Verdict du procès des leaders ambazoniens : triomphe de la justice ou de la politique ?
Le verdict est tombé ce 20 août 2019 au tribunal militaire de Yaoundé sur le procès Etat du Cameroun contre Sisiku Ayuk Tabe et 9 de ses coaccusés pour « terrorrisme et sécession » : condamnation à perpétuité sans discrimination. Un couperet judiciaire sévère pour certains, modéré pour d’autres qui arguent que le tribunal a évité à ces justiciables spéciaux la peine capitale. Cette décision judiciaire, rendue à première vue pour être exemplaire, il faut mentionner qu’elle tombe dans un contexte bien sensible au regard duquel l’on ne peut que s’interroger sur la pertinence du timing choisi par l’auguste juridiction militaire de Yaoundé. Pour les partisans d’une séparation des pouvoirs qui, au Cameroun plus qu’ailleurs, est davantage de l’ordre du fantasme que de la réalité, le temps de la justice n’avait ni à copiner, ni à se soucier de celui de la politique. Pour ceux qui se préoccupent avant tout de la vie réelle, des souffrances endurées et de la douleur vécue par des êtres de chair et de sang, ces victimes dites collatérales, ce triomphe apparent de la justice pourrait préparer le terrain à un plus grand désastre humain et traduit peut-être déjà une débâcle de la politique.
Parler du temps de la justice par distinction de celui de la justice dans l’affaire Etat du Cameroun contre Sisiku Ayuk Tabe et coaccusés, c’est affirmer un certain nombre de propositions, qu’il n’est pas aisé pour l’observateur averti ou l’analyste de confirmer.
Premièrement, c’est affirmer qu’il est possible de séparer le traitement de cette affaire (ce verdict évidemment ne clôt pas la procédure toujours en cours) de celui de la crise anglophone dans laquelle le dialogue cherche désespérément preneurs et acteurs depuis une éternité si l’on peut oser l’image. En cela, le pouvoir camerounais (c’est-à-dire qui ? nous y reviendrons) veut rester logique avec lui-même : de toutes les questions susceptibles d’être abordées dans le cadre de cette crise et d’un éventuel dialogue non encore décidé, il a toujours exclu celle de la sécession. Une chose en entraînant une autre, ceux qui posent cette question-là et agissent en sorte de la placer sur l’agenda républicain sont donc d’office disqualifiés, pour ce pouvoir, comme éventuels interlocuteurs d’un éventuel dialogue à décider. Cette déconnexion de principe peut-elle fonctionner dans le monde réel ? C’est là toute une autre question. Une question dont la réponse suppose l’inventaire méticuleux des données y relatives : quelle est l’audience réelle de Sisiku Ayuk Tabe et de son équipe sur le terrain auprès des populations du Nord-ouest et du Sud-ouest aussi bien de l’intérieur que de la diaspora ? Combien de groupes armées sur le terrain se réclament ou sont susceptibles, le moment devenant approprié, de se réclamer de sa mouvance ou simplement de ses idées ? Cette preuve de grande fermeté de la part du pouvoir de Yaoundé, administrée à ce tournant précis des événements[1], est-elle de nature à rassurer ou à inquiéter davantage et le cas échéant qui ? Sur un autre plan, et considérant que dans ce dossier, la sécession est le mal suprême à conjurer : qui peut renoncer au projet de séparation mieux et de manière plus convaincante, non pas pour l’Etat du Cameroun mais davantage pour ces anglophones chez qui cette ambition a suscité certains rêves parfois démesurés, que ceux qui l’ont porté des fonts baptismaux au stade de la fabrication de ses premiers attributs concrets : hymne, drapeau, armoirie, gouvernement, embryon d’armée… ? Cette décision de justice ouvre-t-elle une quelconque voie pour que Sisiku Ayuk Tabe et Cie renoncent à leur aventure ? On peut en douter. Tout semble au contraire montrer qu’ils sont sur la voie du martyre, du moins c’est ce que pourraient bien voir leurs partisans : au bout de cette voie-là, la possibilité de voir dresser, un jour ou l’autre, des autels et des chapelles, est loin d’être négligeable.
Deuxièmement, c’est aussi affirmer que la justice, en la circonstance, a triomphé en refusant de subordonner son cours à celui de la politique. La théorie politique classique héritée de l’antiquité (Aristote) et du siècle des lumières (John Locke et Montesquieu) indique il est vrai les conditions, soit d’une séparation, soit plus modestement d’une limitation des pouvoirs les uns par les autres. La mise en œuvre concrète de cet idéal se heurte cependant à de nombreux obstacles. D’une part, le supposé pouvoir judiciaire, des 3 pouvoirs consacrés par la théorie, est le seul qui n’émane pas du peuple : non seulement ses titulaires ne sont pas élus comme le sont ceux de l’exécutif et du législatif, mais en plus ils sont désignés par l’exécutif et le pouvoir qu’ils exercent en vertu de cet acte (discrétionnaire souvent) devient par conséquent un pouvoir dérivé d’un autre. Comment pourrait-il rivaliser avec ou s’affirmer face à ou contre cet autre ? D’autre part, comment le judiciaire pourrait-il être un pouvoir fort et indépendant quand la mise en œuvre de ses décisions dépend d’institutions – les forces armées, la police - qui obéissent plutôt à un pouvoir concurrent ? Aux Etats-Unis il est vrai, un réel effort a été fait pour donner au pouvoir judiciaire, notamment à la Cour suprême, les moyens d’une certaine indépendance. Celle-ci sera encore plus accomplie le jour où cette institution tiendra son mandat du peuple souverain et non d’un élu du peuple dont le choix est généralement guidé par des biais partisans, idéologiques, personnels des fois, aux conséquences souvent incalculables.
