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Résultats du scrutin du 9 octobre 2011 au Cameroun : comprendre pour cesser d’invectiver et aller de l’avant

Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Capital, Travail et mondialisation vus de la périphérie, l’Harmattan, 2011


Au lendemain du scrutin présidentiel du 9 octobre 2011, alors que l’opposition qui, elle, a au moins le mérite de s’opposer pour conserver à cette notion une carapace en attendant qu’une autre époque moins stérile d’engagement vienne lui conférer un contenu,  continue de désapprouver un processus que tous savaient taillé sur mesure, des voix plus savantes les unes que les autres, jusque-là muettes et assoupies pour la plupart, se réveillent pour cracher leur salive érudite et sarcastique aux visages des perdants : vae victis ! Sur les ondes de RFI, l’on a ainsi entendu la voix pédante désormais reconnaissable d’entre mille du Pr Mbembe Achille traiter arrogamment, depuis l’abri confortable de son exil doré et volontaire, l’opposition camerounaise « d’imbécile ». Sans doute, lorsqu’il prendra sa retraite, viendra-t-il montrer, comme un certain Hogbe Nlend des années 90, à la racaille politique locale comment se fait la politique.


A posteriori donc, nombre de Camerounais déçus s’en prennent au premier coupable avéré ou présumé qui passe. Dans une tribune diffusée sur Internet, Macaire Lemdja en a surtout, lui aussi, après l’opposition : « Unie en aval pour demander l’annulation du scrutin, notre opposition ne l’a pas été en amont pour nouer des alliances susceptibles d’ébranler la citadelle RDPC, voire de créer un effet d’aubaine, d’entrainement, à défaut d’une candidature unique, comme c’est le cas actuellement en RDC (République Démocratique du Congo) où un front commun s’est érigé derrière Etienne Tshisekedi, le leader historique de l’UDPS, pour affronter, dans un scrutin à un tour, le Président sortant Kabila Jr », écrit-il. Des lieux communs rabâchés jusqu’à l’usure presque totale. D’autres  plumes, comme celles de Vincent-Sosthène Fouda ou d’Okala Ebode s’en prennent quant à elles à l’Eglise, qu’elles n’hésitent pas à accuser de collusion intéressée.


Nous voici de fait devant le cas de figure étrange d’une défaite attendue et qui pour autant n’en fait pas moins mal. Les propositions, rares, qui ponctuent ces sorties récriminatrices étonnent cependant par leur manque d’originalité. En somme, depuis l’avènement du retour au multipartisme, l’opposition camerounaise refait les mêmes erreurs, et les intellectuels les critiquent et leur proposent les mêmes recettes. Pas étonnant que les choses en soient encore presque au même point. Comme Sisyphe roulant sa pierre, les acteurs camerounais des scènes politique comme intellectuelle semblent (con)damnés à se reproduire à l’identique dans une geste de l’échec, jusqu’au découragement total ou jusqu’à la fin des temps ou du monarque de l’instant. L’analyse politique classique ne permet pas toujours de bien comprendre le phénomène politique tel qu’il opère aujourd’hui dans les sociétés emportées souvent malgré elles dans l’aventure de la mondialisation.  Cette analyse-là, issue des théories libérales qui se sont élaborées entre le XVIIè siècle et le XIXè siècle, déguise soigneusement la mécanique – c’est, ne l’oublions pas, l’époque de la naissance et du triomphe du machinisme – qui opère dans la coulisse de la scène politique sur laquelle se meuvent de véritables marionnettes au milieu desquelles ne se faufilent que bien rarement un être de chair et de sang.


Selon le catéchisme politique libéral, trois pouvoirs se partagent le champ politique : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Pour que ledit champ soit qualifié de démocratique, ce partage doit déboucher sur un équilibre inscrit dans une constitution adoptée par la majorité du peuple, d’où l’importance du suffrage universel. Cette analyse si belle d’un point de vue théorique, est inapte cependant à expliquer pourquoi dans tous les pays du monde certaines forces, autres que les trois pouvoirs traditionnels auxquels l’on s’est résolu, toujours sans modifier la théorie, à adjoindre les médias,  semblent si puissantes dans le jeu des équilibres qui consolident ou démolissent les pouvoirs politiques : il s’agit des forces armées, des organisations religieuses, des puissances d’argent et finalement des masses populaires dont les émeutes sont généralement redoutées par tous les pouvoirs qui aspirent à la stabilité. A ces quatre forces opérant dans tous les champs politiques à toutes les époques, il faut ajouter le paramètre de la mondialisation qui fait que véritablement, comme le disait déjà Hamidou Kane, « l’heure des destinées singulières est révolue ». Il suffit d’observer le champ politique camerounais depuis Ahmadou Ahidjo et surtout depuis M. Paul Biya pour s’apercevoir que la maîtrise du pouvoir dépend d’un savant dosage de ces paramètres.


