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REVENDICATIONS DES SYNDICATS ANGLOPHONES : qu’en penser ? Jusqu’où peuvent-ils aller ? Interview

Cette interview, demandée par un journal de la place le 28 novembre 2016 et finalement non publiée pour des raisons souveraines permettait déjà d’apporter un éclairage sur le problème posé par le mot d’ordre de grève des syndicats dits « anglophones », et sur la manière de les gérer par le Gouvernement, avec les conséquences prévisibles. Elle reste d’actualité. Aussi la proposons-nous à nos lecteurs.

Quelles sont les principales revendications des enseignants anglophones ?

Roger Kaffo Fokou : Naturellement les enseignants anglophones  responsables des mots d’ordre seraient les mieux placés pour les formuler de façon précise. Néanmoins, ayant l’obligation pour des raisons évidentes de me tenir au courant, j’en sais évidemment quelque chose. Il est limpide que les enseignants anglophones dans le cadre des actions en cours n’articulent pas du tout les revendications des enseignants, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y adhèrent pas. Leur priorité est, je l’espère momentanément, accaparée par la défense des intérêts bien compris de la minorité linguistico-ethnique qu’ils représentent. La constitution de 1996 fait, comme chacun le sait ou devrait le savoir, de la protection des minorités un droit fondamental de notre pays. Les revendications des enseignants anglophones sont donc constitutionnelles dans la forme et sont par conséquent recevables pour un examen au fond. Dans ce grand cadre, les enseignants anglophones peuvent ainsi disposer des griefs plus spécifiques concernant d’une part la situation déplorable du sous-système éducatif anglophone, d’autre part de la répartition clientéliste des richesses du pays à travers la politique fortement discriminatoire et opaque de la formation et de l’emploi… A titre d’exemple, le problème du déficit d’enseignants anglophones dans l’enseignement technique anglophone est à la fois réel et tragique : il justifie en bonne partie les accusations de francophonisation de l’éducation anglophone. S’y ajoute l’absence d’imagination et de bonne volonté, qui peut s’apparenter à un véritable sabotage : comme expliquer autrement le fait que des dénominations purement francophones – CAP, probatoire, baccalauréat – soient maintenues, sans tentative de traduction, pour des examens anglophones ? Faire un examen anglophone et recevoir un diplôme francophone ressemble à une opération frauduleuse. C’est comme si l’Etat donnait lui-même la longueur de corde suffisante pour le pendre…

 

Fallait-il nécessairement aux enseignants anglophones descendre dans la rue pour exprimer leur colère ?

Roger Kaffo Fokou : Ils n’ont probablement pas mesuré le caractère véritablement explosif de la rue camerounaise aujourd’hui, ou alors ils ont compté sur celui-ci. La colère comme l’on sait est mauvaise conseillère, mais l’Etat chez nous ou plus précisément ceux qui l’incarnent ont cultivé au plus haut point l’art de souffler sur les braises de la colère. On parle alors « du temps du président », là où d’ailleurs ce dernier parle plus à propos d’inertie. Le 13 décembre 2014, dans un communiqué conjoint, le CATTU et le TAC avaient déjà menacé de lancer une grève de l’enseignement anglophone dès janvier 2015. Plus intéressant encore, une délégation du CATTU et de 9 parlementaires anglophones avait déjà rencontré M. FAME DONGO en 2009 pour lui poser les problèmes de la formation des enseignants pour le sous-système anglophone. Plusieurs leçons se dégagent ainsi :

  1. la patience des enseignants anglophones a été longuement abusée. On peut en dire autant de celle d’autres composantes de notre tissu national ;
  2. Un comité inter-ministériel avait alors été promis pour se pencher sur ces questions, il n’a jamais été créé. On voit pourquoi le tissu de la confiance entre les Camerounais et les institutions de leur pays n’a cessé de s’effilocher ;
  3. La politisation de la question de l’éducation anglophone était évidente déjà en 2009, et cela n’a ému personne au gouvernement ;
  4. Les sorties de M. FAME DONGO, qui ont constamment péché par un manque incroyable de modestie, ont consisté à attiser la colère des Anglophones en répétant à satiété que ces derniers ne comprenaient rien.

On peut ainsi voir que les Anglophones ont été poussés à la faute, ils ne s’en sont pas particulièrement bien défendus mais toute proportion gardée, il me semble qu’il faut éviter sur ce sujet les vues simplificatrices.

 

Comment justifiez-vous la réaction de l’Etat qui a réprimé dans le sang les manifestations de ces enseignants ?

