Société civile: origine et évolution d'un concept clé pour comprendre la société contemporaine
François Rangeon[1] termine un article très fouillé sur le concept de société civile en insistant sur le fait que cette nébuleuse est un des enjeux du débat politique actuel. Un enjeu central ou périphérique ? Et pourquoi ? Avant de proposer des réponses à ces questions, faisons constater à quel point il est aujourd’hui difficile de donner une signification à ce concept, tellement dictionnaires et auteurs lui attribuent un contenu confus. Une difficulté qui n’est pas pour déplaire à tous, il faut bien le dire. Pour certains, la société civile est avant tout la totalité des citoyens d'une commune, d'une région, d'un Etat-nation ; pour d’autres, c'est le corps social, par opposition à la classe politique. Certains encore, comme l’UNESCO, la composent « d'organisations ou de groupes constitués de façon plus ou moins formelle et qui n'appartiennent ni à la sphère gouvernementale ni à la sphère commerciale ». Une autre catégorie, à l’instar du Livre Blanc de la gouvernance de l’Union européenne, pense que « La société civile regroupe notamment les organisations syndicales et patronales (les "partenaires sociaux"), les organisations non gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des Églises et communautés religieuses ». Quant à l’Eglise elle-même, l’Eglise catholique pour être spécifique, elle insère par la voix de Benoît XVI (Caritas in Veritate 2009) la société civile dans un système tripartite qui comprend également le marché et l’Etat. La société civile est à la fin un tout et une ou plusieurs de ses parties. On comprend pourquoi un fonctionnaire peut entrer dans la société civile sitôt qu’il quitte son bureau et en ressortir à volonté. Cette évidente porosité pose il va sans dire le problème de la représentativité même de la société dite civile, dans la mesure où cette entité se pose comme une personne morale agissant au nom d’une totalité ou d’une fraction citoyenne. L’enjeu dont nous parlions plus haut, loin d’être périphérique, est donc bel et bien central, parce qu’historiquement, le concept de société civile, comme média, s’inscrit dans une évolution qui voit la théorie du pouvoir se construire sur la base d’une pratique qui n’est finalement que la pratique dominante à chaque époque. Et quoi de plus central à une société que la pratique politique qui y prévaut ? La difficulté actuelle à donner un contenu et donc à théoriser ce concept – sans quoi il n’y a pas de sens à parler de professionnalisation à plus forte raison de stratégie - ne tiendrait-elle pas au fait que nous vivons une époque où la pratique du pouvoir se cherche désespérément de nouvelles voies ?
Dans « Société civile : histoire d’un mot », François Rangeon remonte à la Rome antique pour montrer que l’histoire de ce concept se confond à celle de l’évolution des relations de pouvoir dans la société européenne puis occidentale depuis toujours.
Dans Rome en effet nous dit-il, « la societas civilis est la communauté politiquement et juridiquement organisée, par opposition à l’humanité tout entière ou société du genre humain (societas generis humani) ». De la même manière qu’ils opposaient le droit civil (jus civiles qui significativement englobait ce que nous appelons aujourd’hui le droit public et le droit privé) au droit naturel (jus naturale), les romains opposaient la société civile à la société naturelle, une société dans laquelle l’homme vivait à l’état de nature. Dans quelle mesure peut-on dire qu’à ce stade déjà cette conception englobante traduisait ou théorisait les relations de pouvoir au sein de la société romaine ?