Conquérir ou conserver le pouvoir politique : l’art de manager à son profit les 5 forces qui seules comptent

Les véritables forces qui comptent dans le jeu politique sont aujourd’hui au nombre de 5 : l’armée, les religieux et leurs organisations, les milieux d’argent (les banquiers et les capitaines d’industrie), les masses, et les puissances étrangères dans un espace mondialisé. Tout pouvoir politique qui ne se concilie pas la majorité de ces forces est un pouvoir véritablement minoritaire et dont les jours sont comptés. Comme on le voit, il ne s’agit pas là d’une majorité démographique : chacune de ces forces tire sa puissance de la maîtrise monopolistique d’une carte maîtresse dans le  poker du pouvoir. L’armée a la maîtrise de la force et de la brutalité ; les religieux contrôlent les masses à l’aide du sacré ; les milieux d’argent détiennent le nerf de la guerre ; les masses enfin sont la force de production mais aussi l’outil idéal de toute révolution. Les puissances étrangères ont les moyens de biaiser les premières cartes en faveur de n’importe lequel des acteurs engagés dans la conquête ou la conservation du pouvoir, selon leurs intérêts. Tout au long de ces décennies au cours desquelles l’on a si souvent cru à tort que le pouvoir allait lui échapper, M. Biya a surtout joué, comme un virtuose, sur le clavier de ces différentes forces. L’opposition par contre, est tombée dans le piège du populisme, recherchant le vote populaire là où il fallait d’abord s’assurer celui des grands électeurs qui seuls décident dans tout processus de cette nature, fût-il un processus dit démocratique de type libéral.


Du pouvoir de l’armée. Il suffit de se pencher sur la situation que M. Biya a faite à l’armée, surtout depuis le coup d’Etat manqué de 1984. Des officiers généraux chouchoutés, à qui le ministre de la défense n’a pas d’ordre à donner, croulant sous le poids de privilèges, exonérés de la retraite. Une troupe payée sur une grille indiciaire à part, dans laquelle un sergent à peine titulaire d’un BEPC gagne plus qu’un fonctionnaire ordinaire ayant achevé 5 années d’études universitaires ; une troupe assurée d’un profil de carrière automatique et rigoureusement appliqué. La sortie des promotions de l’Ecole militaire interarmées est l’une des rares à laquelle le Chef de l’Etat assiste toujours, en personne, alors que même quand décèdent des ministres très proches de lui, il ne daigne pas faire ne serait-ce qu’une apparition à leurs obsèques. En célébrant en 2010 le cinquantenaire des armées entre tous les cinquantenaires possibles, il a voulu ôter toute équivoque sur le sujet. Ceux qui aiment se nourrir d’illusions peuvent continuer à croire au pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire (qui ne sont que des pouvoirs dérivés du pouvoir du monarque et qu’il manipule à son gré et méprise la plupart du temps comme chacun de nous le fait de ses outils ou instruments), mais ils doivent savoir que le pouvoir des militaires est un pouvoir avec lequel le véritable détenteur du pouvoir politique ne badine pas.


Du pouvoir des hommes de religion. En tant que pouvoir tenu d’en haut, le pouvoir religieux n’est jamais démocratique et en cela, est rarement proche du peuple. Il est par contre historiquement allié des gouvernants quand il ne cherche pas lui-même à gouverner. Il inquiète parce qu’il a les moyens et l’occasion de les utiliser pour manipuler les masses. C’est le seul pouvoir qui rassemble 365 jours par an des masses énormes dans des églises, des mosquées, des pagodes… pour lui tenir un discours qu’il enveloppe dans les habits du sacré. Historiquement, l’église chrétienne ne s’est alliée aux masses qu’en Amérique Latine et cela a donné la théologie de la libération, laquelle est en train de transformer cette partie du globe. Quant à l’islam, il a su profiter de la désaffection du nationalisme arabo-musulman déçu par le détournement des populismes dans le Moyen-Orient postcolonial au profit des dictatures des chefs de guerre, pour se transformer en islamisme, forme sans doute extrême de populisme religieux.    