Roger Kaffo Fokou : Celle-ci ne se justifie pas lorsqu’on prend en compte l’ensemble du panorama. L’Etat a eu largement le temps d’engager le dialogue et d’apporter les premières solutions avant que les revendications ne basculent dans le bruit et la fureur. Ses représentants ont péché comme d’habitude par attentisme et par arrogance. Ils ont fait le pari absurde que le mouvement lancé par les enseignants anglophones ne serait pas suivi, et ils ont perdu ce pari. La suite, on le sait, a coûté [et coûte] cher, mais de leur point de vue, ce n’aura été que des dégâts collatéraux. Il me semble profondément immoral de pousser à chaque coup le peuple à bout parce qu’on a sous la main, prêtes, des troupes entrainées pour le mater. Ces situations-là se retournent un jour ou l’autre parce que ces troupes-là, à plus de 80%, sont issues du peuple et en font encore, pour de nombreuses raisons, partie. Bien sûr les manifestations à Bamenda ont été [sont encore] très violentes et l’Etat ne pouvait les laisser aller sur cette pente-là [mais ne devait pas les aggraver]. Cela pose toutefois un problème fondamental : comment apprendre à manifester conformément à la loi dans un pays où l’administration inféodée au pouvoir interdit toute manifestation qui ne soutient pas le système en place ? Voilà une école dont les Camerounais sont exclus et l’on attend d’eux qu’ils mettent convenablement en œuvre ce qu’on y apprend. Ces dernières années, nous avons vu que chacune des sorties des masses camerounaises s’est opérée sur le même schéma. Il faut s’attendre à ce que cela se poursuive, avec le risque d’escalade.

 

Quel est l’état de cette grève et comment va-t-elle évoluer ?

Roger Kaffo Fokou : Cette grève est loin d’être finie, il y a encore du chemin. Elle peut évidemment s’éteindre si ceux qui incarnent l’Etat, par miracle, trouvent la voie d’un dialogue sincère suivi d’actions concrètes et efficaces. Mais ce serait sans doute trop attendre d’eux. Je doute, sur la foi des propos ressortis de la conférence de presse ayant sanctionné les premiers tête-à-tête, sur la foi des déclarations tonitruantes relayées par la presse, que le pouvoir ait pris la vraie mesure du risque. Beaucoup de langue de bois, des menaces à peine voilées, une campagne de manipulation. Cette fausse victoire de la puissance publique n’augure pas forcément de bonnes choses [on en a la preuve aujourd’hui].  Il y a cette douce mais dangereuse illusion que la force de l’Etat a prévalu. Celle-ci cache un test réussi pour les Anglophones qui aura d’autres conséquences, quoi qu’on fasse. Et la surenchère devrait, je ne le souhaite pas, bientôt s’étendre à d’autres régions qui ont observé attentivement la gestion des événements de Bamenda. Comment réagira l’Etat le cas échéant ? Il ne me semble pas prudent, de la part de l’Etat, de vouloir tester la colère de la rue aujourd’hui. A Bamenda, celle-ci n’a pas eu besoin de savoir pourquoi les enseignants étaient en colère pour se joindre à eux et finalement prendre la manifestation à leur propre compte. Encore un schéma qu’il faut avoir à l’esprit parce qu’il pourrait se faire récurrent à l’occasion. Les raisins – ou raisons – de la colère produisent généreusement dans notre pays aujourd’hui et des vendangeurs peuvent se recruter pratiquement dans tous les secteurs et toutes les branches de métiers. Le taux de chômage et de sous-emploi  pourrait fournir des légions entières. L’Etat ferait donc mieux de résoudre ces problèmes posés pour réduire quelques poches et se donner un peu d’air.  

 

Parallèlement il y a un mot d’ordre des syndicats francophones… Pourquoi et pourquoi cette fragmentation ?

Roger Kaffo Fokou :  Disons les choses autrement : il y a un mot d’ordre qui a posé les problèmes d’une minorité et parmi ces problèmes, celui de l’éducation anglophone. Il y a à côté un autre mot d’ordre qui pose, sans aucune distinction, les problèmes des enseignants et de l’école camerounaise dans sa globalité. Les enseignants, anglophones comme francophones, souffrent des mêmes problèmes et sur ce sujet, aucun clivage n’est possible. L’école camerounaise souffre d’une grave crise de vision, d’organisation, de gestion, de financement, et cette crise aiguë se manifeste d’une façon particulière dans chacun des deux sous-systèmes. Que les francophones se taisent devant l’irréparable n’invalide pas la démarche des anglophones qui ont choisi de se montrer plus combattifs. Ils ont l’avantage de ne pas s’émietter en Nord, Sud, Est, Ouest et Littoral : ils ne sont que Nord et Sud-Ouest et cela s’est vu pendant ce mouvement, mais ces clivages n’expliquent pas toutes les différences. Les deux mots d’ordre ne pouvaient donc se mélanger sans faire perdre l’un à l’autre ses assises fondamentales : la réclamation du droit dont ils bénéficient, en tant que minorité ethnico-linguistique et en vertu de la Constitution, à être défendus semblait fondamentale pour les Anglophones ; pour les autres syndicats, articuler l’expression des revendications des enseignants du Cameroun dans la défense des intérêts minoritaires relevait de la quadrature du cercle. La séparation des deux mots d’ordre s’imposait d’elle-même. Le volet éducation aurait pu, s’il avait été traité comme convenu dans le cahier des charges de la négociation de 2012 entre le Gouvernement et les syndicats, priver les revendications minoritaires anglophones du carburant dont elles ont eu besoin. Le ministre FAME DONGO n’a jamais organisé le Forum national de l’éducation dont on l’avait chargé. Il y a là une responsabilité éminemment historique, cela ne saurait s’oublier.

