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Révolution arabe : quel impact sur le nouvel équilibre mondial en gestation ?

Écrit le 18 février 2011 par Roger Kaffo Fokou et publié dans l’Hebdo Germinal.

 

Il est une vérité qui doit être constamment méditée, à savoir que l’histoire, celle qui s’écrit avec grand H, apparaît sur la durée comme un espace ou un ensemble d’espaces interconnectés où se déroulent l’essentiel des événements qui comptent à chaque époque, où se joue le destin du monde de l’époque. C’est la théorie du « Grand jeu » qui a inspiré Peter Hopkirk dans son best seller intitulé The Great Game. A chaque époque, cet espace-là dessine une carte qui intègre dans ses mouvements ou exclut, provisoirement ou durablement, superficiellement ou profondément, des zones entières de l’humanité, parce qu’il ne s’y passe rien de remarquable. L’Histoire dont il est question ici est avant tout celle de la conquête du monde et de ses richesses, c’est-à-dire  l’histoire de la mondialisation. De l’avis de nombre d’analystes, il existe par-delà les époques et les ruptures apparentes une continuité profonde dans le « Grand jeu ». Evoquant le passage du XIXè siècle à la guerre froide du milieu du XXè siècle,  Peter Hopkirk écrit que « D’aucuns diraient que le Grand jeu n’a jamais réellement cessé, et qu’au fond il n’était que le signe précurseur de la guerre froide de notre époque, alimenté par les mêmes peurs, les mêmes suspicions et incompréhensions » (1). Eh bien, disons-le, le Grand jeu n’a pas commencé au XIXè siècle : il se joue depuis que la mondialisation existe. Et dans cette histoire-là depuis l’antiquité, la Méditerranée comme le Moyen-Orient ont toujours joué un rôle central, comme cela semble être encore le cas aujourd’hui.

 

I.Dès l’antiquité, qui contrôle la Méditerranée contrôle le Moyen-Orient et l’économie mondiale

 De l’antiquité jusqu’au XVè siècle en effet, tout se passe dans la Méditerranée et l’océan indien. Le professeur Warnier dans La Mondialisation de la culture (2) décrit ce phénomène de type hégémonique comme une mise en réseau: « On voit apparaître les premiers éléments de mise en réseau systémique de communautés locales en Mésopotamie du sud il y a environ 5500 ans. Par la suite, des nœuds d’échange se développent en Méditerranée orientale, en Egypte, dans l’océan indien occidental ». Nous sommes alors dans le cadre d’une mondialisation impériale qui profite en Méditerranée d’abord à l’Egypte pharaonique, puis à la Perse, à la Grèce d’Alexandre le Grand, à l’empire romain, qui sont alors successivement les acteurs de premier plan du Grand jeu de l’époque. Du côté de l’océan indien dans le même temps, les deux grands protagonistes sont la Chine et l’Inde. Jacques Attali (3) rappelle que pendant toute cette époque, toutes les richesses du monde sont en Orient. Il faut ajouter qu’elles sont également en Afrique subsaharienne, l’Amérique ne faisant alors pas encore partie du monde connu.  L’ambition de l’Occident qui en est dépourvu est naturellement de s’en emparer pour les  gérer. Or l’espace de jonction entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique se trouve être la Méditerranée. Aussi tous les empires  qui se construisent du côté occidental du monde vont-ils s’implanter sur les pourtours de celle-ci, faisant des espaces comme la Baltique et la mer du nord, de simples périphéries. Du contrôle réussi de l’espace péri-méditerranéen, un certain nombre de peuples, tantôt de l’Europe de l’Ouest, tantôt du Moyen-Orient, tirent les moyens de l’emporter dans le Grand jeu et ainsi de bâtir à leur profit une puissance mondiale. A l’époque, nous avons encore affaire à une mondialisation de type impérial sous laquelle le contrôle des richesses passe par la conquête et l’annexion territoriale. Et l’annexion suscite la volonté de pérenniser les conquêtes par un processus d’homogénéisation culturelle, généralement sous le label de civilisation. L’une des plus grandes entreprises de cette nature-là fut la romanisation.  Comme l’empire d’Alexandre le Grand, l’empire romain contrôle la Méditerranée et son pourtour, ce qui lui ouvre également le contrôle de l’Asie mineure et au-delà jusqu’en Mésopotamie. Ce contrôle lui assure la mainmise sur les richesses en provenance de l’intérieur du continent africain, et la  jonction avec l’Orient et ses richesses déjà alors réputées fabuleuses. Quel rôle l’Afrique a-t-elle joué dans le Grand jeu de l’époque ?

