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Post élection camerounaise : l’évangile apocryphe de Saint Robert P. Jackson, ambassadeur des Etats-Unis au Cameroun

 

Par Roger Kaffo Fokou, auteur de Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, l’Harmattan, 2009


En amont de l’élection présidentielle camerounaise, nous disions dans un article encore présent sur notre blog pourquoi il n’y avait aucune chance pour que celle-ci soit transparente, juste et équitable. Nous mettions l’accent sur le déséquilibre excessif des rapports de forces en présence. Il s’agissait d’attirer l’attention sur les failles du système pour éviter les désillusions brutales postélectorales parfois vectrices de violences incontrôlables, et également proposer des voies pour sortir du marasme politique dans lequel notre pays se décompose depuis 50 ans sans espoir. C’est d’un diagnostic vrai, franc, sans complaisance dont nous avons besoin. La récente sortie de Monsieur l’ambassadeur des Etats-Unis au Cameroun n’est pas seulement décevante : elle est une insulte à notre intelligence. Elle nous sert avec l’autorité de la première puissance militaire et économique mondiale  une collection de lieux communs que M. Robert P. Jackson n’a pu se résoudre à publier que parce qu’il se fiche de l’opinion que nous pourrions nous en faire. Et puisqu’il se fiche de cette opinion-là, pourquoi, le sachant, la formulons-nous tout de même ? Parce qu’il faut démystifier ce type de discours et contribuer à faire en sorte que ceux qui, aujourd’hui comme demain seront prêts à changer le Cameroun, ne se trompent pas sur les erreurs du passé et partant sur les voies du futur. Parce que beaucoup de ces opposants camerounais que l’on critique si facilement aujourd’hui ont mené et mènent encore sans doute un combat sincère, même si l’on a des raisons de penser qu’ils ne s’aperçoivent pas toujours qu’ils ont en face des moulins à vent souvent téléguidés, des moulins que l’on peut démonter à condition de ne pas les prendre pour ce qu’ils ne sont pas. Revenant sur ces pseudo-vérités de l’ambassadeur Robert P. Jackson, elles peuvent se rassembler sous quatre thématiques principales : la démocratie, la société civile, l’opposition et le rôle des puissances étrangères.


Sur la démocratie

« Ce qui rend une démocratie efficace, nous assène Monsieur l’ambassadeur, c’est la mesure dans laquelle le pouvoir appartient au peuple, puisque c’est la volonté du peuple qui détermine l’action gouvernementale ». Qu’est-ce que c’est qu’une démocratie inefficace ? A partir de quel degré d’efficacité entre-t-on dans la démocratie et à partir de quel degré d’inefficacité en sort-on ? La démocratie, vue sous l’angle de M. Robert P. Jackson ne serait-elle pas finalement une foire ? Le propos de Monsieur l’ambassadeur s’inscrit finalement dans une sorte de rhétorique de la confusion. Quels sont les sous-entendus de l’affirmation ci-dessus placée dans le contexte Cameroun surtout en période postélectorale ?


En substance, que le Cameroun est une démocratie. Label décerné avec l’autorité des pouvoirs conférés par la première puissance économique et militaire du monde qui se présente en même temps comme le miroir démocratique de la planète. Le reste n’est qu’atténuation : comme sur le terrain avec une bonne boussole, il faut tout juste corriger la direction d’un certain nombre de degrés, observation valable pour toutes les démocraties, aucune d’entre elles ne pouvant revendiquer la perfection. On voit à cela que M. Robert P. Jackson a une maîtrise indiscutable du discours diplomatique, ce qui n’est pas une surprise. Il faut toutefois décoder ledit discours pour avoir le message exprimé en langue vulgaire. Le contexte ici est central : après le vote mais avant la proclamation des résultats, et alors qu’une certaine opposition est déjà engagée dans la contestation des résultats attendus. Le point de vue des Etats-Unis sur ces élections et leurs résultats est donc clair : il s’est agi d’élections démocratiques, avec certes quelques imperfections, mais comme cela arrive dans n’importe quelle démocratie. A qui la faute de toutes les façons ? M. Robert P. Jackson indexe moins le Gouvernement – qu’il se retient difficilement de féliciter pour ses efforts : « Néanmoins, je me félicite que les pouvoirs publics et les responsables d’ELECAM aient reconnu l’existence de ces problèmes » – que la société civile et l’opposition. Les portraits qu’il campe de la société civile idéale ou de l’opposition parfaite  sont cependant loin d’être convaincants.


Sur la société civile

Pour M. Robert P. Jackson, « la société civile n'est pas l'opposition. Dans une démocratie pluraliste, le pays a certes besoin de la pluralité de partis politiques, mais la société civile n’en n’est pas un. La société civile doit tout simplement refléter l’ensemble de la société qu'elle cherche à représenter ; elle doit notamment être composée d'individus appartenant à toutes les sensibilités politiques ». Cette conception englobante de la société civile est particulièrement archaïsante puisqu’elle remonte à la Rome antique[1]. Il est significatif que la Rome fut avant et surtout impériale et non démocratique. Une telle conception de la société civile, opérant une confusion entre le pouvoir - officiel ou officieux - et ce qui ne l’est pas, nous introduit dans une logique totalitaire que l’on retrouve dans l’Europe monarchique où elle se confond à l’Etat qui à son tour se confond avec le monarque (ce dernier est supposé, selon la fiction imaginée par Hobbes, représenter la totalité du peuple qui lui a aliéné volontairement tous ses droits). Et si elle resurgit par exemple dans la France de la révolution, c’est parce que celle-ci succombe à la terreur. Avec l’entrée dans le libéralisme, cette conception de la société civile va voler en éclats.


