratiques cosmétiques, généralement subtilement viciées pour ne pas altérer le déséquilibre du jeu en leur faveur. Ils ont besoin de donner l’illusion, périodiquement, qu’ils obtiennent toujours leur pouvoir du peuple. L’objectif ici, est de s’assurer que le joker va rester à l’écart du jeu politique comme César de la tribune observait les gladiateurs s’étriper ou se faire étriper dans la Rome antique, convaincu que les règles de celui-ci sont peu ou prou respectées, que les écarts constatés ne sont pas, comme l’on dit, de nature à entamer la crédibilité des résultats. Et l’argent dans tout cela ?

De la ressource secondaire : l’argent

Si l’argent était une ressource principale, beaucoup de détenteurs du pouvoir politique, une fois enrichis, s’en iraient faire autre chose, et beaucoup de riches ne s’intéresseraient guère au pouvoir politique. L’argent permet d’accéder au pouvoir, de s’y maintenir, d’empêcher donc d’autres d’y remplacer le détenteur en place. Et la détention du pouvoir permet de se servir de l’appareil de l’Etat pour de multiples objectifs, et c’est là un tout autre sujet que nous n’abordons pas ici. Pour comprendre l’importance de l’argent dans le jeu politique, notamment pour celui qui n’est pas encore détenteur du pouvoir politique, qui aspire simplement à le conquérir, il ne faut pas perdre de vue que nous plaçons cette analyse en contexte de démocratie libérale. Dans un autre contexte, la force des armes ou celle du sacré prendraient le pas sur celle de l’argent. Qu’est-ce qui caractérise la relation du pouvoir politique à l’argent en contexte de démocratie libérale ?

Il faut savoir que la démocratie libérale est une démocratie de marché, où l’Etat a tendance à être minimal, réduit à sa structure simplifiée de contrôle et de répression. Les penseurs libéraux du XVIIIe siècle qui l’ont conçu compte tenu des erreurs du passé, en ont fait un marché dans le marché. Et du coup, sur le marché politique comme sur tous les autres types de marché, le contrôle est entre les mains des détenteurs de capitaux les plus importants. Seule y règne la loi de l’offre et de la demande. Les produits politiques y sont échangés contre des soutiens et des votes.

Lorsque vous êtes entrepreneur politique (chef de parti politique pour faire simple), vous devez avoir des produits politiques qui intéressent les principaux détenteurs de capitaux sur le marché et le cas échéant, ceux-ci vont vous accorder les capitaux et les soutiens dont vous avez besoin, sans lesquels tout expert que vous seriez, vous ne pourriez atteindre vos objectifs. Si vous vous proposez, par exemple, de supprimer le FCFA, de nationaliser les ressources naturelles, d’augmenter les salaires des travailleurs, de mettre en place une couverture maladie universelle, la gratuité de l’éducation, un revenu minimum pour les chômeurs, vous savez très bien que vous ne vendrez pas cette marchandise à des banques et à des multinationales, ni à des puissances étrangères « amies ». En termes simples, que vous n’aurez ni leur soutien, ni leur financement. Les choses seraient donc plutôt mal parties pour vous, mais il vous reste votre joker, qui par sa nature peut encore tout changer. Il vous reste le peuple s’il a compris que c’est pour lui que vous vous êtes mis à dos les bailleurs de fonds classiques (bailleurs parce que les fonds qu’ils mettent à disposition sont un bail). Et si le peuple ne le comprend pas, eh bien, c’est triste mais vous allez fermer boutique, pendant que votre concurrent, qui entend maintenir le FCFA, privatiser les ressources naturelles, la santé, l’éducation, et qui n’a pas la moindre intention de placer le salaire minimum au-dessus de 40 000 FCFA, aura les capitaux des multinationales et le soutien des puissances étrangères « amies », et c’est encore plus triste mais, soit il conservera le pouvoir politique, soit il y accèdera aisément. Comment intervient donc la politique, je veux dire l’art et la technique du jeu politique, dans ce processus de conquête ou de conservation du pouvoir ?

De la politique

Bien sûr que la politique est un art et une technique qu’il faut apprendre et en maîtriser les ficelles. Et mieux vaut avant que pendant ou après l’exercice. Elle peut en même temps être soit une obsession du pouvoir pour le pouvoir et les passe-droits qu’il offre (politique politicienne), soit l’ambition d’une gestion prudente des intérêts de la société globale. Il n’y a pas véritablement une école pour apprendre l’art de la politique, parce qu’ici se joue tout ce qui est subjectif et subtil : l’image que l’on projette par sa façon de s’habiller, de parler aux foules, aux soutiens divers, aux autres acteurs de la société. La culture qu’on se sera bâtie au long d’un parcours académique riche ou indigent… L’art, c’est d’abord une affaire de culture et de style ; culture étique ou riche et diversifiée ; style chaud, brûlant, hystérique, ou compassé, froid, glacé… La facilité à encaisser les coups et à les rendre ; comment gérer ses faiblesses et mettre en exergue ses forces, etc. La technique a par contre à voir avec la connaissance et les règles de l’action politique, et cela, la science politique l’enseigne. Des lectures judicieusement choisies peuvent y contribuer. Il faut savoir par exemple qu’en politique, le fair-play n’est jamais que de l’ordre de la communication, et que la communication est une technique ayant ses spécialistes.

