Sièges des organisations internationales : le chantage au visa exercé par les pays hôtes est-il légalement défendable et moralement justifiable ?
Par Roger KAFFO FOKOU, essayiste, poète et syndicaliste
La question titre de cette réflexion peut surprendre. Je n’y avais jamais pensé jusqu’à ce matin, et il a fallu, pour me rendre compte de l’aberration de la chose – égoïsme oblige pourraient ironiser certains ! – que je me vois refuser par la Belgique un visa. Je devais aller non pas vraiment en Belgique mais au siège de l’Internationale de l’Education, en tant que membre de cette organisation, participer à une réunion. Or il se trouve, par les plus purs hasards de l’histoire, que celle-ci a son siège à Bruxelles, en Belgique. L’IE est, comme l’on sait, une organisation syndicale mondiale. Elle pourrait avoir son siège chez les Papous, les Arandas, les Zulus ou les Aztèques, y compris dans un espace sans Etat, cela reviendrait théoriquement au même pour moi qui ne nourris aucune antipathie ni sympathie particulière pour la Belgique, pays où d’ailleurs je ne connais personne. Malheureusement il se trouve que ce siège est à Bruxelles et dépend de l’autorité et de la législation belges, autorité que la Belgique use en toute souveraineté.
Comme on peut le voir, M. le Consul de Belgique à Yaoundé a montré qu’il n’avait que faire de l’affiliation de mon organisation à l’IE, des cotisations que celle-ci paie pour cela, des obligations que cela génère du côté de l’IE vis-à-vis de mon organisation. Le contrat d’adhésion lié à la demande de visa belge stipule clairement que les frais encourus ne sont pas remboursables et ces frais-là ne sont pas rien, au regard des moyens dont les petites gens qui vivent ici chez nous de leur salaire peuvent disposer mais là, c’est un autre problème. Le plus important ici, c’est qu’une correspondance de l’IE priant M. le Consul de Belgique à Yaoundé de bien vouloir m’accorder un visa pour me permettre de participer à une réunion de cette organisation dont je représente légitimement et légalement un des membres n’a produit aucun effet. Alors, la question forcément se pose : les organisations internationales peuvent-elles fonctionner convenablement si l’accès de leurs membres à leurs sièges dépend de la seule bonne volonté des pays d’accueil de ces sièges, c’est-à-dire potentiellement de l’humeur des fonctionnaires consulaires de ces pays ? Quelles raisons peuvent invoquer ces pays et leurs consuls pour violer à un tel point le droit de participation d’un membre d’une organisation internationale siégeant sur leur territoire ?
Toute réflexion faite, je me suis dit que l’on pourrait trouver au moins deux raisons, plus ou moins acceptables selon les cas (Nous sommes en Afrique et je préfère ne pas évoquer un certain nombre de raisons qui viennent vite à l’esprit de bien des gens lorsqu’ils se heurtent à certains comportements de la part des Européens). La première pourrait se justifier par la lutte contre le terrorisme et depuis le 11 septembre 2001, c’est devenu une cause majeure de refus de visa pour les pays considérés comme exposés aux risques terroristes, et je suppose que la Belgique fait partie de ce club sélect. La seconde pourrait être liée au contrôle de l’immigration, et la ruée vers l’Europe des Africains peut déboucher sur bien des amalgames.
Sur la première raison, il se pourrait que la Belgique considère désormais ma modeste personne comme un dangereux terroriste, capable, en débarquant à Bruxelles, de mettre la ville à feu et à sang. Je ne résiste pas moi-même à la tentation de rire aux éclats en écrivant ces mots. Je pourrais dire que je n’ai jamais eu la chance de faire le service militaire mais cela ne signifie désormais plus rien depuis les derniers attentats d’Oklahoma city, qui ont montré que l’on peut apprendre sur Internet à fabriquer des bombes artisanales de destruction massive… dans des cocottes-minute ! Non, ne riez pas, le FBI l’a dit des frères Tsarnaev. Il est vrai aussi que j’occupe mes loisirs à produire des réflexions pas forcément conformistes et que j’ai le toupet de ne pas les garder pour moi-même. J’ai ainsi publié une dizaine d’ouvrages dont certains font une lecture très critique des ravages d’une certaine gouvernance mondiale qui sévit à la périphérie de la mondialisation et destructure des sociétés entières, brise la vie de millions d’individus. Mais je ne me fais pas plus d’illusion que nécessaire : ma voix ne porte pas suffisamment pour que cela porte réellement à conséquence. La député française Eva Joly vient de publier une lecture encore plus critique de la mondialisation dans sa version françafricaine et je ne crois pas que pour cela elle sera interdite de séjour en Belgique ou dans quelque autre pays de l’espace Schengen. Faut-il citer Pierre Péan, Françoix-Xavier Verschaves ou Jean Ziegler ? Non. Autant dire que ce que j’ai jusqu’ici écrit et publié sur l’Occident en Occident ne saurait justifier quoi que ce soit. J’étais même jusqu’ici enclin à penser qu’il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat mais peut-être bien me trompé-je ?
