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Questions anglophone et bamiléké au Cameroun : au-delà des passions, remontons aux sources

Roger KAFFO FOKOU, Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, Paris, L’Harmattan, 2009, pp 96-114

 

« La société toute entière est victime non pas du tribalisme en tant que tel mais de l’incompétence de sa classe dirigeante. Dans son ouvrage déjà cité, Charles Ateba Eyene prend l’exemple fort intéressant de la région du Sud au Cameroun sous le régime Biya et démontre qu’il s’agit d’une région sinistrée. Il fait semblant de croire que la situation de certaines régions est meilleure mais nous pensons qu’il n’y croit pas vraiment. Que la région d’origine du Chef de l’Etat soit sinistrée au degré que nous découvrons dans la présentation de Ateba Eyene montre clairement et l’échec des politiques d’équilibre régional, de protection des minorités, et celui de la pratique du tribalisme d’Etat. Pas à notre avis parce que ces politiques sont fondamentalement vouées à l’inefficacité : elles n’ont pas été mises en œuvre avec sincérité. Elles ont surtout développé des effets pervers dont notre pays aura à souffrir longtemps.


 Le premier de ces effets est le développement de l’incompétence et de la tricherie. En faisant croire à certains qu’avec un brevet d’études ils pouvaient réussir les mêmes concours que des bacheliers, suivre une formation de même niveau et à la sortie grimper plus vite dans la hiérarchie du service que ces derniers, l’on a rompu la chaîne de causalité logique, discrédité dans ses fondements le principe de compétence, et ouvert la porte au règne de la médiocrité. Depuis lors, on en a fait une application généralisée, et le mérite est devenu une fonction des relations réelles ou potentielles, ou des  moyens que l’on est susceptible de déployer en direction des instances de nomination et de légitimation. Cette première conséquence en a entraîné une seconde : la déconsidération même de la valeur travail.


En effet, dans une société où le travail est perçu comme une contribution à l’édification du bien commun, il cesse d’être considéré comme une pure marchandise ou comme un moyen en vue d’une fin individuelle. Il assume alors une fonction sociale nécessaire. Dans un tel contexte, le projet de société se planifie en termes de volume de travail efficace pour produire des résultats précis attendus. La rémunération, ayant un caractère compensatoire, est subordonnée à la quantité et à la qualité du travail : l’on ne travaille pas pour gagner sa vie, l’on gagne sa vie en travaillant. Au lieu de quoi aujourd’hui chez nous le but premier du travail c’est le gain personnel ; le gain collectif – l’édification du bien commun – devenant du coup secondaire, accessoire pour ainsi dire. L’on comprend pourquoi l’emploi, prenant la place du travail, est élevé au rang de privilège, de faveur, et  se négocie sur la place du marché comme une vulgaire commodité, et le travail, qui est la raison d’être fondamentale de l’emploi, n’a plus de valeur naturelle ou l’a perdue, et ne dépend plus que du marché – la loi de l’offre et de la demande – pour la fixation de la seule valeur qui lui reste, la valeur marchande.


A titre d’exemple, comment voulez-vous qu’une société puisse dépendre pour sa sécurité d’un corps de policiers, de gendarmes ou de militaires recrutés sur la base du favoritisme dont certains n’ont porté la tenue qu’à la veille de la cérémonie officielle de fin de formation ? Que voulez-vous qu’ils fassent des armes qu’on leur a données sans au préalable leur avoir appris à s’en servir ? Est-il alors étonnant que la sécurité des Camerounais soit aujourd’hui plus menacée que jamais ? Or ce que nous disons-là des forces de l’ordre est valable mutatis mutandis pour d’autres secteurs : il n’est pas très prudent de se confier aveuglement de nos jours à un médecin issu de nos officines locales de formation : entré par les voies que nous savons, y ayant évolué par les mêmes méthodes et en étant sorti pareillement, il va sur le terrain pour se faire de l’argent car c’est la seule loi qu’on lui a apprise de son entrée à sa sortie de formation. L’on peut dès lors parfaitement comprendre que notre société entière est véritablement au bord du gouffre et que nous n’avons qu’une vague idée des menaces réelles qui pèsent sur chacun de nous au quotidien.