Parlant de la puissance du pouvoir religieux catholique au Cameroun, Okala Ebode nous propose un tableau éloquent : « Présente sur toute l'étendue du territoire national, elle compte, selon le site de la présidence de la République, 5 millions de croyants catholiques sur une population de 17 millions. On dénombre par ailleurs en son sein un puissant réseau de 24 diocèses, 808 paroisses, 30 évêques, 01 Administrateur Apostolique, 1151 prêtres diocésains, 581 religieux prêtres, 312 frères, 2 155 religieuses, 19 597 catéchistes. Que ne peut-on pas faire pour la justice avec une telle armée ? En plus des diverses connections internationales, elle possède 349 écoles maternelles, 1005 écoles primaires, 150 collèges et instituts supérieurs, une Université (l'Université Catholique d’Afrique Centrale, située à Yaoundé), 23 hôpitaux, 228 centres de santé, 10 colonies de lépreux, 12 orphelinats, et 45 centres de consultations ». Une puissance que le pouvoir politique courtise avec succès puisque, en dehors d’un certain Mgr Albert Ndongmo et récemment d’un Cardinal Christian Tumi, de maigres voix discordantes, l’Eglise camerounaise s’est plutôt bien accommodée du pouvoir d’Ahidjo puis de M. Biya. Ce dernier, qui n’assiste aux obsèques d’aucun de ses ministres, fait tout de même des exceptions pour les prélats et ceux-ci le lui rendent bien : Mgr Watio n’a-t-il pas crédibilisé ELECAM  en acceptant d’y aller jouer les figurants ? Peut-on dire qu’il l’a fait sans l’aval de sa hiérarchie ? Cette analyse portant sur l’Eglise catholique peut être transférée mutatis mutandis pour les autres confessions religieuses.


Du pouvoir des milieux d’argent. Les milieux d’argent les plus puissants sont aujourd’hui transnationaux mais ont des relais nationaux. C’est avec eux que le pouvoir politique contrôle et partage la richesse nationale. Dans Le Marché monétaire, Pierre Berger nous rappelle que « Les dépenses annuelles de l’Etat représentent près du tiers du revenu national. De tels chiffres ont pour conséquence que la gestion du trésor public exerce une forte influence sur les comportements des marchés de capitaux ». Comment séparer le pouvoir d’Etat des milieux financiers quand on sait que l’Etat n’est lui-même qu’un utilisateur des moyens de paiement ? Que la plupart du temps, en attendant que ses recettes soient recouvrées, il fonctionne à découvert si ce n’est à crédit ? Il a certes l’arme de l’impôt dont il peut user contre les milieux d’argent mais à terme, cela se retournerait contre lui. Aussi préfère-t-il généralement arriver au compromis avec les détenteurs de capitaux. Il n’est donc pas étonnant que tous nos opérateurs économiques qui comptent soient du côté du pouvoir et ne dédaignent pas d’entrer au Comité central ou au bureau politique du RDPC. Quand la trésorerie de l’Etat est à sec, ils lui font des avances pour payer l’armée et accessoirement les autres fonctionnaires, régler les dépenses courantes obligatoires de fonctionnement, l’aident à financer ses campagnes électorales, et en retour, tirent les ficelles du pouvoir depuis les coulisses.


Du pouvoir des masses. Elles sont généralement dites laborieuses. La plupart du temps, elles sont silencieuses et travaillent. Leur seul pouvoir est celui du nombre. La masse est un géant qui dort la plupart du temps et ses réveils sont nécessairement des dates historiques. Aussi veille-t-on à la maintenir dans cet état de sommeil qui profite aux trois autres forces. C’est la raison pour laquelle tous ceux qui peuvent agiter pour la réveiller sont suivis et contrôlés de près. Les syndicalistes en ce sens sont redoutés et étroitement contrôlés. On veille à les isoler, à les suborner au besoin, parce que sans leader, les masses ne sont rien. Les hommes de religion sont aussi courtisés pour les mêmes raisons. Vis-à-vis des masses, ils ont le potentiel des leaders syndicaux multiplié par le caractère sacré qui empreint leurs discours. Pour s’assurer du sommeil des masses, on veille à ce qu’elles aient au moins de quoi manquer et un toit sur la tête : lutter contre l’inflation et le chômage sont les moyens habituels d’atteindre cet objectif. Tant qu’un pouvoir peut assurer à la masse ce minimum, et en plus mettre de son côté les religieux, isoler ou suborner les syndicats, il est plus ou moins assuré que celle-ci ne sortira pas aisément de son assoupissement.

