Sénégal-Cameroun : deux champs sociopolitiques différents au point d’être opposés
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Cameroun : liquider le passé pour bâtir l’avenir, l’Harmattan, 2009.
Quels rapprochements peut-on établir entre le Sénégal et le Cameroun ? Beaucoup et très peu à la fois. Les deux pays font partie de ce que le vocabulaire françafricain appelle le pré-carré français, autant dire l’ensemble des pays faisant aujourd’hui partie de ses néocolonies. L’histoire les rapproche donc. Ils ont choisi le même fauve comme symbole de leurs équipes nationales sportives. Ce sont donc, comme aime à le dire le langage diplomatique, des pays frères. Laissons cependant là les apparences et scrutons la réalité dans sa profondeur. On s’apercevra que le Sénégal est en réalité tellement différent du Cameroun que les deux pays pourraient tout aussi bien vivre sur des planètes différentes. Les traits forts de cette différence portent non seulement sur le culturel, mais aussi sur le social et le champ politique.
Culturellement, les deux pays ont évolué très différemment. Le français et l’anglais, langues de colonisation, sont très parlés au Cameroun qui de ce point de vue est très acculturé. Les langues nationales ici – entre 240 et 270 - sont pratiquement en friche et confinées dans d’étroits espaces fortement tribalisés. Cela constitue un puissant frein à une éventuelle cohésion sociale au Cameroun. Au Sénégal, malgré un premier président académicien français et promoteur forcené de cette langue, un deuxième président chantre de la francophonie, le français bien que bénéficiant du statut de langue officielle occupe une position marginale : entre 10 et 14% de locuteurs. Dans une étude de Mamadou Cisse de l’Université Cheikh Anta Diop, « Utilisé par un peu plus de 80% des Sénégalais comme langue première ou seconde, le wolof est une – si ce n’est la principale – langue véhiculaire du Sénégal. De ce fait, sa présence est incontestablement attestée sur toute l’étendue du territoire ». Allant plus loin, M. Mamadou Cisse précise qu’en dépit de son statut particulier, « le français n’est jamais devenu une langue de communication nationale. D’ailleurs, il ne l’est sous aucune de ses formes (pidjin, créole ou langues des marchés). Rarement parlé en famille, il n’est pas la langue de la vie quotidienne qui demeure le domaine réservé des langues nationales ». Le wolof tend ainsi à fédérer les Sénégalais de toutes les ethnies. Selon M. Malherbe cité par Mamamdou Cissé, l’expansion du wolof, indéniable, fait que cette langue devient chaque jour davantage la langue de communication entre Sénégalais d’ethnies différentes. A tel point que, « S’il est vrai que le français domine la presse écrite et la télévision, écrit Mamadou Cissé, la plupart des débats et des émissions culturelles ont de plus en plus tendance à se faire en wolof. C’est le cas de 70% des émissions dans les radios privées ». Au plan religieux, les deux pays diffèrent également profondément.
Au Sénégal, la répartition religieuse est de 91% de musulmans, 6% de chrétiens et environ 3% de traditionalistes. Au Cameroun, ces proportions sont inversées : Selon les sources, 50% à 60% de chrétiens, 16% à 25% de traditionalistes et 10% à 14% de musulmans . Au Sénégal, l’islam a été fortement intégré dans la culture locale avec la puissante confrérie des Mourides et fait partie de ce que l’on appelle « l’islam traditionnel », par opposition à l’islam orthodoxe des pays du Golfe. Cet enracinement fait que les dignitaires religieux au Sénégal s’adressent à leurs fidèles en langue locale, le wolof. Au Cameroun, l’islam est fortement inféodé aux centres religieux du Nigeria voisin, en raison des liens généalogiques avec l’ancien empire de Sokoto et peut-être même plus avant le Kanem-Bornou, ce qui expose fortement la zone islamisée du pays aux influences extérieures et peut constituer un frein à l’homogénéisation des populations. Malgré une inculturation prônée du bout des lèvres, le christianisme camerounais est entièrement extraverti. Rien à voir avec la situation congolaise ou béninoise où un certain degré de syncrétisme a permis d’apprivoiser ce puissant média colonial et désormais néocolonial.