Mais dire aux Camerounais que nous sommes tous victimes au même degré ne les convaincrait pas, quelle que pourrait être la force de l’argumentation. Le tribalisme ou le régionalisme  populaire, celui qui vise des entités abstraites et fait des victimes concrètes naît d’un sentiment d’insécurité réellement ressenti, suscité par la présence d’une menace réelle ou supposée telle. La source de cette menace est évidemment l’autre, la tribu d’en face puisque l’on est dès lors dans une relation de confrontation. Se développent alors aussi bien du côté de la victime réelle ou supposée que du côté du bourreau réel ou supposé des réactions de rejet, d’agressivité qui sont caractéristiques du tribalisme. Le redéploiement des associations à caractère régionaliste ou tribaliste au cours des vingt dernières années – Ngondo, Laakam, Essigan etc. – témoigne de la montée en puissance de ce sentiment d’insécurité. Un sentiment d’insécurité qui mobilise les instincts et les énergies primaires parce que ce qu’il s’agit de protéger ou de conquérir se situe au bas de l’échelle de Maslow : besoins physiologiques de survie que sont la nutrition et le logement. Or si nous donnons raison à Maslow, la phase tribaliste ne peut se dépasser que dans le cadre d’un besoin de relation dont le préalable est la satisfaction des besoins primaires essentiels. Qui est donc cet autre dont la présence active ou passive représente une menace et suscite des réactions tribalistes ?


Pour le repérer, il suffit de revenir à la législation : les concepts d’équilibre régional et de protection des minorités supposent l’existence de déséquilibre, donc de groupes dominants qui sont coupables d’un abus de position dominante et justifient de ce fait la mise en place d’une législation de correction de déséquilibre et de protection de minorité. Le Cameroun a près de 279 ethnies et chacune de ces ethnies ne saurait être en position de domination numérique par rapport aux 278 autres. Ce sont donc les entités macro-ethniques qui font problème. Au lieu de nous perdre dans une pure gesticulation intellectuelle, allons tout droit vers des griefs connus : les anglophones se considèrent comme une minorité en danger face aux francophones, et les bamiléké sont considérés comme une ethnie qui abuse de sa position dominante. Ces deux situations sont-elles vraies et recouvrent-elles toutes les autres formes de disparités existantes dans notre pays ?

 

a. Sur la question anglophone

Existe-t-il une question anglophone au Cameroun ? Indubitablement oui, mais elle n’est pas de caractère tribal ni tribaliste. Il n’existe pas de tribu anglophone au Cameroun. L’essentiel des anglophones de la région du sud-ouest sont parents tantôt des Sawa, tantôt des Basaa et Bakoko de la zone francophone; les anglophones du nord-ouest sont liés aux Bamiléké et aux Bamoun de la région francophone de l’Ouest. Si les anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest – une population anglophone des dix autres régions du Cameroun est en voie de constitution, n’en déplaise à ceux qui considèrent l’anglophonie comme une chasse gardée, un héritage qu’il faut protéger de toute forme de violation – questionnent de plus en plus le pacte républicain adopté lors des accords de Foumban de juillet 1961, c’est surtout parce que le passage en 1972 de l’Etat fédéral à l’Etat unitaire s’est fait dans le flou en ce qui concerne la gestion spécifique des intérêts des deux parties et est de plus en plus considéré par ceux qui estiment avoir été lésés comme un passage en force. Mais nous verrons que ce flou ne caractérise pas de façon exclusive les relations de l’Etat central avec les populations des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest : il caractérise de façon globale les rapports entre l’Etat central camerounais et les régions, et est la garantie normale du maintien d’un Etat clientéliste. Quant au problème du Cameroun ex-occidental, le poser comme un problème anglophone c’est le dénaturer, le fonder sur une base friable dans la mesure où l’avancée de l’anglophonie en zone ex-francophone va à terme brouiller les repères nécessaires à l’identification des populations concernées par ce problème. Le poser en termes de problème des populations du Cameroun ex-occidental circonscrit de façon durable le problème et le pose en termes de niveau de participation non pas seulement à la jouissance mais également à la production de la richesse nationale. Or posé ainsi, ce problème, au lieu de séparer les Camerounais, devient un vecteur d’unité dans la mesure où ses termes de référence deviennent communs à tous.