Autre chose, il ne me semble pas avoir déjà professé une quelconque forme de jihad, puisque c’est ce qui est à la mode aujourd’hui. La dernière fois que je suis allé en Europe, je ne me suis pas non plus rendu coupable d’une quelconque forme de conspiration, je n’ai rien dynamité, j’ai presque eu le sentiment que je n’y avais même pas perturbé la circulation de l’air. Qu’est-ce qui aurait bien pu changer cette fois-ci si j’y avais mis les pieds ? Je ne souffre même pas d’une de ces maladies dangereuses que je risquais de répandre sur mon passage européen comme une traînée de poudre, et pour en assurer qui de droit, j’ai été amené à faire un certificat médical à 40.000FCFA chez un médecin agréé… par la Belgique alors que le même document ne me coûterait que 1.000FCFA chez un toubib de chez nous. Alors quoi ? Me soupçonnerait-on de vouloir émigrer clandestinement en Belgique ? Profiter d’une réunion internationale pour me fondre clandestinement dans la douce et accueillante Belgique ? (Je ne puis m’empêcher de penser à Gérard Depardieu).
J’ai la faiblesse – et malheureusement celle-ci n’est pas connue ! – d’être très attaché à mon pays le Cameroun, d’y être suffisamment attaché en tout cas pour n’être pas le moins du monde vulnérable aux sirènes de l’exil. J’ai visité l’Europe et je l’ai trouvée intéressante, admirable même, mais pas attachante. Je n’y ai pas réussi à me faire prendre à la fascination de l’étranger. Je ne m’y suis pas senti chez moi et quand j’ai pris mon avion pour retourner chez moi à Douala, cela a été sans le moindre sentiment de regret, je ne laissais rien de personnel derrière moi. En tout cas, j’en revenais avec mon âme intacte. Toutes les grandes villes se ressemblent plus que l’on ne croit : de l’asphalte, beaucoup de béton, des gratte-ciel, des boutiques, des fois quelques monuments pittoresques, toutes choses qui se brouillent à la longue dans le souvenir. Seuls les hommes, quand on les connaît personnellement, peuvent nous enchaîner aux décors. J’ai beaucoup d’admiration pour ce que l’Europe représente comme civilisation et j’ai assimilé sa culture probablement plus qu’aucune autre au monde en dehors de la mienne, mais je n’ai pas eu besoin pour cela de mettre les pieds en Europe. J’ai même eu le sentiment, quand je suis allé en Europe, que la distance est peut-être l’ingrédient le plus important dans le mystère de la fascination. Voici que subitement j’ai l’impression que tout s’inverse. Et qu’un visa pour deux jours de réunion m’est refusé presque comme un ticket d’entrée… au paradis ! Quelle tragédie ! Suis-je donc condamné à demeurer en enfer pour l’éternité ? Ce serait véritablement désespérant si je n’étais pas né dans le plus beau pays du monde, et à l’intérieur de ce pays dans sa plus belle région… Et puis, émigrer en Belgique : qu’y irais-je faire ? Exercer comme « technicien des surfaces » ? Pompiste ? Gardien de nuit ? Vendeur de tickets de métro ? Blanchisseur pour citoyens à faibles revenus ? Ou m’occuper de petits vieux dans quelque maison de retraite ? Je suis moi-même déjà un petit vieux qui aurait bien besoin que l’on s’occupe de lui, et tous ceux qui sont susceptibles de le faire se trouvent pour l’instant ici au Cameroun. Je suggère d’ailleurs à tous nos amis Belges la destination Cameroun, ils n’y perdront rien, sur tous les plans.