La justice, nulle part au monde, n’est donc un véritable pouvoir. Au Cameroun où le chef de l’Etat est en même temps chef du Conseil supérieur de la magistrature, et à ce titre décide de la carrière de chaque magistrat, qu’il soit du siège ou du parquet, des juridictions civiles ou militaires, de l’ordre judiciaire ou administratif, l’idée même d’une indépendance, voire d’une simple autonomie de la justice, ne peut être qu’une vue de l’esprit. En d’autres termes, si le tribunal militaire de Yaoundé a rendu son verdict le 20 août 2019 en non un autre jour, avec le contenu qui a été prononcé et non un autre, c’est bel et bien parce que le pouvoir exécutif de Yaoundé l’a ainsi voulu et a veillé à ce qu’il en soit ainsi.
Ce 20 août 2019 à l’aube, au tribunal militaire de Yaoundé, nous n’avons pas assisté à un triomphe de la justice : s’est-il au moins agi d’un triomphe de la politique ? Sans doute mais d’un triomphe sans gloire, à court terme, et susceptible à long terme des pires conséquences.
Dire qu’il s’est agi d’un triomphe de la politique sur la justice, c’est affirmer qu’il y a eu défaite de la justice. En effet, certains éléments du procès tendent à montrer des vices de procédure – récusation du juge non prise en compte par le tribunal, poursuite du procès avec des accusés non représentés par des avocats… - et une précipitation pour le moins suspecte. Le politique semblait avoir besoin de décision de justice à ce moment-là, et l’a obtenue : victoire donc. Mais il s’agit en l’occurrence d’une victoire facile, obtenue d’une justice sans personnalité, organisée depuis toujours et pas seulement dans cette affaire pour dire le verdict de l’exécutif dans des affaires ayant un versant politique. A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
Cette décision a déjà eu pour premiers effets d’embraser, on l’espère momentanément, l’atmosphère dans certaines grandes villes des régions anglophones. L’opposition nette de l’élite anglophone, y compris la plus modérée (c’est le cas du cardinal Christian Tumi), permet d’imaginer quel a pu être le ressenti des durs et des extrémistes. Il y a dans les bureaux feutrés de la capitale camerounaise, à des niveaux très élevés, un nombre étonnant de gens qui s’en fichent : quand ils se risquent en zone anglophone, même une mouche ne réussirait pas à se poser sur eux. Cette décision pourrait faire davantage de morts ? Pour eux, ce ne seront jamais que des noms et des chiffres. Le pouvoir, pour se renforcer, a besoin de ces grands nettoyages qui ne sauraient rebuter de véritables hommes d’Etat. De toute évidence cependant, le tribunal militaire de Yaoundé vient de verser quelques barils d’essence sur le brasier de la crise anglophone. Ce faisant, il a renforcé le doute qui plane sur la volonté du pouvoir de Yaoundé d’organiser un véritable dialogue sur celle-ci.
Il y a cependant un non-dit qui mérite d’être ici exprimé : à quoi réfère-t-on aujourd’hui lorsqu’on parle du « pouvoir de Yaoundé » ? Il est de plus en plus question, dans les confidences, d’une lutte de clans ; la gouvernance de l’Etat, de façon de plus en plus visible et tangible, laisse à désirer. Qui décide de quoi au Cameroun aujourd’hui et dans quelles conditions ? M. Biya est-il toujours aux affaires ou est-il désormais à côté de son fauteuil, s’en éloignant chaque jour, trop diminué pour s’apercevoir que la barque Cameroun, piégée par les chants de multiples sirènes, fonce tout droit sur d’énormes récifs ? A quel moment exact se produira l’impact et quelle sera la violence du crash ? En fonction de cette violence-là, qu’est-ce qui sera récupérable et qu’est-ce qui ne le sera pas ? Qui sera responsable et de quoi et qui sera exonéré et pourquoi ? Toutes ces questions sont d’ores et déjà sur la table et, en attendant d’autres toutes aussi poignantes, elles ne risquent pas d’en bouger.
Roger Kaffo Fokou
[1] En ce moment, on note, sur le terrain une multiplication des bandes de plus en plus armées qui dément la réalité d’une reddition massive avec remise des armes annoncée il y a peu, à l’étranger des prises de position diplomatiques de moins en moins favorables à l’Etat du Cameroun comme c’est le cas avec les parlementaires des Etats-Unis d’Amérique.
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