 

Pensez-vous que le Gouvernement aura le temps de s’occuper de cette seconde revendication maintenant qu’il est accaparé par celles des Anglophones ?

Roger Kaffo Fokou : Il est toujours accaparé par autre chose que les intérêts bien compris du peuple camerounais. Soyons clairs : à mon avis, il devrait trouver le temps de le faire. Pas que le ciel est sur le point de lui tomber sur la tête, mais le sablier se vide, inexorablement, pour le peuple camerounais. L’Etat saura-t-il se départir de ses mauvaises habitudes ? La tentation de la répression est là et nous l’avons vue à l’œuvre dans le cas de la grève des enseignants anglophones. On peut aussi parier sur la passivité des enseignants camerounais, surtout ceux dits francophones. C’est un pari qui peut se perdre. Et le perdre ouvrirait la voie à un risque d’une nature tout aussi dangereuse que ce qu’on a cru voir dans le soulèvement de Bamenda. Nous ne sommes plus en 1994 mais deux décennies sont passées et les jeunes d’aujourd’hui sont une autre génération que nous connaissons à peine. Eux-mêmes ne se connaissent pas bien et pourraient se découvrir face à l’obstacle. Que verront-ils et que feront-ils quand ils auront vu ? Nul ne peut le prédire. Ils observent le monde autour d’eux et apprennent, souvent très vite. Vont-ils accepter de laisser sacrifier leurs carrières comme l’ont fait leurs parents et leurs aînés ? On peut en douter. On ne leur a pas inculqué les valeurs de patriotisme et ils ont grandi et fait leurs armes dans une société dépourvue de tout sens moral. Mais quand on dispose encore du pouvoir d’Etat, on croit qu’on peut tout. L’histoire enseigne pourtant à se méfier de cette illusion-là, encore une autre. J’espère que l’Etat saura se montrer, pour une fois, équitable, et qu’il prendra à sa juste valeur le problème des enseignants que posent depuis une éternité leurs syndicats.

 

Dans sa livraison du jeudi 24 novembre 2016, Le Messager, dans un article intitulé « Les petites promesses de Philémon YANG », parle des promesses du Premier Ministre. Ce dernier promet en effet aux Camerounais le meilleur en 2017. Entre autres annonces figurent, sur le plan éducatif : construction de 100 nouvelles écoles, 800 salles de classe, 45 blocs latrines, 50 kits scolaires, 5000 kits en micro-sciences, 650000 manuels gratuits de français, d’anglais et de mathématiques… Qu’en pensez-vous ?

Roger Kaffo Fokou : D’emblée, que cette orgie de détails sent fortement le maquignon. Remarquez que ce luxe de détails n’est réservé qu’à l’éducation : pourquoi ? Un cas de conscience ? Tout cet étalage de petits jouets, en quoi cela va-t-il impacter le quotidien de l’enseignant ? 45 blocs latrines, dans un département, je ne dis pas une région, c’est une goutte d’eau dans le désert des infrastructures et équipements actuel. Non, le Premier Ministre devrait laisser ce détail d’épicier aux ministres de l’éducation. Le Cameroun fait partie des pays qui sous-financent notoirement leur système éducatif : les établissements scolaires n’ont plus de budget de fonctionnement à la base : on l’a remplacé par un paquet minimum ridicule, qui est donné sous forme de craies et bics de mauvaises qualités, de fournitures dont la seule utilité est qu’elles débarrassent les magasins de fournisseurs de stocks invendables ; le secondaire en est au même point et certains établissements en zones rurale exigent qu’à 70000 F de contributions aux élèves. Si le Premier Ministre ne perçoit pas de lui-même le ridicule d’une telle énumération de micro-détails, aidons-le à en prendre conscience. Les enseignants ne sont pas les plus faibles en calcul, quoi qu’on en pense. Et notre éducation, celle de notre jeunesse, mérite mieux que quelques bricoles et colifichets. Une éducation de base véritablement gratuite serait une mesure plus salutaire pour l’éducation des jeunes Camerounais que ces petites libéralités qui font penser à une opération de charité destinée à des réfugiés.    



11/12/2016
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