Comment faire croire tout ceci à un Occidental qui considère toujours ce petit coin de la planète qu’est l’Europe comme le centre du monde alors que tout dérive tout doucement depuis bien longtemps déjà ? Comment faire comprendre cela à un consul en permanence assiégé par la meute de tous ceux qui, parce qu’ils ne comprennent rien à rien pour bon nombre, veulent l’Europe à tout prix et à tous les prix ? Assurément, c’est impossible, et ce n’est peut-être pas vraiment sa faute. Mais cet amalgame peut avoir quelque chose de choquant et d’insultant, en même temps de véritablement ridicule.
Et l’on revient à la question : pourquoi diable le siège de l’IE se trouve-t-il à Bruxelles et non pas à Yaoundé, à Dakar ou à Pretoria ? Cela ferait entrer davantage de devises dans les caisses de ces pays en termes de frais de visas, de location d’immeuble, de dépenses de séjours, de frais divers… et les membres de cette organisation auraient moins de problèmes pour y venir participer aux activités de celle-ci. Ils n’auraient plus à passer par les fourches caudines du processus essentiellement vexatoire d’obtention de visa qui permet aux personnels des consulats de traiter ceux qui en sollicitent comme s’il ne s’agissait que de vulgaires mendiants faisant la manche à l’entrée de ces établissements diplomatiques, presque comme des lépreux, je n’ose pas dire des…microbes. Est-ce qu’il n’est vraiment pas possible pour ces messieurs et dames de comprendre que l’on peut vouloir voyager à l’étranger sans pour cela avoir abdiqué sa dignité et sa respectabilité ? Cette question-là et bien d’autres, il faudra bien qu’un jour on les pose véritablement, dans le cadre du droit des organisations internationales, et que l’on y apporte des réponses appropriées.
Et justement, d’un point de vue juridique, la Belgique est-elle dans son bon droit en exerçant sur l’IE le chantage du visa ? Au regard du droit international de façon générale et du droit international syndical en particulier, on peut en douter.
Premièrement, les accords de siège devraient impliquer le droit pour les membres d’une OI de se rendre à ce siège tant qu’il n’est pas avéré et prouvé que par leur présence ils représentent un danger pour le pays d’accueil desdites organisations. Même aux pires moments de la guerre froide, l’accès au siège de l’ONU à New York n’a jamais été interdit à Fidel Castro. A la limite, un couloir pourrait être aménagé entre l’aéroport – la porte d’entrée et de sortie – et le siège de l’organisation qui, je pense, doit bénéficier du privilège d’exterritorialité dans l’intérêt de son personnel et de ses membres en déplacement. Imaginons que tout ceci n’ait jamais été prévu par aucun droit et que la participation aux rencontres et instances d’une OI dépende exclusivement du bon vouloir des autorités consulaires du pays siège : aucune règle de quorum dans les processus de prise de décision de ces organisations ne pourrait plus s’appliquer. On voit par là comment un tel état de fait aboutirait à entraver substantiellement le bon fonctionnement de ces OI.
Deuxièmement et dans le cadre spécifique du droit international syndical, il est bon que l’on se rappelle que la source de ce droit est essentiellement conventionnelle. Il n’est donc pas soumis au droit interne des Etats et la convention n°87 de l’OIT est particulièrement claire sur l’impératif de non intervention des Etats dans la création, le fonctionnement et la gestion des syndicats. C’est que tout le monde sait que les syndicats ne sont pas les amis des autorités des Etats. Du coup, permettre à un Etat d’avoir le pouvoir discrétionnaire d’octroi de visas aux responsables syndicaux en déplacement, c’est déjà organiser une intervention d’un Etat dans le fonctionnement desdits syndicats, et dans le cas d’espèce, limiter la mobilité internationale de leurs membres et par le fait entraver le droit à la participation de ces syndicats aux activités des organisations auxquelles ils sont affiliés. Il ne saurait même être question de subordonner l’octroi du visa à l’autorisation de sortie des autorités du pays d’origine. Que se passerait-il dans un tel cas si lesdites autorités ont un biais antisyndical et font tout ce qu’elles peuvent pour éliminer les syndicats de leur paysage institutionnel ? Cela aboutirait également à organiser indirectement une violation de la convention n°87 de l’OIT.
On voit en quoi le comportement de la Belgique à travers l’action de son consul en poste à Yaoundé est difficilement défendable, quel que soit le point de vue adopté. Les organisations internationales devraient réfléchir à la question, en discuter avec les autorités des pays de leur siège, et au besoin, si une entente n’est pas possible, envisager des délocalisations.
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