Sur un autre plan, le rôle néfaste que jouent les industries de production de boissons alcooliques au Cameroun n’a aucune commune mesure avec ce que l’on pourrait trouver au Sénégal. Pour trouver un débit de boisson alcoolisée au Sénégal, à Dakar par exemple, il faut bien connaître le quartier où vous vous trouvez ; au Cameroun, à Yaoundé ou à Douala, la densité des bars au kilomètre carré est certainement parmi les plus élevées du monde. De même au Cameroun, la fracture sociale entre riches et misérables est tellement apparente qu’elle crève les yeux. Sur le bord d’une rue de l’une de nos capitales régionales même à l’exclusion de Douala, vous compteriez deux à trois fois plus de grosses cylindrées que dans la plus grande avenue de Dakar. Il est ahurissant de voir à quel point le budget de l’Etat au Cameroun peut être recyclé dans l’immobilier pour couvrir les collines de Yaoundé de villas cossus d’un luxe insolent, au profit de fonctionnaires et hauts commis de l’Etat qui ne gagnent pas normalement jusqu’à 400.000 FCFA (environ 610 euros) par mois.
Dans le domaine politique enfin, le Cameroun n’a jamais rien eu de semblable avec le Sénégal. Le premier président camerounais dut recourir à un coup d’Etat tribal (démission des ministres issus de sa région d’origine du gouvernement Mbida en 1958) puis aux fraudes électorales (fraude organisée dans le Nord au cours du referendum constitutionnel de 1960) pour accéder au pouvoir. Aussi dut-il s’appuyer sur la force brute pour venir à bout de ceux qui avaient les faveurs de la population mais que le système colonial avait décidé d’écarter. Ce péché originel devait marquer la politique camerounaise au-delà de son premier président, faisant de la classe politique de simples fantoches dont le président tire les ficelles. Au Sénégal, le premier président, Senghor, était avec Mamadou Dia l’un des hommes les plus populaires de son pays et n’eut donc pas à recourir à la brutalité pour s’imposer : le climat politique s’en ressentit aussi mais positivement. Aujourd’hui encore, cette différence de départ se ressent dans les deux pays.
Au Cameroun, Ahmadou Ahidjo était une sorte d’émir républicain et ses ministres tremblaient dès qu’ils recevaient un coup de fil de la présidence de la république, se couchait dès qu’apparaissait le président de la république. Paul Biya qui a vécu à l’ombre de ce pouvoir l’a développé jusqu’à l’indécence, traitant ses ministres avec un mépris qui laisse les observateurs simplement pantois, les recevant à peine, ne rencontrant certains qu’à l’aéroport dans les cérémonies protocolaires de ses innombrables départs et retours à l’occasion de séjours privés à l’étranger. Biya est un véritable monarque présidentiel. Un de ses ministres, M. FAME DONGO, titulaire du portefeuille de l’enseignement supérieur, a récemment défrayé la chronique en affirmant une chose que l’on savait déjà mais que personne n’osait dire publiquement, à savoir que les ministres sont les esclaves du président. En presque 30 ans de pouvoir et plus de deux décennies de multipartisme, aucun homme de Biya n’a osé rejoindre l’opposition (Titus EDJOA, ancien SG de la présidence l’a essayé et se retrouve encore en prison aujourd’hui). Au Cameroun, le pouvoir attire les hommes, les happe, les broie, et ne rejette que des déchets (Feu FOFE, KONTCHOU KOUOMEGNI…). Au Sénégal par contre, les hommes politiques conservent dignité et liberté même au pouvoir, et peuvent à tout moment claquer la porte du gouvernement pour rejoindre sans véritable risque l’opposition. Le pouvoir n’y est donc pas un espace d’asservissement. Dans l’actuelle élection présidentielle sénégalaise, Wade s’est retrouvé au premier tour en face de pas moins de trois de ses anciens premiers ministres, Mustapha Niasse, Idrissa Seck et Macky Sall, sans compter d’anciens ministres comme Cheikh Tidjane Gadio. Au Cameroun, il est jusqu’ici impensable de retrouver dans l’opposition et contre M. Biya MM. SADOU HAYATOU, Peter MAFANY MUSONGE ou Chief INONI Ephraim. De même que le pouvoir politique désintègre les hommes politiques au Cameroun, de même la politique camerounaise déstructure et décompose le Cameroun.
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