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Pourquoi les peuples élisent-ils de plus en plus des hommes forts ?

Par Roger KAFFO FOKOU

L’irrésistible ascension de Donald Trump dans la primaire américaine ainsi que l’élection de Rodrigo Duterte à la présidence des Philippines  posent de façon incontournable aujourd’hui la question des motivations des peuples ces dernières années dans le choix, pour les diriger, des hommes forts. Désormais, il n’y a plus l’exception Poutine, Chavez, Kagame, Orban, Erdogan… pour ne citer que quelques noms prestigieux. La Tribune.fr s’interroge donc, et un débat vient d’être organisé en France, mettant autour de la table de fins analystes politiques : Bertrand Badie, professeur de relations internationales à Sciences Po Paris, Dominique Moïsi, politologue, conseiller spécial de l'IFRI et Raphaël Liogier, sociologue, philosophe. Il ne manquait plus que le professeur Francis Fukuyama pour donner au tour de table toutes les sensibilités, des plus rationnelles aux plus idéologiques. Si nous partons du principe que la liberté est la vérité de l’homme, comme le défend la société libérale, il peut paraître absurde que, mis devant la faculté de choisir entre un libéral et un autocrate, des peuples optent délibérément pour le second. Pourquoi ce choix dérange-t-il aujourd’hui la société libérale ? Est-il si exceptionnel qu’il le paraît ? Et dans le cas contraire, que traduit-il d’inquiétant ?

Placés devant la possibilité de choisir entre un libéral et un homme fort – euphémisme pour autocrate ou dictateur – les peuples de plus en plus choisissent le second. Pas seulement en Afrique (Cas Kagame), pas non plus seulement en Amérique latine, l’autre patrie des dictatures (Chavez et Cie), mais aussi en Europe (Orban en Hongrie, Jaroslaw Kaczynski en Pologne) et, fait encore plus surprenant, aux Etats-Unis avec l’ascension de Donald Trump. Accès violent de masochisme ? Avec Vladimir Poutine, on a pu parler de démocratie soviétique, avec son lot d’élections manipulées, voire truquées. Ce n’est même pas la peine d’évoquer les cas africains qui n’entrent dans aucune typologie démocratique.

Avec les Hongrois et les Polonais, la situation se faisait déjà plus préoccupante. Comme le reconnaît La Tribune, « Sans parti unique, organisant régulièrement des élections, ces nouveaux régimes ne sont ni vraiment des démocraties ni complètement des dictatures. » Comme on le voit, il s’agit de plus en plus de « régimes », un terme péjoratif qui ne convient ordinairement que pour désigner les structures gouvernant des Etats situés hors de l’espace libéral. Mais leurs dirigeants ne sont pas encore des dictateurs : ils ne sont pour l’instant que des hommes forts. Que va-t-il se passer si Donald Trump devient président des Etats-Unis ? Ce grand pays sera-t-il dès lors considéré comme dirigé par un « régime » comme c’est d’ores et déjà le cas pour les Philippines ?

Plutôt que d’assister à la « fin de l’histoire », en d’autres termes au spectacle du libéralisme coulant des siècles paisibles aux commandes de la mondialisation, comme le prophétisait naguère le professeur Fukuyama, n’est-il pas inquiétant que cet ordre, attaqué au plan externe par le fanatisme religieux, le soit de plus en plus de l’intérieur par une autre vision qui, théoriquement, lui est qualitativement inférieure ? Mais en fait, à l’échelle de la grande histoire, cette situation est-elle si exceptionnelle que cela ?

La démocratie dite libérale, mise méthodiquement en place depuis la fin du Moyen âge et qui triomphe avec le XIXe siècle n’est pas si nouvelle que cela. La démocratie grecque du VIe siècle av. J.-C. était déjà libérale dans ses caractéristiques essentielles. Ayant elle aussi aboli les privilèges de naissance, elle les avait sans délai remplacés par ceux de la fortune, et avait mis en place un système politique essentiellement censitaire dans lequel les charges politiques et administratives étaient réparties en fonction des ressources financières de chacun. On sait qu’une telle répartition des charges équivaut à une répartition des opportunités donc de la richesse. Très vite donc, le peuple grec s’était retrouvé dans la misère.