 

b. Sur la question bamiléké

La question bamiléké existe-t-elle réellement ? Indubitablement oui, même s’il est de bon ton aujourd’hui d’en douter pour éviter d’être taxé de tribaliste. Lorsque E. Kengne Pokam en parle dans un ouvrage qu’il publie en 1986, le préfacier, M. Maurice Kamto, ne peut s’empêcher d’écrire, en manière d’excuses : « Ne lisez donc pas ce livre comme l’on dit, « en diagonale ». Vous risquez de n’en tirer que des préjugés. Et sans doute de crier injustement à un tribalisme revanchard »[1]. Il est vrai comme l’on dit, dessinez le diable sur le mur… L’ancien gouverneur de province Mouafo Gabriel avait compris les choses dans ce sens-là, ce qui lui ouvrit la Une du journal « Le Patriote » N°491 du 04 au 10 juin 2001, numéro dans lequel il affirme avec aplomb : « Il n’y a pas de problème bamiléké au Cameroun ».


C’est que la question bamiléké est une question à passion, et les passions entraînent souvent des débordements. Quand l’élite du grand nord se réunit, exprime son insatisfaction et formule des revendications, cela ne suscite pas une levée de boucliers. L’être humain est un éternel insatisfait et exprimer son insatisfaction relève d’un comportement finalement normal pour ne pas dire banal, surtout si l’on pense que cette insatisfaction est réellement justifiée. Les réactions sont à l’inverse quand l’opinion pense que le sentiment d’insatisfaction est injustifié. C’est dans ce second cas de figure que tombe généralement l’expression du sentiment d’insatisfaction émanant de la communauté bamiléké. C’est que de l’avis de la plupart des autres communautés nationales au Cameroun, les Bamiléké sont dans une position dominante et, soit en font un usage abusif, soit veulent acquérir les moyens d’en faire un usage abusif, et ces moyens sont politiques.


 En 2000, « La Tribunede l’Est » titrait à la Une de l’un de ses numéros : « Les bamiléké veulent le pouvoir suprême. Peuvent-ils l’avoir ? Doivent-ils l’avoir ? ». L’affirmation initiale est banale dans un contexte républicain. L’interrogation première, vue sous un angle stratégiquement ethnique, l’est aussi. C’est la seconde interrogation qui fait problème par sa simple formulation. Parce qu’en fait elle présuppose un déni de droit ou une possibilité de déni de droit. C’est cette seconde interrogation qui a un caractère tribaliste. A moins qu’il ne soit avéré que les Bamiléké, prenant le pouvoir suprême, constitueraient un danger pour l’existence même de tout ou partie du Cameroun. Peut-on envisager les choses ainsi ?  En d’autres termes, existe-t-il un péril bamiléké au Cameroun et depuis quand et sous quelle forme ?


A la question « Existe-t-il un péril bamiléké ? » posée à une brochette d’intellectuels camerounais de différentes ethnies par le journal « Impact Tribune » N°6 de janvier-février 1996, les réponses sont d’une prudence exemplaire. S’il est vrai que tous infirment la réalité d’une telle menace, certains la confirment en même temps de manière indirecte mais non moins nette. Quant à l’existence d’une question ou d’un problème bamiléké, il y a une unanimité totale. Depuis quand existe-t-elle ou existe-t-il ? 


Pour le philosophe Hubert Mono Djana, « Il serait cependant malhonnête de faire comme s’il n’existait pas un problème bamiléké au Cameroun ; un problème de récente date, il faut l’avouer, qui a brusquement surgi, peu avant l’avènement de la démocratie pluraliste ayant œuvré pour son exacerbation, par une autothéorisation de la puissance et de l’inacceptable marginalisation bamiléké ». Ce propos est intéressant parce qu’il pose le problème en en faussant les données : la question bamiléké au Cameroun n’est ni récente ni née d’une quelconque « autothéorisation » de quoi que ce soit.