Quand on est un opposant en démocrature, on ne doit pas se faire des illusions sur le détenteur du pouvoir en poste, puisque c’est lui qui fait et défait les règles à sa convenance. Il faut surtout réfléchir et trouver un moyen de contourner ou anticiper les obstacles qu’il va dresser sur votre chemin de conquête du pouvoir. Y a-t-il risque qu’il vous traite de parti tribal et même tribaliste ? La direction de votre parti et son implantation territoriale doivent pouvoir en être le premier démenti formel. Va-t-il vous accuser d’être un factieux qui organise ou attise la violence ? Puisqu’il sait, en vous violentant, que vous allez réagir violemment, la violence appelant la violence. Mais si vous l’avez anticipé et vous y êtes préparé, votre stratégie de réaction et de communication peut retourner en votre faveur la violence qu’il ne peut s’empêcher d’exercer contre vous. Mais revenons à la question de l’argent qui est centrale.

L’argent, c’est le nerf de la guerre ; et la politique, c’est la guerre faite par d’autres moyens que les armes à feu. Votre adversaire va jouer de cette carte au maximum de ses possibilités : imposer une caution de candidature la plus élevée possible, décider des subventions de campagne les plus faibles possibles, qu’il versera à moitié avant l’élection, le plus tard possible et plus sûrement en fin de campagne qu’en début, et l’autre moitié après le scrutin, quand les jeux seront déjà faits et que vous serez probablement « échec et mat », etc. Lui peut se servir de la carte de l’Etat sous son contrôle pour jouer en sa faveur la carte de l’argent : puiser sans limitation dans les caisses publiques et en maquiller les comptes. En plus, il a les faveurs des détenteurs de capitaux à qui il vend déjà ou promet de vendre les bijoux de la couronne. Qui vous reste-t-il ? Nous avons dit le peuple. Mais le peuple veut-il payer ? Peut-il payer ?

En fait, si le peuple pense que votre programme est le sien (ou que votre marchandise lui convient), et que vous savez lui demander sa contribution (si vous en avez fait une bonne promotion et que les prix sont abordables), il peut payer. Vous avez même intérêt à ce qu’il accepte de payer. Parce que, chaque fois qu’un citoyen ordinaire contribue à votre campagne, vous pouvez être sûr à plus de 50% qu’il votera pour vous, et à au moins 25% qu’il pourra se mobiliser pour défendre son vote. En plus, plus le petit peuple va payer, plus le capitaliste ou la puissance étrangère « amie », toujours bien informé(e), va s’intéresser à votre campagne, et les chances pour qu’au finish il/elle vous soutienne, vont augmenter. Mais les détenteurs de gros capitaux peuvent contribuer pour vous, et voter pour quelqu’un d’autre, parce que, généralement, ils ne contribuent pas à votre seule campagne : ils ne mettent jamais tous leurs œufs dans le même panier. Dans les années 1990, M. Kadji Defosso avait reçu le candidat Gustave Essaka et lui avait donné 60 000FCFA. Ce dernier était allé sur les médias se vanter du soutien de ce patriarche, qui lui avait répondu qu’il s’était contenté d’offrir en retour de courtoisie, non pas un soutien politique, mais uniquement de quoi boire un champagne à quelqu’un qui lui avait rendu visite.

Alors, comment convaincre le petit peuple de payer ? Observons dans l’histoire les exemples les plus connus où des politiques avisés ont déjà réussi cet exploit peu ordinaire. Je pense à Marcus Garvey dans l’Amérique des années 1920, et à Barack Obama plus récemment. Il se peut d’ailleurs que le second se soit inspiré du premier. Qu’ont-ils eu en commun ? La réponse est évidente : ils ont élaboré un programme politique populaire, et demandé au petit peuple bénéficiaire une contribution modique, à la hauteur de ce que le plus pauvre de ce petit peuple pouvait payer. Et la mécanique une fois ébranlée avait fonctionné et produit d’excellents résultats. La modicité même des contributions attendues dans ce schéma implique un travail de fourmi en termes de communication et de collecte. Mais il faut pouvoir s’organiser pour le faire. Quant au peuple, il s’agit pour lui de comprendre, ou pour le politique de lui faire comprendre, que pour récupérer sa souveraineté usurpée, ce n’est pas une bière qu’il doit chercher à boire pendant la campagne électorale, c’est 500FCFA ou 1000FCFA qu’il doit s’efforcer de contribuer. Celui qui paie contrôle, c’est la règle. Peut-on considérer cela comme cher payé de la part du citoyen lambda pour rendre probables ses chances d’avoir son mot à dire sur la gestion des biens communs de son pays ?

Roger KAFFO FOKOU, écrivain

 



27/06/2025
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