Dans sa version moderne, la démocratie libérale a permis de déposséder l’Etat du pouvoir et de réduire ce dernier à ce qu’il est convenu d’appeler l’Etat-minimal, gendarme stipendié par le grand capital dont il dépend de plus en plus des subsides pour son fonctionnement, incapable de se défendre et donc de défendre le citoyen. On sait que réussir ce tour de force, les libéraux du XIXe siècle ont dû révolutionner entre autres le politique[1]. Ceci permet aux marchands et banquiers aujourd’hui, comme dans la Grèce de Solon, de confisquer les circuits de la richesse au profit d’une oligarchie, condamnant de plus en plus la majorité au chômage et à la misère. Face à cette situation, peut-on comprendre le choix des peuples pour les hommes forts ? Et l’ayant compris, peut-on l’approuver ?  

Le feuilleton de la crise grecque dont les rebondissements semblent interminables est un exemple concret du destin d’un Etat que la démocratie libérale place sous la coupe du marché. De Papandréou à Tsipras, toutes les colorations politiques ont été portées successivement au pouvoir, sans entamer  le moins du monde l’implacable détermination du marché, et sans apporter le moindre soulagement au calvaire des Grecs. Dans un article publié le 4 mai 2016, La Tribune révèle que, selon le quotidien allemand Handelsblatt, 95 % de la supposée aide à la Grèce sont allés aux créanciers de ce pays. En France, Hollande qui est venu régler son compte à la finance – le grand ennemi du discours du Bourget – est devenu le grand exécuteur des basses œuvres de celle-ci : témoin, la loi El Khomri ! Et tandis que cette tourmente qui fait exploser le chômage emporte dans un terrifiant tsunami les peuples sur le radeau branlant de la misère, les patrons d’entreprises se portent comme des charmes. En mai 2014, Le Monde pouvait ainsi titrer : « Les salaires des patrons toujours à la hausse ». A son tour, en septembre 2015, Le Figaro confirme : « Les salaires des patrons du CAC 40 sont repartis à la hausse en 2014 ». Tandis que le peuple est au plus mal et qu’il subit cure après cure d’austérité, le capital et ses seigneurs prospèrent, et l’Etat s’enlise dans l’impuissance.

On comprend pourquoi, dans des pays démocratiques libéraux, après avoir essayé toutes les sensibilités politiques traditionnelles sans ressentir la moindre amélioration de leur situation, ayant donc constaté concrètement la faiblesse des partis traditionnels face au marché, les peuples sont de plus en plus tentés par les hommes forts, ceux-là même qui sont capables de tenir tête à ce tout-puissant marché dans l’intérêt de l’Etat et des peuples. Au-delà de toute polémique, il suffit de mesurer, malgré la crise des hydrocarbures, le chemin qu’a parcouru la Russie depuis la chute d’Eltsine et des oligarques, avec l’arrivée au Kremlin d’un homme fort, Vladimir Poutine, en 2002. On n’est donc pas surpris de la popularité dont jouit, malgré les difficultés actuelles, le président russe auprès de ses concitoyens. Que veulent donc les peuples ? La liberté ou la sécurité?

En élisant sans bavure  Rodrigo Duterte comme leur président de la république, les Philippins donnent une réponse claire à cette question : les peuples veulent d’abord la sécurité. Thomas Hobbes avait donc raison : lorsque sa sécurité est sérieusement menacée, le peuple ou l’individu n’hésite pas à aliéner sa liberté, si chère soit-elle, entre les mains du tyran. Aux Philippines, c’est au sens propre que la vie des citoyens est menacée, par des organisations criminelles qui prospèrent par la violence face à un Etat impuissant et qui se contente de l’arsenal inefficace des droits de l’homme. Rodrigo Duterte a su se défaire de cette camisole-là pour nettoyer les rues de Davao, et par-là a convaincu le peuple philippin de ce qu’il était qualifié pour prendre en charge sa sécurité. Mais Duterte survivra-t-il lui-même à la démocratie libérale ? Il est permis d’en douter.