Dans l’œuvre d’exploitation outrancière de notre pays, le colonat français rencontra sur son chemin comme principal rival la communauté bamiléké qui, dans le Moungo d’abord, puis les principaux centres urbains réussit l’exploit de lui donner une réplique sur des terrains où il croyait évoluer en situation de monopole. Nous ne devons jamais oublier que la raison fondamentale de l’impérialisme n’était ni politique, ni philosophique mais prosaïquement économique. Au début du XIXè siècle, l’économie occidentale doit faire face à une crise réelle de consommation due à une inéquitable répartition des revenus de la production qui se traduit par des salaires de misère et le gonflement d’un prolétariat incapable de constituer un marché viable, et une éventuelle crise de production due à la pénurie de matières premières. L’incapacité des économistes classiques tels Adam Smith, Jean-Baptiste Say, David Ricardo à proposer une théorie progressiste de la valeur (donc des prix) – ils vont surtout défendre le statu quo à travers les théories du prix naturel et du prix de marché - , le refus de prendre en compte l’analyse marxiste vont amener à chercher la résolution de la crise hors des frontières de l’Europe dans l’aventure impérialiste. L’on comprend pourquoi dans les colonies le colon est roi et l’administrateur colonial son auxiliaire[2], chargé de mettre en œuvre une politique qui facilite au colon l’exploitation de la colonie. Dans le cas du Cameroun, l’obstacle majeur à la colonisation était la communauté bamiléké. C’est dans ce sens qu’il faut lire et comprendre le livre de Guy Georgy intitulé Le petit soldat de l’empire. L’auteur, administrateur colonial français en AEF et au Cameroun, rappelle par ce titre le véritable rôle qui était le sien et celui de ses collègues administrateurs des colonies : celui de soldat au service d’un empire de prédation, chargé de protéger les acteurs de l’exploitation. C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre les propos du colonel Lamberton à propos des Bamiléké :


« Le Cameroun s’engage sur le chemin de l’indépendance avec, dans la chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c’est la présence d’une minorité ethnique : les Bamiléké en proie à des convulsions dont l’origine ni les causes ne sont claires pour personne.

« Notre connaissance des Bamiléké reste superficielle faute d’un Griaule ou d’un Richard Mollard capables de nous expliquer leurs problèmes qui se dressent sur de nombreux plans : démographique et social, national et international. De là de graves difficultés, non seulement pour les résoudre, mais simplement pour les poser correctement. Dans leur contexte africain et camerounais, une logique commune d’homme blanc ne les discerne qu’au travers d’une optique déformante. L’avenir du Cameroun sera pourtant déterminé par leur solution ».  


Ce texte célèbre de Lamberton signe la naissance officielle de la question bamiléké, en donne les caractéristiques et en suggère la solution. Pour lui, les Bamiléké représentent un obstacle pour le Cameroun qui s’achemine vers l’indépendance. Ce propos prend tout son sens lorsque l’on prend en compte le type d’indépendance que la Franceentendait accorder à ses colonies. Pour l’historien camerounais Fabien Kange Ewane, « L’essentiel, pour ces derniers (les européens), était moins de continuer à exercer leur autorité sur les indigènes que de toujours assurer leur mainmise sur les avoirs de ces derniers[3], avoirs plus potentiels, cela s’entend, que déjà réels. Cette mainmise conditionnait en effet, depuis des siècles, non seulement l’équilibre, mais aussi la vie et la survie de toutes leurs structures socio-économiques »[4]. C’est ainsi que devant la nécessité de céder les indépendances aux Africains, ils s’arrangent à mettre en place les conditions d’une colonisation à distance : c’est le néocolonialisme : « Ils étaient parvenus, ajoute Kange Ewane, à lier les intérêts matériels de leurs Afrique respectives à leur propre ordre économique, créant ainsi une sorte de cordon ombilical par lequel le rythme économique de ces Afrique est resté modulé par celui de la métropole »[5]. Dans ce schéma concocté et imposé aux Africains, tout dépendait de la profondeur de la connaissance que l’on avait des Africains, connaissance acquise grâce aux anthropologues, ethnologues, sociologues, hommes d’église – pensez aux propos de Napoléon Bonaparte établissant la maison des missions – les Griaule et Richard Mollard. Au Cameroun, les Bamiléké ne rentrèrent pas dans les schémas prédictibles : on n’arrivait pas à les cerner et la connaissance que l’on avait d’eux restait superficielle ; ils représentaient un problème curieusement démographique – pourtant Lamberton parle « d’une minorité ethnique »[6] - et un problème social : « Qu’un groupe de population nègre réunisse tant de facteurs de puissance et de cohésion n’est pas si banal en Afrique centrale », écrit notre colonel. Ils représentent un problème national (menace pour les autres communautés formant la nation ?) et international (Les intérêts coloniaux sont essentiellement internationaux comme le montre aujourd’hui le pouvoir des entreprises transnationales). Comme on le voit, Lamberton avait de façon concise mais très précise dessiné les contours de la question bamiléké dans les colonnes de « La Revue de la défense nationale »[7]. Comment faire donc pour neutraliser ce facteur de risque susceptible de faire capoter dans le cadre camerounais l’équation néo-coloniale soigneusement concoctée ? Lamberton parle de « solution », un terme qui dans le contexte alors récent de la Deuxième Guerre mondiale donne froid dans le dos et non sans raison. Il rappelle sinistrement Hermann Göring, envoyant une directive au chef de la Gestapo, Reinhard Heydrich, lui confiant la mission de mettre en place une « Solution finale à la question juive » dans toute l'Europe. Et de fait, au regard des événements subséquents, peut-on dire qu’une arrière-pensée de cette nature était absente du propos du colonel Lamberton ?