Elle y tient le premier rôle à l’époque de l’Egypte pharaonique mais plus au-delà. Sous la domination perse, puis grecque et finalement romaine, seule sa côte méditerranéenne semble désormais digne d’intérêt, si l’on exclut au VIè siècle les périples du navigateur carthaginois Hannon. La côte nord d’Afrique est donc un comptoir à partir duquel, par le biais du commerce transsaharien, le reste du continent peut jouer le seul rôle auquel le confinent les puissances de lors, celui de pourvoyeuse d’esclaves, de peaux, d’ivoire, d’or et de diamants, d’œufs d’Autriche… Sous cet angle-là, elle ne fait pas, elle subit l’histoire depuis une lointaine périphérie, séparée du centre névralgique par l’étendue du désert saharien.  C’est sans doute à cela que pensait en juillet 2007 à Dakar Nicolas Sarkozy lorsqu’il affirmait avec aplomb que « l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire », même si devant les tirs croisés de la critique, Claude Guéant, le Secrétaire général de l’Elysée devait nuancer le propos un an plus tard : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».

Avec la fin de l’antiquité, de nouveaux grands acteurs émergent, mais le théâtre du grand jeu demeure le même, à quelques réaménagements près.

 

II.     Au Moyen âge, qui perd la Méditerranée perd le Moyen-Orient et le contrôle du monde  

Lorsqu’en 476 l’empire romain d’Occident succombe sous les coups des barbares de l’intérieur de l’Europe sans que ceux-ci puissent  le remplacer, l’Occident sombre dans une période d’anarchie et de régression. Le pouvoir se déplace alors vers le Moyen-Orient et s’installe pour un temps à Constantinople. On peut affirmer que le pouvoir est toujours occidental puisqu’il s’agit de l’empire romain d’Orient, empire  chrétien ayant pris le nom d’empire byzantin. Pourtant avec  son centre désormais en Orient, coupé de l’Occident dès  le couronnement de Charlemagne et le Grand schisme d’Orient, il contrôle le pourtour de la Méditerranée dès le VIè siècle mais désormais au profit du Moyen-Orient, et cela explique sans doute le sac répété de Constantinople  par les croisés en 1203 et 1204. Très vite d’ailleurs, dès le VIIè siècle, l’empire byzantin est progressivement encerclé par le califat musulman, et coupé de ce fait à la fois de la Méditerranée ainsi que des routes de la soie et des épices qui conduisent vers les richesses de l’Extrême-Orient. Et s’il tient bon jusque vers 1453, c’est parce qu’il se ménage une issue vers le nord et la Russie.

Comme au cours de la période précédente, la Méditerranée et l’espace alentour,  tombant entre les mains des califes, les successeurs du prophète, en fait les nouveaux maîtres du monde. C’est ainsi qu’entre le VIIè et le XIè siècle, les Omeyyades, les Abbassides et les Fatimides vont régner sur le monde occidental depuis Damas, Cordoue, Bagdad et l’Afrique du nord.  Dès le VIIIè siècle, les Omeyyades contrôlent en effet un vaste territoire qui va du Maroc aux confins de la Chine et de l’Inde du Nord. Concomitamment, l’Occident sombre dans l’âge des ténèbres. Au cours de cette période deux grandes forces structurent la Méditerranée et le Moyen-Orient : la force dominante d’abord qui est arabe au départ puis progressivement musulmane, et la force contestatrice chrétienne représentée en Orient par l’orthodoxie byzantine et en Occident par de multiples royaumes et principautés perpétuellement en conflit mais coiffés par l’autorité spirituelle de la papauté. L’affrontement entre ces deux forces prend donc naturellement une coloration religieuse, « croisades » d’un côté, « jihad » de l’autre. Théoriquement l’Occident chrétien se bat pour récupérer les lieux saints occupés par les Musulmans depuis le VIIIè siècle mais en réalité l’enjeu est la reprise de la Méditerranée et l’ouverture des voies commerciales vers l’Extrême-Orient, avec au bout le retour sur la scène mondiale. Cet objectif ne commencera à se réaliser qu’avec la sortie du Moyen âge.

