Traditions et cultures à l’épreuve du mythe du progrès
Avant-propos de Les Mbäfeung, peuple des hautes terres de l’Ouest du Cameroun, paru chez L’Harmattan en mars 2014, sous la direction de Roger KAFFO FOKOU
Tradition et culture, voici une paire que l’on utilise souvent, tantôt comme compagnons, tantôt comme alter ego. Seuls ceux qui ont le sens de la nuance font l’effort de distinguer ces deux concepts. C’est que dans un cas comme dans l’autre, il s’agit, comme le confirme le petit Robert[1], d’un même contenu, ordinairement autrement orienté. La tradition apparaît toute tournée vers le passé et a tendance à sacraliser celui-ci ; la culture, bien que s’appuyant sur le passé, est toute tournée vers l’avenir. La tradition est donc cette part de la culture d’un peuple, d’un groupe, à laquelle ce dernier apparemment répugne à renoncer, même parfois à simplement toucher, et semble appliqué à faire revivre à l’identique, à reproduire tel quel. Dans ce vaste paysage qu’est la culture, qu’est-ce qui détermine la sélection de ce qui ressortit du champ de la tradition ?
D’emblée, l’on pourrait penser au caractère sacré comme critère d’élection. Un nombre impressionnant de traditions chez chaque peuple, groupe, porte en effet la marque du sacré. Il faut pourtant renoncer à un tel raccourci. Le champ des traditions profanes est si profus qu’une telle tentation sombrerait vite dans le ridicule. Il suffit de penser aux musiques traditionnelles, aux mets, aux vêtements, aux coiffures, aux ustensiles, aux danses traditionnels et j’en passe. Derrière le traditionnel, il y aurait à la fois un certain sens du confort – au sens où Marcel Aymé parlait de « confort intellectuel » - , un impératif d’identité – personne n’aimerait se réveiller chaque matin un être différent de la veille – , une certaine vénération des conquêtes récentes ou lointaines et, il faut bien l’admettre, un respect de nature religieuse pour des phénomènes de type rituel auxquels sont attribués des pouvoirs extraordinaires. On commence à comprendre pourquoi les traditions ont souvent mauvaise presse.
Elles ont la réputation d’incarner la résistance au changement, autant dire le refus de s’adapter au temps qui passe. On les revêt d’ordinaire d’un orbe nostalgique, costume dans lequel elles sont loin d’apparaître attirantes. Le traditionnel n’est-il pas avant tout le démodé ? Dans une société profondément investie par le mythe du progrès, tradition semble rimer forcément avec régression. Le mythe du progrès se décline comme l’on sait en termes de performance et d’efficacité. Son contraire renvoie par conséquent à la contre-performance et à l’inefficacité. « Et si l’Afrique refusait le développement ? », s’interroge Axelle Kabou. On dirait d’emblée alors que c’est la faute aux traditions, à l’esprit de tradition. De quelles traditions s’agirait-il ?
Il existe certainement une Afrique qui a merveilleusement conservé ses traditions, moulées dans du marbre, et qui se les transmet à la manière d’une véritable arche de l’alliance entre les générations. Du côté de chez moi, les choses seraient plutôt à l’opposé : les traditions, sacrées ou profanes, sont aujourd’hui ballotées sur le radeau de la perdition. Et cela ne semble pas avoir facilité la marche vers la performance et l’efficacité, pour ne pas dire vers le progrès. On dirait plutôt qu’un certain état de confusion s’est installé, qui ne facilite guère les opérations de repérage et favorise le brouillage des horizons.
Nous avons tort de penser que le progrès consiste à se couper du passé : il s’agit seulement de moderniser celui-ci, de poser des questions pas forcément nouvelles et de formuler leurs réponses avec les mots, les médias d’aujourd’hui. Le cheval et la voiture sont des réponses différentes à la même question : comment accélérer le mouvement pour vaincre l’espace et le temps ? Deux réponses dites avec des médias adaptés chacun à son époque. Ainsi en est-il de l’avion et de la fusée, et de bien de nos réalisations matérielles.
Dans le domaine matériel, les traditions s’inscrivent ainsi plus dans le registre du témoignage que de la résolution des problèmes quotidiens : témoignage d’un parcours, ou alors d’un décrochage souvent involontaire. Dans le domaine spirituel, il est vrai que certains ont imaginé un progrès et s’essaient à le démontrer. Certaines croyances peuvent ainsi être présentées comme obsolètes, rétrogrades, primitives, sauvages. Ce faisant, l’on confond allègrement l’appareil conceptuel et l’appareillage qui est tantôt usuel tantôt rituel. L’un est articulé à l’autre et en a besoin pour se manifester, mais comme moyen et non comme fin. Lorsqu’au XVIe siècle la Reine Elisabeth Ire a renoncé pour l’Angleterre à l’orthodoxie du rituel catholique pour des raisons politiques et stratégiques, elle en a conservé le faste et la flamboyance, pour les mêmes raisons. C’est dire que les traditions, même sacrées, ne sont pas condamnées à l’immobilisme. Chacun peut les exprimer dans le langage de son époque, et les moderniser sans qu’elles cessent d’être elles-mêmes, fondamentalement. Pour réussir un tel ajustement, il faut bien les connaître, dans leur double versant signifiant et signifié.
[1] Le petit Robert définit la tradition comme « Manière de penser, de faire ou d’agir, qui est un héritage du passé ». En définissant la culture comme « le mode de vie d’une société », Ralph Linton dit exactement la même chose moins la dimension temporelle, dans la mesure où vivre, c’est penser, sentir, ressentir et agir.
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