Aujourd’hui, il est indéniable que la fin des années 50 et les années 60 virent la planification et l’exécution d’un véritable génocide bamiléké. Dans le cadre de la « pacification »[8], des cadres militaires débarqués d’Indochine et  d’Algérie[9] furent postés dans l’Ouest du Cameroun et utilisèrent toutes les techniques et les armes disponibles – le napalm fut largement utilisé – pour réduire la résistance des bamiléké. Le bilan, très controversé, varie entre 400.000 et un million de morts. Compte tenu des ordres de grandeur de l’époque, il s’agissait d’une véritable opération d’extermination. 50 ans après les indépendances, la question du génocide bamiléké n’a pas toujours été soulevée   officiellement entre le Cameroun etla France. Par contre, le massacre en 1955 de 12.000 à 15.000 Algériens par les Français, constamment soulevé par l’opinion et les gouvernements algériens, a donné lieu à la reconnaissance officielle de ses torts envers l’Algérie parla France. Le fait que la facture du génocide bamiléké n’ait pas jusqu’ici été présentée àla France traduit-il le degré de la mainmise dela France sur les régimes qui ont jusqu’ici géré le Cameroun dit indépendant ? Cela traduit-il l’importance du versant national de la question bamiléké ? Ou les deux à la fois ? 


Le problème bamiléké, disait Lamberton, est aussi un problème national ; pour certains, il se pose en terme de péril. Le philosophe Mono  Djana est assez représentatif de cette tendance qui vise à présenter les Bamiléké, avec une subtilité grossière, comme des dangers pour le Cameroun. Pour étayer son analyse, notre philosophe se réfère au « péril jaune » dont le spectre a fait trembler les occidentaux au milieu du XXè siècle. Même s’il affirme que « nous n’en sommes pas là au Cameroun », il montre néanmoins que nous n’en sommes pas loin non plus et que des mesures doivent être prises : « Le Bamiléké pourrait mettre à profit, dit-il,  le sens de l’hospitalité de l’autre, son altruisme, son humanisme. Et les uns et les autres, dans des proportions variables, devraient apprendre pareillement les méthodes de limitation des naissances… »[10]. De l’avis de M. Mono Djana donc, le Bamiléké est inhospitalier, égoïste, peu humain : c’est de ce fait une espèce de monstre social ; et pour couronner tout cela, il se multiplie un peu trop à son gré, on dit d’ailleurs qu’il est « prolifique », utilisant là une métaphore animale extrêmement dévalorisante. Avec de telles caractéristiques, comment hésiter à dire qu’il y a un péril bamiléké au Cameroun ? Jean Pahaï ne se démarque pas réellement de Mono Djana lorsque parlant des Bamiléké de la diaspora, il écrit qu’ils vivent « en exclusion des autochtones qu’ils comprennent assez peu, méprisent parfois, exploitent presque toujours »[11]. Il y a donc un péril ou tout au moins une sérieuse menace bamiléké qu’il faut conjurer.


La forme dans laquelle la question se pose encore aujourd’hui, les suggestions de solution que l’on cherche à y apporter, tout cela n’a rien de nouveau, parce que déjà contenu dans le texte du colonel Lamberton. En supprimant cette menace – il n’y a pas que Lamberton qui ait pensé à la « solution finale » du problème bamiléké : Charles Okala a proposé en son temps que les Bamiléké soient réunis dans la forêt et brûlés – les autres tribus vivraient-elles en harmonie ? Si l’on pouvait extirper le mal bamiléké, le Cameroun retrouverait-il la voie du bonheur ? L’on peut difficilement répondre par l’affirmative : les Kirdis ne s’entendent pas avec les peuls dans le grand nord ; les anglophones du Nord-Ouest ne s’entendent pas avec ceux du Sud-Ouest ; les Eton, les Ewondo et les Bulu ne s’entendent pas forcément… En clair, dans notre triangle national, chaque tribu a un petit, un moyen et un grand adversaire qui peut à l’occasion être traité en ennemi, sur le mode tribaliste. Dans le petit jeu de massacre tribaliste auquel se livrent les tribus au Cameroun, toutes sortent perdantes : cela veut-il dire que le tribalisme ne profite à personne ? Loin de là.