En effet, avec l’essor du capitalisme et le triomphe des libéraux, la société civile prend ses distances avec le pouvoir politique et l’Etat et va plus loin pour se définir contre ce dernier, en tant que la nouvelle bourgeoisie estime que c’est elle qui représente le mieux les intérêts de la société. C’est la raison pour laquelle Hegel définit la société civile à cette époque comme la « société bourgeoise ». Cette nouvelle société civile minoritaire qui, grâce à ses moyens, usurpe le pouvoir est vite combattue par la majorité faite de travailleurs et que représentent les syndicats, corporations et autres mutuelles dès la fin du XIXè siècle. Le XXè siècle découvre ainsi un nouveau visage à la société civile : celui des laissés-pour-compte des pouvoirs ; une société civile qui se désolidarise des politiciens de tous bords et de tous leurs soutiens institutionnels ou officieux avec qui ils partagent la gestion souvent inéquitable de la production. Ainsi, si la société civile n’a pas vocation à prendre le pouvoir politique d’Etat – le faisant elle cesserait d’être société civile – elle entend se poser comme arbitre du jeu politique en tant représentant réellement ceux qui n’exercent ni officiellement, ni officieusement le pouvoir. Cela pourrait laisser croire alors qu’elle représente l’ensemble de la société et c’est ce que tendent à faire croire les théories libérales et néolibérales : cela est faux parce la fragmentation sociale fait en sorte que des pans entiers de la société (les capitalistes, les hommes de guerre, les hommes d’église sauf dans quelques cas historiques limités), sans exercer directement le pouvoir, l’exercent indirectement, officieusement. Et cette fraction-là qui a ses relais dans nombre de professions dites à juste titre libérales, ne se dissocie jamais du pouvoir et des intérêts de ce dernier, si bien que lorsque ses représentants entrent dans les organisations de la société civile, c’est surtout en manière d’infiltration, pour s’assurer de l’inefficacité de celles-ci.


L’inefficacité de la société civile camerounaise est ainsi essentiellement due à ce phénomène de brouillage et non du fait de l’existence, comme le laisse croire M. Robert P. Jackson, « des milliers de petites organisations de la société civile ». Cette atomisation, que critique avec raison M. l’ambassadeur, tient au fait que ceux qui, comme les Etats-Unis, travaillent au renforcement de la société civile et bien que sachant parfaitement ce qu’il faut faire, ouvrent leurs caisses à une multitude de petites organisations dites de la société civile dans des opérations de saupoudrage dont les résultats, prévisibles à l’avance, ne se démentent que rarement. Dans un pays pauvre très endetté, où les citoyens qui sont de l’autre côté du pouvoir officiel ou officieux ont à peine de quoi manger un bout de pain par jour, l’on sait qu’il est difficile pour une organisation de la société civile de s’implanter parce qu’il lui faut des infrastructures, des équipements, des moyens de déplacement, des moyens de ne pas dépendre de l’Etat ou d’un pouvoir officieux qui est toujours de connivence avec l’Etat. Il est facile de critiquer cette pauvre société civile qui à défaut de chercher les moyens de défendre le pouvoir qu’elle revendique, se trouve acculée à chercher les moyens de simplement vivre, et finit par confondre ses structures à de simples stratégies de survie. Et puis, si ces milliers d’organisations avaient fini, comme on le leur rabâche à longueur d’années, par se mettre ensemble, qu’est-ce aurait empêché le pouvoir et ses acolytes des milieux d’argent ou autres, à en créer quelques milliers d’autres pour s’assurer de l’atomisation de la société civile ? Ces dernières observations sont d’ailleurs également valables pour l’opposition politique.  