Du rôle des puissances étrangères. A l’ère de la mondialisation, les milieux d’argent qui détiennent le véritable pouvoir (Ils aspirent à remplacer les armées d’Etat par des armées privées, comme ce fut le cas entre le XVIIè siècle et le XIXè siècle avec les compagnies des indes orientales qui disposaient de puissantes armées privées) ont des intérêts essentiellement transnationaux et les milieux d’argent nationaux ne sont la plupart du temps que leurs relais. Les grandes puissances qui sont souvent leurs plus grands alliés (les Etats-Unis entretiennent des flottes militaires et des bases terrestres sur toute la planète, qui consomment et détruisent un équipement impressionnant, alors que l’Etat américain ne fabrique rien et achète tout. Le budget militaire américain, évalué par des spécialistes à plus de 1000 milliards de dollars par an rentre pour l’essentiel dans les poches de ces équipementiers) parlent généralement et agissent en leur nom. Et les intérêts de ces puissances ne manquent pas au Cameroun. Thomas Deltombe,  parlant du cas du Cameroun, évoque  « des multinationales bénéficiaires des privatisations, notamment françaises. La somme des investissements hexagonaux, dit-il,  est estimée à 650 millions d'euros, soit 20 % du montant total des investissements directs étrangers. La France est le premier investisseur étranger, devant les États-Unis. Cent cinq filiales françaises sont implantées dans tous les secteurs-clés (pétrole, bois, bâtiment, téléphonie mobile, transport, banque, assurance, etc.) ». Ils contrôlent de ce fait l’essentiel des circuits financiers et ont ainsi les moyens de modifier de l’extérieur les paramètres internes ci-dessus énumérés dans un sens défavorable au pouvoir en place. Au Chili sous Salvador Allende, les Américains avaient choisi de réveiller les masses : pour cela, ils avaient versé des millions de dollars au syndicat des camionneurs, lequel, devenu tout puissant, avait réveillé les masses et les avait transformées en bélier pour défoncer les remparts du pouvoir d’Allende. Dans d’autres circonstances, ils se servent de l’armée, et cela débouche sur des coups d’Etat militaires. Ainsi, rêver comme le fait M. Macaire Lemdja d’une « opposition solide, crédible, responsable, respectée, républicaine et surtout capable de compter davantage sur elle-même, le peuple et non sur une éventuelle intervention de la communauté internationale dont l’empathie, non désintéressée d’ailleurs,  ne pourrait jamais remplacer notre seule et unique détermination à effectuer le changement véritable qu’attend notre pays » ce n’est pas, intrinsèquement, être aveugle : c’est porter des œillères et croire à un populisme utopique qui ne peut fonctionner que dans de micro sociétés dénués totalement d’intérêts. La vérité actuelle est que, dans l’espace mondialisé, quiconque choisit ses alliés – et non ses amis, une telle absurdité n’existe pas – choisit par le même fait ses ennemis. Le poids des uns doit être évalué en fonction de celui des autres. Et quoi qu’en dise Bertrand Badié, dans une diplomatie de connivence marquée par l’instabilité, la flexibilité et la mobilité doit prendre soin d’éviter les sentiers de la trahison ou de ce qui peut être considéré par des alliés d’hier comme trahison, au profit de nouveaux alliés qui sont peut-être restés de vrais ennemis. Le sort de Kadhafi pourrait faire méditer avec profit sur les risques de ce type d’équilibrisme.


Ainsi, un pouvoir qui aspire à la durée doit se composer avec les cartes ci-dessus une main gagnante : une armée bienveillante, des milieux d’argent prêts à ouvrir le portefeuille en cas d’urgence et de concilier dans le bon sens les puissances étrangères, la connivence des hommes du culte etc. De même, une opposition qui veut se donner des chances d’accès au pouvoir doit avoir ses relais dans la grande muette, obtenir l’appui des milieux d’affaires et la bienveillance des ministres du culte, avant de se lancer à la conquête des masses. Tant que les grands électeurs ne sont pas avec vous, vous n’aurez pas les moyens matériels – même si vous avez les moyens idéologiques – de partir à la conquête de la masse. Comme on le voit, si la quête du discours  qui nécessite d’organiser « des conventions thématiques pour apprendre à se connaître, à se parler, à échanger sur les problématiques qui touchent la vie de la nation, à travailler ensemble, à élaborer des projets communs, des programmes » est une étape initiale de base, elle doit être suivie par la sécurisation du soutien des grands électeurs (opération généralement secrète). Après quoi seulement, ou à la rigueur concomitamment, l’on peut se lancer sur le terrain pour expliquer au peuple les ambitions que l’on nourrit pour son pays. La faiblesse de notre opposition ne relève nullement d’une quelconque fatalité. En 1992, M. Ni John Fru Ndi avait gagné le vote de la masse mais avait perdu celui des grands électeurs. M. Paul Biya avait perdu le vote populaire mais gagné celui des grands électeurs. Chacun sait comment l’opération se solda pour les deux camps. Dans le futur, il en sera encore ainsi et il est bon que tous ceux qui aspirent sérieusement à la magistrature suprême dans leur pays ne l’oublient pas.



28/10/2011
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