 

III. Appauvrir pour mieux régner : le projet dynastique en marche au Cameroun.

Nous avons vu que le tribalisme naît d’un sentiment d’insécurité suscité par la menace qui pèse sur la satisfaction des besoins de base physiologiques que sont la nutrition et le logement. Le Cameroun regorge de richesses et le Camerounais est pauvre, très pauvre. Pourquoi ? Parce que le projet néocolonial a jusqu’ici réussi. Comment ? En s’appuyant sur le tribalisme comme cheval de troie. Interrogé sur la question du tribalisme, Ahmadou Ahidjo le premier chef de l’Etat camerounais n’hésite pas à indexer le colonisateur :


 « La stratégie de la puissance colonisatrice consistait à nous diviser pour mieux régner – comme dit l’adage – afin de briser notre élan vers l’indépendance.

 « Pour s’imposer au colonisateur, à cette époque, comme un interlocuteur valable, il fallait être représentatif d’un des groupes ethnico-religieux dominants entre lesquels l’administration entretenait des oppositions parfois réelles, mais plus souvent artificiellement créées, ou attisées par diverses manœuvres.

« Dans ce contexte, pour entrer dans la scène politique et m’y imposer, je ne pouvais faire autrement que d’apparaître comme le leader du groupe ethnico-religieux auquel j’appartenais »[12].


Nous avons en effet vu que le tribalisme, même s’il gagne en consistance au fil du temps, - il suit de près la courbe de la montée de la grande misère – se présente dans le même costume que lui avaient taillé la pratique et le discours colonial. Le temps passe – il y aura bientôt 50 années d’écoulées – les choses semblent figées comme si les aiguilles du temps s’étaient bloquées. Pourquoi ? Parce que le colonialisme et le néocolonialisme, c’est « blanc bonnet, bonnet blanc ».


En 1938, face au mécontentement des camerounais qui critiquent de plus en plus l’action coloniale française au Cameroun, critique qui débouche assez naturellement sur une lecture nostalgique du bref passage des Allemands, la Francecomprend la nécessité de protéger ses arrière-gardes et fait créer la JEUCAFRA, Jeunesse Camerounaise Française. Cette association regroupe toute l’élite moderniste et traditionaliste de l’époque : J.-F. Bayart parle de l’Alliance hégémonique, sur laquelle se sont appuyés tous les régimes qui ont jusqu’ici gouverné le Cameroun. Qui sont ceux qui forment cette union sacrée dans l’intérêt de la France ? Soppo Priso comme Président, André Fouda comme vice-président, Louis-Marie Pouka comme secrétaire général. Soppo Priso devint plus tard le premier président de l’Assemblée territoriale du Cameroun. Sa vision de la réalité camerounaise l’y prédisposait et si l’on veut savoir pourquoi il eut le destin qui fut le sien, il suffit de lire ce propos de lui : « Le Cameroun tout entier, qui jouit depuis vingt ans déjà de la liberté de conscience, de l’égalité, des droits humains et des relations fraternelles sous les doux et gracieux plis du drapeau tricolore, élève la voix et fixe son choix pour demander au monde entier qu’il devienne une province de la grande France »[13]. Quand il devint président de l’Assemblée Territoriale du Cameroun, quel discours tint-il et quels intérêts défendit-il ? Camerounais ou français ? A chacun de répondre. Quant à Mbida André-Marie, premier Premier Ministre en 1958, il déclarait encore en 1956 : « Non, pour de nombreuses années encore… il faut que le Cameroun poursuive sa route actuelle, apprenant son rôle de nation, grâce au régime d’autonomie interne qui sera bientôt son statut »[14]. Jugeant Mbida par trop imprévisible, la France le remplaça par Ahmadou Ahidjo dont l’essentiel du profil apparaît dans cet appel qu’il lança en 1956, cosigné par Njoya Arouna et Jules Ninine, en direction de leurs électeurs du Nord, de combattre l’Union Nationale, un mouvement d’un nationalisme pourtant particulièrement modéré sous la direction de Paul Soppo Priso, un franc francophile. Ainsi, la France réussit à faire passer le Cameroun de sa domination directe sous sa domination indirecte, confiant sa gestion sous le couvert d’une pseudo indépendance non aux nationalistes, même pas aux nationalistes bourgeois modérés et ouvertement francophiles, mais aux conservateurs anti-nationalistes. J.-F. Bayart essaie de diluer cette réalité lorsqu’il écrit, du haut de sa notoriété de spécialiste des affaires africaines : « C’est dans ce contexte que les Africains ont été les sujets agissants de la mise en dépendance de leurs sociétés, tantôt pour s’y opposer, tantôt pour s’y associer. La naïveté consiste à se livrer à une lecture anachronique de ces stratégies autochtones, en termes de « nationalisme » ou de collaboration, là où intervenaient en priorité des considérations locales d’intérêt, dans un monde indifférent à l’idée nationale mais soumis à de graves tensions intra et inter-sociétales »[15]. Vrai et faux à la fois : l’on était effectivement dans un monde indifférent à l’idée nationale comme l’avait clairement démontré le Congrès de Vienne de 1815 et le congrès de Berlin de 1878. Après avoir foulé aux pieds les nationalismes en Europe même, les européens n’allaient quand même pas venir construire un piédestal aux nationalismes africains ! Il n’est pas vrai cependant, d’une part que sur le terrain africain il n’y avait pas une réelle opposition entre nationaliste et collabos, d’autre part que les intérêts locaux étaient prioritaires. Dans le contexte camerounais, nous avons vu que de manière systématique la désignation des responsables, de Soppo Priso à Biya en passant par Mbida et Ahidjo a scrupuleusement pris en compte non les intérêts locaux mais les intérêts français et étrangers. On comprend pourquoi les ennemis du pouvoir colonial français au Cameroun sous tutelle devinrent mutatis mutandis ceux du pouvoir néocolonial du Cameroun prétendument indépendant. La situation des Bamiléké tombe dans ce cas de figure car, sous la colonisation, de l’avis de paul Soppo Priso, « les expatriés contrôlaient l’économie toute entière ». Ils n’avaient en face d’eux que les Bamiléké : « grâce aux Bamiléké, la plus grande partie du petit commerce était sous contrôle camerounais »[16].