 

III.   La fin du Moyen âge et le retour de l’Europe occidentale sur la scène mondiale

Dès le XIIè siècle, la stratégie occidentale permet la mise en place d’Etats fortifiés sur la côte orientale de la Méditerranée : Edesse, Antioche, Tripoli, Jérusalem… Derrière ce rempart puissamment fortifié grâce aux Hospitaliers et aux Templiers, la Méditerranée redevient progressivement une mer occidentale et le commerce méditerranéen qui s’intensifie et devient florissant recommence à profiter à l’Europe. Le pouvoir économique qui était passé à Bruges sur la Mer du Nord redescend à Venise sur la Méditerranée. Cependant, les richesses de l’Extrême-Orient restent contrôlées par les empires du Moyen-Orient – l’empire byzantin et l’empire musulman des Turcs, les villes les plus opulentes de ce côté de la planète étant Bagdad, Damas  – et seule une infime part de cette manne tombe entre les mains des commerçants européens. Aussi la découverte du cap de Bonne-Espérance à la fin du XVè siècle permet-elle de se passer pour un temps de la Méditerranée. Conséquemment, la Mer du Nord reprend le pouvoir et avec elle, Anvers. Fondant la compagnie des Indes orientales au début du XVIIè siècle, les Hollandais investissent une bonne partie de l’Asie du sud-est à partir de laquelle ils remontent vers le Moyen-Orient. Cet exemple est vite suivi par les Britanniques puis les Français. C’est le véritable début de ce qui sera identifié au début du XIXè siècle comme le Grand jeu par Rudyard Kipling, lorsque l’empire des tsars s’en mêlera. Le blocus musulman contourné, l’Europe renoue avec l’Asie qui est encore à ce moment-là première puissance économique mondiale : nous sommes alors vers 1750. L’Europe démantèle l’Asie et, grâce à la révolution industrielle, redevient la première puissance de la planète dès le début du XIXè siècle. Ce faisant, elle dispose enfin des moyens de régler la question du Moyen-Orient ou plus précisément ce qui a été appelé « la question d’Orient ».

On sait qu’avec la chute de l’empire byzantin en 1453 l’essentiel de la Méditerranée ainsi qu’une bonne partie du Moyen-Orient tombent entre les mains des Turcs Ottomans dont l’empire, prenant le relais de celui des Seldjoukides, couvre trois continents dont l’Europe jusqu’aux frontières austro-hongroises, l’Asie jusqu’à la Perse et l’Afrique du Nord. La question d’Orient naît alors de la rivalité entre l’Autriche-Hongrie, l’Angleterre et la Russie, trois puissances européennes qui rêvent de démanteler l’empire Ottoman chacun à son profit, avec pour enjeu principal le contrôle exclusif de ou l’accès à la Méditerranée pour les deux dernières. Pour la gestion de l’Asie alors déjà majoritairement entre les mains des Anglais au XIXè siècle, le chemin le plus court reste la Méditerranée et la Mer rouge comme voie maritime, et le Moyen-Orient comme voie terrestre. Le Congrès de Berlin atteint  surtout l’objectif d’écarter la Russie  de la Méditerranée. Cette dernière se concentre par conséquent sur l’Asie centrale, même s’il s’agit d’un espace difficile à franchir pour atteindre l’Inde. Le Caucase soumis, les Russes s’emparent des anciens Khanat musulmans de Boukhara et de Khiva sur la route de la soie entre 1865 et 1873. Tandis que la distance entre l’empire russe d’Asie centrale et l’Inde britannique ne cesse de se réduire, sur le front occidental, l’empire Ottoman sous la pression occidentale entre dans un processus de décomposition. Et c’est à partir de là que les similitudes avec la révolution arabe actuelle deviennent intéressantes.