On sait qu’à Rome le pouvoir politique, monolithique en règle générale, était l’apanage d’une aristocratie guerrière ayant le contrôle de tous les aspects de la société. Historiquement, ce type de pouvoir ne distingue pas le domaine public du domaine privé et n’entend pas fractionner le pouvoir de peur d’en voir quelques-unes des parties lui échapper. Il s’agit là, sans aucun doute possible, d’une logique qui, mélangeant la sphère publique et la sphère privée, est de nature indiscutablement totalitaire. Plus près de nous, lorsque la Révolution de 1789 en France sombre dans la terreur, la tentation totalitaire, autrement dit de revenir à une conception de la société (civile) fondée sur l’indistinction et la confusion, y refait surface. Pour Sieyès en effet comme pour Robespierre ou Saint-Just, la primauté est à la nation devant laquelle s’efface la société civile, que Sieyès définit comme un « corps d'associés vivant sous une loi commune ». Comme on peut le voir, il opère par ce biais-là un retour vers la conception romaine, exprimant de ce fait une volonté de supprimer tout contre-pouvoir, et la loi Le Chapelier des 14 et 17 juin l791 qui prononce la suppression des corporations n’en est que l’application concrète. Cette conception romaine de la société civile prévaudra tout au long du Moyen âge et l’on sait à quel point l’Europe médiévale et féodale ressemble à la Rome impériale et aristocratique.
Au sortir du Moyen âge, l’évolution de la féodalité vers la monarchie fait surgir un besoin d’adaptation théorique qui sera satisfait par des penseurs dont l’un des plus représentatifs est certainement Thomas Hobbes. C’est qu’en fait l’on est en train de passer d’une société où le pouvoir tire sa légitimité d’en haut, du ciel – monarchie de droit divin dont le précurseur le plus célèbre est sans doute Philipe le Bel – à une société qui a découvert les droits naturels et qui entend désormais légitimer le pouvoir d’en bas. La société civile à ce moment-là est encore englobante, constituée de la totalité des citoyens : « L'union ainsi formée est appelée une cité ou une société civile et aussi une personne civile », écrit Hobbes. Toutefois, par une espèce de fiction, les citoyens de ladite cité ont aliéné leurs droits entre les mains du souverain et ce dernier en retour leur garantit protection et sécurité. « L’Etat, c’est moi », affirme Louis XIV devant le parlement français réuni à Versailles. On voit comment la société civile, confondue à l’Etat – un mot que Nicolas Machiavel a popularisé à l’aube du XVIè siècle – se retrouve sans le moindre pouvoir parce que l’Etat à son tour est confondu à la personne du souverain monarque. L’époque est déjà en fait une période de transition travaillée dans ses profondeurs par les marchands.
L’époque suivante voit le besoin de partage du pouvoir se réaliser et la société civile se détacher de l’Etat. A la fin du XVIIè siècle, tout en conservant la base théorique héritée de Hobbes, Locke lui donne une interprétation économique. Pour lui, la « fin principale [de la société civile] est la conservation de la propriété ». Nous sommes là à une époque où les marchands sont aux portes du pouvoir et pour eux, la forme idéale d’Etat est celle de l’Etat minimal appelé « Etat-gendarme ». Par opposition à l’Etat, considéré comme une institution politique, émerge une conception de la société civile conçue comme une organisation économique. En attendant de prendre en main le pouvoir politique d’Etat – ou de le vassaliser comme ce sera le cas par la suite – les marchands, détenteurs déjà du pouvoir réel qui est économique, prennent leurs distances avec le premier, le réduisent à la portion congrue et, inversant la déclaration de Louis XIV, affirment que la société civile, c’est eux. Du coup, il devient nécessaire de minimiser le rôle de la réglementation, et donc de maximiser la foi en l’efficacité des mécanismes naturels, le « système simple et facile de la liberté naturelle » dont l'Etat ne doit en aucun cas troubler le fonctionnement. C’est l’époque du laisser-faire de François Quesnay, de la « main invisible » d’Adam Smith. La société civile, confondue au grand capitalisme en plein essor, s’empare de tout et dicte sa loi tout au long du XIXè : norme constitutionnelle, suffrage universel, séparation des pouvoirs, tout est mis en œuvre pour placer l’Etat en coupes réglées. Tirant les conséquences de cet état de fait, Hegel dira de la société civile qu’elle est synonyme de « société bourgeoise » sauf que pour lui le terme « bourgeois », celui qui poursuit son intérêt personnel par opposition au citoyen qui poursuit l’intérêt général, est loin de nous sortir de la confusion. Face à la tournure des faits, le monde du travail va se lancer dans la construction d’un mécanisme susceptible de contrer ce nouveau pouvoir déjà aussi absolutiste en réalité que l’ancien régime, et qui ne veut pas se présenter comme tel, et ce sera la naissance et le développement du syndicalisme, du mutualisme et de toutes les formes d’association. On voit pourquoi, aussitôt émancipée de l’Etat, la nouvelle société civile se fragmente et s’atomise et c’est cet héritage-là que recevra le XXè siècle.