Quelle est donc la composition de ce groupe qui réussit à s’emparer du Cameroun et à le gérer à son profit grâce à la confiance qu’il sut inspirer aux Français en leur donnant des gages qu’il allait protéger et promouvoir les intérêts coloniaux ? Nous l’avons dit plus haut, il était composé d’une alliance entre une partie de l’élite moderne et l’élite traditionnelle. L’élite traditionnelle, enrôlée par l’administration française, collectait les impôts et levait les troupes pour les travaux forcés, tâches qui lui permettaient de s’enrichir en commettant de nombreux abus sur lesquels l’administration coloniale fermait les yeux. L’élite conservatrice moderne était issue des milieux aristocratiques ruinés ou non comme Alexandre Douala Manga Bell, Djoumessi mathias ou Martin Abega, d’affaires prospères comme Paul Soppo priso ou Monthé Paul, ou administratifs comme andré Fouda, Ahmadou Ahidjo et bien d’autres. Que ce soit pendant les 22 ans du régime Ahidjo ou les déjà 26 ans du pouvoir Biya, ils ont rempli la mission de 1960 avec succès, protégeant avec zèle les intérêts français, élevant toutes sortes de barrières à l’émergence d’un secteur économique véritablement national dont le noyau dur est bamiléké. L’appétit venant en mangeant, une tentation dynastique s’est progressivement installée au Cameroun où de plus en plus l’on gère le pays avec les idées et les hommes des années 50 ou leurs enfants et déjà petits-enfants contre les adversaires des années 50 et leurs enfants et petits-enfants.