Le démantèlement de l’empire ottoman prend en effet le visage d’une revendication populaire de libéralisation du régime : c’est le mouvement dit des « Jeunes-ottomans ». En réalité, l’empire ottoman, dont l’économie est déjà sous la tutelle Anglo-française, est  à ce moment-là en banqueroute et l’Etat fragilisé. On sait que tout part des réformes libérales (Tanzimat) opérées dans l’empire dès 1839 et dont le résultat est l’émergence du mouvement des « Jeunes-ottomans ». L’empire ottoman s’occidentalise donc rapidement et atteint le seuil révolutionnaire à l’époque des « Jeunes-turcs ». Fomenté depuis les capitales occidentales (Genève, Paris et Londres), ce mouvement réussit à provoquer une révolution démocratique (1908) dans l’empire Ottoman mais celle-ci suscite l’hostilité d’une importante faction musulmane conservatrice. L’Occident profite de ces déchirements internes pour accélérer le démembrement de l’empire Ottoman. Les guerres des Balkans réduisent l’empire à l’Anatolie et à la péninsule arabique. La révolte arabe de 1916 organisée par les Anglais (cf. Lawrence d’Arabie) confine les Ottomans à l’Anatolie. Toutefois, la messe ne sera dite que lorsque Moustafa Kemal met fin au Califat en instaurant la république laïque de Turquie. Le danger islamiste est alors conjuré en Turquie, le reste du Moyen-Orient est de nouveau sous domination occidentale, et l’Occident redevenu la première puissance mondiale. Pour certains comme Francis Fukuyama, c’est déjà le début de la fin de l’histoire, que viendra confirmer le démantèlement de l’Union soviétique. Est-ce la fin du Grand jeu ? Loin s’en faut. Avec le début du XXIè siècle, encore une fois les cartes semblent se brouiller et le Grand jeu reprendre de plus belle. Il y a désormais les océans indiens et pacifiques comme théâtres concurrents d’opération. Pourtant la Méditerranée et le Moyen-Orient sont plus que jamais au centre des manœuvres, et l’Afrique toujours dans la périphérie. Pourquoi et pour combien de temps encore ?

 

IV.   Entre l’Orient et l’Occident aujourd’hui, quel rôle peuvent à nouveau jouer la Méditerranée et le Moyen-Orient ?

On sait qu’aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, sous la pression du bloc soviétique dont l’un des objectifs est de lutter pour la décolonisation en vertu du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les empires coloniaux se désintègrent. Dans un sens, cette évolution arrangeait également les intérêts des Américains qui voyaient d’un mauvais œil les systèmes de préférence commerciale qui unissaient les immenses empires coloniaux anglais et français avec leurs métropoles (au début du XVIIIè siècle, James Monroe avait déjà prononcé un discours historique contre le colonialisme). Au regard du caractère vital des intérêts coloniaux dans le Grand jeu de la guerre froide, la question coloniale sera réglée dans un processus de mutation qui fut en fait un retour à l’original.

On sait qu’avant de devenir un processus de type impérial, le colonialisme fut au départ un phénomène de type marchand. Il n’était alors pas question d’annexer des territoires mais d’établir des comptoirs commerciaux. C’est pourquoi la fin de l’impérialisme fut organisée pour déboucher sur le retour à la colonisation au profit de compagnies des Indes orientales ou occidentales modernes ayant alors pris le nom neutre de multinationales. Ce processus fut donc à juste titre taxé de « néocolonialisme ». C’est pour n’être pas rentré dans ce jeu que l’empire soviétique, faute des moyens de sa politique, s’est effondré. Quel est l’état du Moyen-Orient au moment où le bloc soviétique s’écroule ?