Sur l’opposition politique


« Le fait d’avoir plus de 250 partis politiques – dans toute société – ne peut servir que les intérêts du parti au pouvoir en semant la division au sein des populations », affirme Monsieur l’ambassadeur. Point du tout : il suffit qu’il y ait une élection à deux tours pour qu’au second s’il y en a un, il ne reste plus que deux candidats. Puis Monsieur l’ambassadeur se fait virulent : « Cela n’est pas démocratique ; c’est personocratique, voire égocratique et erratique. L'opposition ayant présenté 22 candidats, il y a lieu d’émettre des réserves quant au sérieux de cette opposition et des candidats. Se réveillant tardivement, certains partis d'opposition parlent désormais d'un front commun. N’auraient-ils pas dû penser à cela plus tôt ? ». En France par exemple, ce ne sont pas 22 candidats mais c’est plus d’une dizaine, sans que l’on y voie un manque de sérieux de la part des opposants français. « L’opposition n’a pas pu se réunir autour d’une candidature unique et forte », Monsieur l’ambassadeur ? La candidature unique de l’opposition, dont tout le monde chante les vertus, ne serait donc qu’un critère de démocratie tropicale ? Et cette opposition-là, s’est-elle vraiment réveillée tardivement  comme vous l’affirmez? Il faut être objectif : chacun ne l’entend que lorsque ses intérêts le commandent. Le chapelet de recommandations qu’égrène M. l’ambassadeur reprend mot pour les griefs énoncés par l’opposition en amont de l’élection, sans que cela ait pu émouvoir qui que ce soit. Pour ladite élection, rappelons qu’il y avait 24000 bureaux de vote. Chaque candidat devait envoyer dans chacun de ces bureaux deux personnes : un représentant et un scrutateur. Cela faisait 48000 personnes par candidat. En donnant à chacun 1000FCFA pour le transport et la restauration de la journée – somme de loin insuffisante – cela représentait déjà 48 millions de francs. Au lieu de quoi, les candidats n’ont eu droit qu’à 10 petits millions (15 moins les 5 qu’ils ont déposés). Chaque bureau de vote où l’opposition n’a pu se faire représenter était d’office un potentiel lieu de bourrage des urnes : est-ce que les 14 équipes de l’ambassade des Etats-Unis ont inventorié et quantifié ces bureaux et les voix qui y ont été bourrées ? N’y avait-il pas déjà là la preuve d’une fraude scientifiquement organisée ? L’on va me demander : que pouvaient faire à ce sujet les Etats-Unis ou leur ambassadeur ? Nous en venons là au principe de non ingérence si énergiquement défendu par M. Robert P. Jackson.


Du rôle des puissances étrangères

« C'est un processus graduel impulsé par les citoyens et non par des étrangers » affirme Monsieur l’ambassadeur. Dans un monde idéal, oui. C’est la même chose qu’affirmait en juillet 2011 un très haut représentant de la France éternelle : « La France, de la manière la plus solennelle qui soit, affirme, et personne ne peut prouver le contraire, qu’elle n’a pas de candidat. La France fait confiance à la démocratie, à la sagesse des peuples, pour se choisir les représentants qu’elles désirent, c’est-à-dire, le président, la majorité au parlement, etc. La France, en la matière, ne s’ingère pas dans la politique intérieure des pays africains. » En 1993 pourtant, quand le régime s’est trouvé le dos au mur et face non pas à une armée rebelle, comme en Libye, mais à la pression de la rue, cette douce France lui a fourni 50 millions de francs (soit 5 milliards de CFA) de matériel de répression... Revenons au timing de cette réaction de M. Robert P. Jackson : il s’est abstenu de parler avant les élections de peur de s’ingérer, même s’il s’agissait des efforts pour améliorer les conditions du scrutin ! À ce moment-là, l’opposition avait besoin d’une voix forte pour appuyer ses revendications : il n’y aurait pas eu mieux que la voix de la première puissance mondiale, une puissance par ailleurs convaincue comme le dit son Excellence, « qu’à mesure que le monde se démocratise dans son ensemble, le monde comme un ensemble prospère et se libère de l’emprise de la pauvreté, de la faim, de la maladie, de l'analphabétisme, de la haine, de la discrimination et de la guerre ». Mais celle-ci s’en est abstenue. Ce mutisme si démocratique, pourquoi l’a-t-elle rompu aujourd’hui et à la veille d’une proclamation de résultats que la même opposition conteste déjà par anticipation ? Comme dans les rites de mariage, celui qui n’a rien dit au moment où se scelle le pacte, serait-il dolosif, ne doit-il pas se taire à jamais ? Comment prouver à présent que cette prise de parole tardive, mais pas assez tardive pour la préparation de l’opinion à l’acceptation de résultats d’ores et déjà contestés, ne constitue pas une ingérence exemplaire dans un processus de la part d’un acteur qui jure en même temps qu’il est décidé à ne pas s’ingérer ?


Et de fait, le petit discours de M. Robert P. Jackson est un chef-d’œuvre de diplomatie, si vous voyez ce que je veux dire ? Traduisez-le comme suit : Vous allez prétendre que ces élections ne sont pas crédibles et en  contester les résultats ? Eh bien, moi, le représentant de la première puissance mondiale, une puissance qui entretient avec le Cameroun des « relations bilatérales, qui sont solides à ce jour », je vous affirme que ces élections étaient démocratiques et que vous n’aurez le soutien de personne en les contestant. Et je vous conseille vivement de ne rien tenter et je suis convaincu que vous prendrez mon avertissement au sérieux et que vous ne tenterez rien. Aussi, par anticipation, « Je félicite les Camerounais pour avoir su préserver la paix le 9 octobre et en particulier ceux des Camerounais qui ont voté ou tenté de voter ».


Merci, Monsieur l’ambassadeur, pour tant d’art et de génie !



[1] Cf. « Société civile, professionnalisation des méthodes d’action et stratégie autonome à long terme », demainlafrik.blog4ever.com

 



20/10/2011
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