La démocratie libérale est faite pour assurer les intérêts du marché et non ceux des politiques et des Etats. Injectez une bonne dose de démocratie libérale en Russie, et les jours de Poutine au pouvoir seront instantanément comptés. Il suffit de voir ce qui vient d’arriver à Dilma Roussef au Brésil, ce qui s’est passé un peu plus tôt en Argentine, ce qu’il va probablement se passer au Venezuela malgré la résistance de Maduro. Pour se maintenir au pouvoir, Victor Orban a dû retailler les lois à sa mesure ; le Polonais Kaczynski n’est pas en train de faire autrement. Tant que l’arsenal démocratique libéral est en place, les marchés savent que les jours de l’homme fort au pouvoir sont comptés, Nicolas Sarkozy en France en sait quelque chose. Une fois cet arsenal démantelé, les marchés deviennent singulièrement impuissants, et l’homme fort de plus en plus puissant : le cas de la Corée du Nord est là pour l’attester.

Dans la Grèce antique, fatigués d’une démocratie corrompue, oligarchique et insensible à ses intérêts et à sa misère, le peuple avait fini par confier le pouvoir aux tyrans. Cela avait-il fait ses affaires ? Il est permis de nuancer sa réponse. On ne mesure l’importance de sa liberté que lorsqu’on l’a perdue. Mais il n’y a pas de liberté véritable sans sécurité. Un sondage récent réalisé en France et rendu public le 09 mai 2016 par Le Point.fr révèle que pour la sécurité de l’emploi, « Trois quarts des jeunes Français de 18 à 24 ans sont « prêts à tout » pour réussir en entreprise, et près d'un sur cinq irait même jusqu'à « coucher ». Trois siècles de culture de la liberté et de la dignité sont en train de voler en éclats ? En tout cas, la démocratie libérale est reprise par ses vieux démons et, si elle n’y prend garde, comme autrefois, elle va ouvrir les portes à l’un ou l’autre de ses pires ennemis. Les peuples, qui l’on aidée à s’emparer du pouvoir l’aideront à le quitter. Qui y gagnera ?

Dans la Grèce antique, le passage de Dracon avait permis de faire progresser la force de la loi. Celui de Pisistrate permit un progrès social dont les Grecs se souvinrent longtemps positivement : Il mit en place les réformes sociales égalitaires que Solon n'avait pas voulu entreprendre, distribua aux paysans sans terre les propriétés confisquées aux Eupatrides exilés, attribua nourriture et subventions, et rétablit une classe paysanne aisée. Parallèlement, il se produisit une régression considérable au plan des libertés : les magistrats étaient nommés directement par le palais, l’assemblée (aréopage) devint une chambre d’enregistrement ; de nombreuses institutions ne siègèrent plus (Ecclesia, Heliée). Le « régime » ne tomba cependant qu’après la mort de Pisistrate, à cause de la faiblesse et de l’incompétence des Pisistratides, décidément des hommes faibles à l’opposé de leur père.

Ainsi, quand la démocratie libérale perd le soutien populaire, une ligne rouge peut être franchie, et avec celle-ci, le pouvoir passer aux autocrates. La poussée de Donald Trump et de Bernie Sanders aux Etats-Unis traduit clairement l’état d’une situation sociopolitique qui flirte avec la ligne rouge. En 2008, pour les grandes entreprises occidentales – ING, Fanny May, Lehman Brothers etc – le principe du « too big to fail » a illusionné et tétanisé bien des décideurs. La démocratie libérale n’est pas « too big to fail » : un tsunami populiste peut l’emporter.

 

 



[1] Lire pour cela Capital, travail et mondialisation vus de la périphérie, Paris, L’Harmattan, 2011



14/05/2016
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