Il faut remonter à l’entre-deux guerre lorsque Lawrence d’Arabie organise les Arabes contre les Ottomans. La promesse qu’il leur fait de la création d’une grande nation arabe ne sera pas tenue au cours de la conférence de paix de Paris en 1919. Cet échec laisse une profonde blessure de laquelle surgira, au lendemain de la mise en place du processus néocolonial,  le nationalisme arabe symbolisé par le parti baas, lequel prendra, contexte oblige, une coloration socialiste (baas, en arabe « Parti de la Renaissance Arabe socialiste »). Le baas s’implante dans tout le monde arabe, soit en 1949 au Liban, en 1952 en Irak, en Jordanie, en Arabie Saoudite, au Yémen, et en 1954 en Lybie et en Egypte. Le programme du baas se présente comme une alternative à l’exploitation des pays arabes sous le joug du capitalisme occidental. Pour Aflaq et Bitar leaders historiques du mouvement, « le socialisme représentait le moyen technique d’organiser la société arabe ». Devant la menace d’un pouvoir de type populaire, la gouvernance occidentale établie va renforcer les pouvoirs en place et en faire des dictatures dépendantes de, donc reconnaissantes envers l’Occident. L’échec total du Baas est consommé en Irak sous Saddam Hussein qui, comme les socialistes de Russie, prend le pouvoir au nom d’une doctrine populaire mais transforme très vite son pays en dictature militaire. C’est sans doute à partir de ce moment-là que, l’alternative populaire ayant échoué, une partie de plus en plus significative du monde arabe se met à reconsidérer sérieusement l’alternative islamiste, laquelle pour la première fois se reconcrétise en Iran en 1979 avec l’Ayatollah Khomeiny. Il faut se rappeler que comme le populisme, l’islamisme est partisan d’une société égalitaire et qu’en outre il est plus ancien que le baas, puisque remontant au milieu du XVIIIè siècle.

L’aggravation des effets pervers des pouvoirs militaires soutenus par le capitalisme extérieur et l’échec de l’alternative populaire représentée par les partis baas va donc ouvrir une voie de plus en plus importante à l’islamisme dès les années 1970 : Frères musulmans en Egypte puis au Soudan, Front islamique du salut en Algérie, Hezbollah au Liban, Hamas en Palestine. L’islamisme, qui n’est pas encore perçu comme une menace, sera même utilisé contre les Russes en Afghanistan dès 1986. Il a fallu attendre le 11 septembre 2011 lorsque sous la bannière d’Al-Qaïda l’islamisme qui a décidé de s’en prendre aux intérêts occidentaux en général et américains en particulier frappe en plein cœur des principales institutions qui symbolisent la puissance des Etats-Unis. Les analystes occidentaux découvrent subitement qu’en soutenant les dictatures contre la rue arabe pendant des décennies, l’on a favorisé la montée de la corruption et l’aggravation de la misère, terreau sur lequel prospère un diable encore plus puissant, l’islamisme radical. Les preuves en sont multiples. Malgré tous les efforts, le régime iranien est toujours en place. En Algérie, on a dû utiliser l’armée pour arracher le pouvoir que la démocratie avait livré au Front islamique du salut. Au Liban, le Hezbollah est progressivement devenu maître du jeu politique qu’il contrôle à son profit. En Palestine, le Hamas a remporté des élections et gère la bande de Gaza. En Egypte, les Frères musulmans sont depuis longtemps la force politique la mieux organisée et implantée. Toute analyse faite, il apparaît que si rien n’est fait, à terme, la Méditerranée et le Moyen-Orient vont à nouveau échapper au monde occidental. Au profit de qui et avec quelles conséquences ?

Au moment où se déclenche l’hiver arabe de 2011, les acteurs majeurs du Grand jeu de notre époque sont dans des positions particulièrement intéressantes. L’Occident est en léger déclin face à des puissances dites émergentes conduites par la Chine, laquelle est depuis peu deuxième puissance économique mondiale. Au Moyen-Orient, trois puissances régionales, Israël, Turquie et Iran, luttent pour le leadership. Des trois, deux sont d’anciennes puissances mondialisatrices : la Turquie et l’Iran, héritiers l’une  des Ottomans et l’autre des Perses. La Méditerranée et le Moyen-Orient ont-ils encore la valeur stratégique qu’ils avaient dans l’antiquité et jusqu’au XIXè siècle ?