Héritage empoisonné pour ainsi dire, d’autant que les destinateurs ne s’entendent en rien sur l’inventaire du legs. Pour les libéraux et les néolibéraux acculés par la conflagration sociale de 1929 au compromis keynésien de l’Etat-providence, la nouvelle société civile dans laquelle les syndicats professionnels et autres associations sont de plus en plus puissants ne leur convient guère. Aussi veulent-ils la contenir à défaut de la démolir, et commencent donc par faire l’impasse sur le concept même de société civile. Les marxistes à la suite de Marx font de la société civile une lecture ambivalente et finalement quelque peu ambiguë mais au demeurant très pénétrante : en parlant d’une société civile économique d’un côté et d’une société civile politique de l’autre, Marx attire l’attention sur l’état du pouvoir dans la société capitaliste de son époque, dont la ressource principale consiste en un jeu de miroirs dans lequel le pouvoir récupère d’une main ce qu’il donne l’impression de céder de l’autre. En d’autres termes, la société civile de la fin du XIXè siècle est plus ou moins un démembrement déguisé de l’Etat, lequel n’est lui-même qu’un déguisement de l’ordre marchand tirant les ficelles dans l’ombre. C’est cette nouvelle réalité que saisit dans sa profondeur Gramsci. Pour Gramsci selon F. Rangeon, « L'Etat ne se réduit pas à sa fonction répressive mais [qu']il englobe aussi une série d'institutions, juridiquement privées, qui contribuent à diffuser l’idéologie dominante. La société civile n'est donc pas une sphère qui précède l'Etat : elle est la "base", le "contenu" éthique » de l'Etat, le lieu d'exercice de la fonction d'hégémonie culturelle et politique ». On comprend par là que l’Etat est désormais passé au second plan, n’étant plus que l’émanation d’une société civile dominée par ceux qui détiennent le pouvoir réel, le pouvoir économique. Cette collusion il va sans dire suffit à délégitimer la nouvelle entité qui se déréalise progressivement aux yeux d’une opinion qui ne s’y sent plus à son aise. Pas étonnant que pour beaucoup la société civile soit devenue à ce moment-là un mythe.
Mais comment expliquer, malgré collusion et confusion, le renouveau de l’intérêt que l’on porte aujourd’hui au concept de société civile ? Une hypothèse certainement intéressante serait qu’il y a là une réaction normale à la mise en tutelle de l’Etat par les forces du marché et aux conséquences que cela entraîne inévitablement. En 2008, lorsque les grandes banques, assurances et les fonds de pension s’écroulent suite à la crise hypothécaire résultant d’une économie de spéculation débridée, l’Etat s’endette et donc endette la société dans son ensemble pour les sauver. Aujourd’hui, il croule sous le poids de la dette souveraine et le citoyen lambda se retrouve victime de plans d’austérité. Pourquoi la société civile en l’occasion n’avait-elle pu empêcher une telle escroquerie ? Parce que sa composante majeure et majoritaire avait intérêt à ce que l’opération fût conduite avec succès. Conçue à partir de la fin du XVIIIè siècle comme une entité séparée et émancipée du pouvoir, la société civile s’est retrouvée dès la fin du XIXè siècle fermement installée au cœur du pouvoir politique donc d’Etat, et du coup a perdu le rôle de contre-pouvoir qu’elle avait assumé jusque-là, tout en se rétrécissant pour ne plus représenter que la fraction marchande de la population et ses complices.