C’est ainsi que dans les allées du pouvoir, peu important leurs états de service actuels ou passés, l’on voit et revoit les mêmes personnes et leurs familles représentant les mêmes régions avec le même égoïsme qui les avait poussés il y a déjà 50 ans à préférer leurs intérêts à ceux du peuple camerounais. La garantie la plus solide qu’ils ont de garder le contrôle dynastique qu’ils ont jusqu’ici sur le Cameroun est que les camerounais restent divisés et opposés les uns aux autres. Seule la pauvreté, la misère peut faire réussir cette opération. Or la misère est facile à organiser : pour ruiner le monde paysan, il a suffi de mettre en faillite la caisse de stabilisation des produits de base et les coopératives des planteurs. Les milieux d’affaires ont été frappés de plein fouet par la faillite du secteur bancaire des années 80 et les incendies répétés des grands marchés de douala, Yaoundé, Bafoussam, Maroua etc. La classe moyenne de la fonction Publique s’est évanouie à la faveur de la ponction salariale de 1993. Depuis lors, le Cameroun a plongé dans le cycle de la rareté et les antagonismes, s’exacerbant, ont trouvé l’aliment idéal dans un tribalisme savamment suggéré et entretenu. Au dernier concours d’entrée à l’Ecole Normale Supérieure de Maroua[17], plus de 60.000 candidats se sont affrontés dans une épreuve unique d’étude de dossiers pour 2.000 places. Dans ce contexte de sous-emploi extrême, comment éviter de susciter les antagonismes ethniques ? Comment empêcher l’un de nourrir de la rancœur pour son frère de l’autre tribu qui a été reçu et lui pas, surtout quand on lui suggère que c’est justement en raison de la différence ethnique que son sort s’est trouvé scellé ? Mais la vérité est que s’il y avait eu 25.000 places à pourvoir contre 30.000 candidats, toute analyse de type tribaliste aurait été impossible et l’application des quotas régionaux superflue. Seulement, libérer le Camerounais des besoins physiologiques de base c’est, selon le raisonnement de Maslow, lui ouvrir l’accès à l’étape supérieure qui est celle d’une vie de relations dont fait partie la politique, la vraie, celle que l’on fait pour l’affirmation de soi et du groupe et non pour l’assouvissement des instincts biologiques. Or pour atteindre un tel objectif, il faut faire décoller le secteur économique national : agriculture, industrie, service. A la faveur de la crise des années 80, c’est tout le contraire qui s’est produit, nous y reviendrons.


En économie, l’on dit que la croissance ne peut être indéfinie : elle est cyclique. Comme tout phénomène. Le tribalisme, quand il aura atteint son niveau d’expansion maximal, entrera en décroissance. Après tout, quand l’on observe attentivement le Cameroun actuel, si divers et si divisé, les plus profondes lignes de fracture sont-elles tribales ou économiques ? »

 



[1] M. Kamto, préface à La Problématique de l’unité nationale au Cameroun de E. Kengne Pokam, Paris, L’Harmattan, 1986, P.11

[2] L’utilisation même des termes « colonie » et « colonisation » pour désigner ces territoires et les processus qui s’y déroulaient montre clairement que le colon y était l’acteur central.

[3] Alexandre le Grand qui était en la matière un génie ne fit pas autre chose dès qu’il eut conquis l’empire perse : il composa avec les pouvoirs locaux – les fameuses satrapies - qui lui laissèrent la mainmise sur les trésors locaux contre la détention d’un pouvoir politique de façade et quelques privilèges.

[4] F. Kange Ewane, Défi aux Africains du IIIè millénaire, Yaoundé, CLE, 2000, P. 85.

[5] Ibid. P.113

[6] Faute de données officielles de recensement, l’on ne sait pas si l’Etat actuel les considère comme des minorités ou comme des majorités démographiques, ni même quel critère de majorité ou de minorité est utilisé lorsque l’on parle d’eux.

[7] Le choix même du support de communication en dit long sur la portée de cette analyse et l’importance qu’elle devait avoir pour les stratèges dela France de lors.

[8] Terme importé de la guerre d’Algérie que F. Mitterrand alors ministre de l’intérieur du cabinet Mendès France utilise pour décrire la mission musclée de maintien de l’ordre des troupes françaises en Algérie.

[9] Le cas de Delaunay qui dirigea la pacification de la région bamiléké est exemplaire.

[10] H. Mono Djana, « Impact Tribune » N°6, janvier février 1996.

[11] J. Pahaï, « Impact Tribune » N°6, janvier février 1996.  

[12] A. Ahidjo, interview in H. Bandolo, La Flamme et la fume, Yaoundé, SOPECAM, 1986, P. 62.

 

[13] Cité par A. Owona, Introduction à l’étude du nationalisme camerounais, texte inédit, 1959/60, PP. 210-211

[14] In La presse du cameroun, 16 sept. 1956, cité par R. Joseph dans Le Mouvement nationaliste au Cameroun, Paris, Karthala, 1986, P. 339.

 

[15] J.-F. Bayart, L’Etat en Afrique, Paris, Fayard, 1989, P.46.

[16] Entretien privé, cité par R. Joseph, op. cit.

[17] Rentrée académique 2008-2009



17/08/2012
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