Premièrement, les richesses du monde, comme en 1750, sont à nouveau en train de repasser en Asie. Si rien n’est fait, d’ici 25 ans, la Chine pourrait redevenir la première économie mondiale à la tête de l’Asie devenant pour le coup la première région économique mondiale. Personne n’est cependant plus obligé de passer par la Méditerranée ou le Moyen-Orient pour accéder à l’Asie. L’argument des réserves pétrolières du Golfe ne convainc pas non plus : la distribution actuelle des réserves pétrolières et gazières à la surface du globe permet de relativiser l’importance stratégique de celles du Golfe. Pourtant, comme les Soviétiques en 1979, les Américains ont défini l’Afghanistan comme une frontière stratégique et le Pakistan malgré les choix ambigus de ses dirigeants est resté un allié indéfectible des Etats-Unis.

Ces deux pays sont à la fois musulmans et aux confins de l’Inde et de la Chine. Ils sont donc à la fois une menace et un atout. Comme menace, ils sont la base d’Al-Qaïda, donc de l’islamisme le plus virulent de l’heure, incarné par Ben Laden et les Talibans essentiellement constitués de Pachtounes, une ethnie à cheval sur l’Afghanistan et le Pakistan. L’influence d’Al-Qaïda depuis peu a donné un regain important à l’ensemble des mouvements islamistes dans tout le monde musulman. Or l’islam est statistiquement la religion qui progresse le plus vite dans le monde occidental. Si l’Occident semble de plus en plus résigné à voir à terme des mosquées remplacer les églises en terre chrétienne même d’Occident, ses stratèges pensent qu’il est encore possible de choisir le type d’islam qui s’imposerait alors. Peut-être serait-il même possible de résister au mouvement en contribuant à modifier les paramètres internes au monde musulman ? Il s’agirait là alors d’une équation de survie plus que d’une stratégie de domination du monde. Pour comprendre cette hypothèse, il faut se placer dans la perspective du conflit de civilisations défendue avec un indiscutable succès par un Samuel Huntington (4).  

Les réactions des uns et des autres au fur et à mesure de la progression la révolution arabe sont sur ce point significatives. D’abord réservé, n’étant alors pas sûr de la capacité de la rue arabe à aller au bout du sacrifice nécessaire, l’Occident accompagne désormais le mouvement de tous ses médias. Les Etats-Unis seraient même allés plus loin en impliquant dans l’organisation, discrètement il va de soi, ses diplomates en poste en Egypte. Au Proche et Moyen-Orient, les réactions sont partagées : Israël s’inquiète, l’Iran s’enthousiasme, la Turquie se réserve, les autres tremblent. Cette révolution pourrait être une chance pour ou contre l’islamisme, cela dépend de sa gestion finale. Aussi le président Obama a-t-il beaucoup insisté qu’elle doit être profondément démocratique et conduite jusqu’à son terme. Dans le cas contraire, elle pourrait faire le jeu de l’islamisme radical, ce que souhaite l’Iran. Dans la Turquie des Ottomans héritière du califat seldjoukide (le califat seldjoukide  fut le premier à mettre en place au XIè siècle un programme musulman fondamentaliste) l’on sait que seule la mise en œuvre d’un programme libéral porté par les « Jeunes-Ottomans » puis par les « Jeunes-turcs » permit de désamorcer l’islamisme pour déboucher ensuite, avec Moustapha Kemal Pacha, sur la république laïque actuelle qui se bat pour accéder à l’Union Européenne. Ce modèle turc, suspect jusque-là, l’Occident n’hésite plus à le promouvoir auprès du public musulman, comme le fait le journal Le Monde dans son édition du 15 février 2011 sous le titre « Un modèle turc pour les révolutions arabes ? ». Guillaume Perrier qui signe l’article rappelle fort opportunément que « la Turquie, passée, en trente ans, d'une dictature militaire sanglante à une démocratie, encore imparfaite, mais solidement ancrée » a suivi depuis  2002  le schéma de la démocratie chrétienne allemande. Une voie toute tracée donc à suivre.