C’est ici qu’il devient intéressant de revenir au propos de Benoît XVI : « La vie économique a sans aucun doute besoin, écrit-il, du contrat pour réglementer les relations d’échange entre valeurs équivalentes. Mais elle a tout autant besoin de lois justes et de formes de redistribution guidées par la politique, ainsi que d’œuvres qui soient marquées par l’esprit du don. L’économie mondialisée semble privilégier la première logique, celle de l’échange contractuel mais, directement ou indirectement, elle montre qu’elle a aussi besoin des deux autres, de la logique politique et de la logique du don sans contrepartie ». La société globale serait ainsi structurée par trois forces : le marché avec la logique du contrat, l’Etat avec la logique politique, et la société civile avec la logique caritative. Si seulement les choses étaient aussi simples, l’Etat serait une structure neutre jouant un rôle d’arbitrage, et la société civile regrouperait toutes les composantes de la société, lesquelles, dans un véritable système représentatif, se partageraient le pouvoir politique par le truchement des institutions de l’Etat. Et dans le cas ou une ou plusieurs de ces composantes s’imposeraient au niveau du pouvoir politique, les autres formeraient un contre-pouvoir qui ferait valoir son opinion dans le cadre de la société civile. Mis sous tutelle par les forces du marché, l’Etat actuel a su coopter autour du partage du pouvoir les forces armées promues au rang de grand corps de l’Etat, avec la complicité ou à tout le moins la connivence de l’Eglise.
Qui sont dès lors ceux qui ne sont pas réellement représentés au niveau de l’instance politique de gestion des intérêts de la société globale, intérêts qui se résument dans l’organisation de la production et de la redistribution des richesses ? En toute bonne logique, ce sont ceux-là qui devraient constituer la société civile, pour que cette dernière ait une chance de pouvoir assumer son statut de contre-pouvoir légitime. Or que voit-on aujourd’hui ? Une société dite civile infestée d’organisations patronales surpuissantes, d’organisations professionnelles fabriquées, financées et manipulées par l’Etat qui est lui-même une émanation du pouvoir marchand dominant, ou des organisation professionnelles authentiques mais réduits à l’indigence, affaiblies par des lois scélérates, incapables d’autonomie et obligés de vivre des subsides des forces établies.
La société civile depuis l’origine est l’instance qui détient le pouvoir réel dans la société, lequel peut coïncider avec le pouvoir légal comme à l’époque monarchique ou non. Au XVIIè siècle, la société civile se confond avec l’Etat et l’Etat avec le monarque. Dès la fin du XVIIIè siècle, le pouvoir réel déserte les institutions de l’Etat et passe aux mains des marchands qui du coup deviennent la nouvelle société civile. Celle-ci en profite pour mettre l’Etat sous-tutelle et prendre en main les rênes de la société pour dérouler le programme de la mondialisation qui prévaut aujourd’hui. Son outrecuidance et ses nombreux excès ont débouché sur de tragiques conséquences et elle est de plus en plus discréditée aujourd’hui, délégitimée. Le vide qu’elle laisse aspire à être comblé mais par qui, par quoi ? La nouvelle société civile qui aspire à naître devra prouver qu’elle n’est ni complice, ni de connivence avec l’actuel pouvoir décadent. Et pour cela, elle devra se doter de moyens d’action autonomes qui lui garantissent son indépendance. Et comme l’adversaire qu’il s’agira de vaincre fonctionne sur un plan global, la nouvelle société civile n’aura pas d’autre choix que d’être elle aussi une société civile globale.
Roger KAFFO FOKOU,
Ecrivain, chercheur indépendant
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