Il faut dire que ce calcul occidental est historiquement et idéologiquement défendable. La démocratie comme instrument a servi infailliblement au cours de l’histoire les marchands contre les militaires et les hommes d’église. La révolution française de 1789 arrache le pouvoir aux deux classes dominantes de l’ancien régime, l’aristocratie guerrière et le clergé, pour le donner au tiers-état, sauf qu’il est immédiatement confisqué par la fraction bourgeoise de ce tiers-état (cf. Le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier). Ce même processus avait déjà fonctionné dans la Grèce du VIè siècle av. J.-C. avec Solon. Au XXè siècle, autre temps autre lieu, il fonctionne à nouveau en Turquie. L’on sait que la montée en puissance des mouvements contestataires en Iran est liée à l’émergence d’un capitalisme interne de plus en plus puissant et d’une classe moyenne de plus en plus nombreuse. Il est certain que si le processus s’amplifie, le pouvoir religieux dans ce pays a ses jours comptés. Ce schéma pourrait-il s’appliquer aux pays musulmans de la Méditerranée et du Moyen-Orient pour les années à venir ? L’Union pour la Méditerranée chère à Nicolas Sarkozy entrait déjà dans cette stratégie. Une stratégie qui, si elle pouvait se mettre en place, referait du Moyen-Orient un allié du monde occidental. Un allié qui dispose d’un pouvoir financier considérable aujourd’hui (les fonds souverains du Golfe), dont le territoire pourrait constituer une base arrière terrestre pour déstabiliser la Chine et l’Inde dans le Grand jeu de demain. D’autant que ces pays dits émergents, disposant aujourd’hui de l’essentiel des moyens d’investissement, semblent décidés à se livrer à l’ancien jeu du néocolonialisme occidental, financer les dictatures aux pouvoirs sur le globe pour d’une part les arracher à l’influence de leurs concurrents, d’autre part conforter leurs positions de futurs maîtres du Grand jeu de demain. Et l’Afrique dans ce schéma ?

Avant la Tunisie, il y a eu la Côte d’ivoire. Puis Ben Ali s’en est allé, au diable vauvert pour ainsi dire, suivi de près par Moubarak. Et tandis que dans de nombreux pays musulmans la rue chante et que les palais tremblent jusqu’à Bagdad jusqu’à Téhéran, à Abidjan les jeunes patriotes chauffés à blanc par  Blé Goudé continuent à marcher pour protéger Gbagbo, comme à Yaoundé les étudiants défilent pour soutenir Paul Biya qui était déjà au pouvoir quand ils venaient au monde. Deux cultures, deux mondes, deux destins ? Alors que la révolution arabo-musulmane est en marche et que dans une espèce d’effet domino des forteresses tombent les unes après les autres le long de la Méditerranée, qu’est-ce qui a bien pu jusqu’ici bloquer l’aboutissement de la révolution ivoirienne qui devait être l’avant-garde de la révolution des peuples de l’Afrique au sud du Sahara ? Pour nombre d’intellectuels africains pourtant aguerris, c’est avant tout la faute de la communauté internationale. Diable ! Et qu’est-elle, cette fameuse communauté internationale ? Avant d’attribuer, comme l’a fait ces derniers mois l’intelligentsia africaine, l’essentiel de la responsabilité à cette nébuleuse, peut-être importe-t-il de se rappeler que la communauté dite internationale n’est  qu’une émanation parmi d’autres de la gouvernance mondiale dont la forme et la légitimité empruntent forcément à celles de cette dernière. Et il a existé autant de gouvernances mondiales que de mondialisations. Il faut se rappeler aussi que malgré l’acharnement de cette communauté dite internationale sur le pouvoir iranien, malgré l’appui multiple que l’Occident assure à l’opposition iranienne, la situation n’a point encore changé dans ce pays. C’est qu’au regard de l’équilibre des forces internes en présence – les forces religieuses, militaires, capitalistes et populaires – le moment n’est point encore venu pour un changement de s’y opérer. Des événements extérieurs peuvent accélérer ce mûrissement mais il faut qu’il ait lieu. Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde arabe va à coup sûr constituer un accélérateur pour l’Afrique subsaharienne. Un important travail reste cependant à faire et il va falloir s’y atteler sans délai et avec sérieux. Le moment approprié pourrait venir plus vite que certains ne le croient.

 

(1)    Peter Hopkirk, The Great Game, Kodansha International, New-York, 1990.

(2)    Jean-Pierre Warnier, La Mondialisation de la culture, La Découverte, 1999.

(3)    Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir, Fayard, 2006.

(4)    Samuel Huntington, Le choc des civilisations



17/09/2011
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