Virage islamiste des printemps arabes (2) : les sources historiques de l’opposition entre l’Occident et le Proche-Orient
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Demain sera à l’Afrique, l’Harmattan, 2008
L’affrontement entre l’Occident et le Proche-Orient musulman trouve ses racines profondes dans l’histoire des deux régions et de leurs peuplements. Cette confrontation, dans sa forme actuelle, remonte sans aucun doute au VIIè siècle de notre ère mais en réalité, elle pourrait remonter à plus loin encore, jusqu’à l’époque des guerres médiques, c’est-à-dire au Vè siècle avant notre ère. La volonté de réduire l’Iran à une nation ordinaire dans un espace géographique où les Perses avaient maintes fois fait la pluie et le beau temps avant et pendant l’ère chrétienne n’est pas sans cacher une arrière-pensée de cette nature. Nous n’allons cependant nous appesantir ici que sur l’opposition entre l’Occident et le Proche-Orient musulman. Vous verrez à quel point un regard rétrospectif peut illuminer certains des aspects fondamentaux de ce conflit.
« I. Aux sources de l’opposition entre l’Occident et le Proche-Orient
« Lorsque M. Nicolas Sarkozy, actuel Président de la République Française s’oppose à l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne en arguant de ce que la Turquie fait partie de l’Asie mineure, il énonce en fait une platitude et fait semblant de croire que le problème de l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne est un problème géographique. A un moment de l’histoire, l’Asie mineure a été tantôt grecque, tantôt romaine, donc européenne, sans que personne y voie le moindre inconvénient. Pourquoi ? Le droit européen actuel tire sa source du code justinien, donc de l’empire byzantin. Avant le christianisme, il y avait un tel brassage culturel entre ces peuples que les opposer radicalement aurait été une fumisterie, donner l’impression que d’un coup de baguette magique on aurait pu effacer un héritage commun millénaire. Les conflits n’ont jamais manqué entre les différents peuples de ce grand espace mais ce n’était pas des conflits de personnalité : ce n’était que des conflits d’hégémonie[1], comme il y en eut entre les Celtes, les Germaniques, les Grecs et les romains… Comme il y en eut entre les cités grecques (guerre du Péloponnèse), entre Rome et Carthage (guerres puniques). La véritable rupture commence donc avec le christianisme.
« En effet, le christianisme s’inscrit en rupture profonde avec tout le fond religieux jusque-là plus ou moins commun à tous les peuples de la région en dépit des habillages de surface. Il se présente comme une idéologie de rectification : « je ne suis pas venu abolir la loi mais pour l’accomplir », dit le Christ. N’empêche qu’il inscrivit sa loi aux antipodes de celle qu’il avait trouvée, transformant une vision du monde fondée sur la quête légitime de la richesse, de la puissance et du plaisir en une vision orientée vers la pénitence, l’amour et le pardon, même si cet amour soudain se désincarnait au point de perdre son côté sexuel, côté qui avait jusque-là été prépondérant dans une culture guerrière machiste où la femme était un objet sexuel, ce que l’on a appelé « le repos du guerrier ». Dans un espace soumis à la rigueur du climat aussi bien que des mœurs où le faible était condamné d’avance à une mort cruelle, il n’est pas étonnant que ce discours de rupture ait connu le succès qui est jusqu’ici le sien. On comprend aussi les raisons de la critique nostalgique de Nietzsche. Sans doute tout se serait passé le mieux du monde sans l’irruption de Mahomet et de l’Islam dans l’histoire de cette partie du monde. Entre temps, le christianisme, partie de la Judée, s’était imposé à l’Empire romain sous Constantin Ier le Grand, et de là à l’Europe puis à l’Orient via l’Empire byzantin.
« L’Islam se pose dès les origines d’une manière ambiguë : comme continuateur et comme rivale du christianisme. Cette religion apparaît en Arabie au VIIe siècle apr. J.-C. et est fondée sur la révélation au prophète Mahomet d’un texte sacré, le Coran. Comme continuateur du christianisme, l’Islam revendique des origines juives communes avec le christianisme : ils auraient un ancêtre commun, Abraham ; un intermédiaire commun, l’ange Gabriel. Cette fraternité est pourtant le socle d’une adversité radicale, car il va s’agir entre les deux religions d’une querelle de succession fondée sur un conflit de légitimité. Et comment les choses auraient-elles pu être autrement ? Jésus-Christ était déjà venu parfaire la loi, en sa qualité de fils de Dieu et de Dieu lui-même (cf. « Le symbole de Nicée »). Que restait-il à faire qui eût nécessité la venue d’un prophète ? Théoriquement rien. S’étant revendiqué des origines communes avec le christianisme, il ne restait plus à l’Islam qu’à rectifier le discours chrétien pour authentifier le sien. Le double caractère de religions monothéistes et révélées allait donc se joindre à cette identité des origines pour faire de ces deux religions des concurrentes, acharnées à dispenser une vérité qui en principe aurait dû être une et qui pourtant se trouve apparemment multiple. La Bible situe l’origine de ce conflit dans l’opposition entre Ismaël, fils aîné mais naturel d’Abraham (avec Agar sa servante égyptienne) qui passe pour être l’ancêtre de certaines tribus d’Arabie, et Isaac, le fils cadet et légitime. Des deux enfants, qui était plus qualifié pour occuper le trône du père ? De Jésus et de Mahomet, qui était plus proche du Père ? Cette querelle ne sera probablement jamais tranchée, d’autant que celui qui s’imposera sur terre ne sera pas forcément celui qui se sera imposé au ciel. En dépit de leurs oppositions, les deux religions n’ont jamais renié leur enracinement occidental.
« II. La tentation occidentale du christianisme et de l’Islam
« Il est aisé de montrer ce que le christianisme doit à la philosophie occidentale. Une grande partie du Nouveau Testament, l’essentiel on pourrait dire, est grecque : « Les quatre Évangiles furent écrits en grec. Les auteurs utilisèrent des sources araméennes et grecques plus anciennes, transmises oralement d'abord par les apôtres, puis par les premières communautés chrétiennes »[2]. Saint Paul, le premier missionnaire et théologien de l’Eglise chrétienne fut nourri de culture grecque : « Les Épîtres de Paul reflètent une grande connaissance de l'art de la rhétorique grecque, apprise sans doute durant sa jeunesse à Tarse »[3]. Le concile qui définit le contour de la foi chrétienne et établit le dogme tels qu’ils existent aujourd’hui fut convoqué par l’empereur romain Constantin Ier. La pensée des pères de l’Eglise qui a beaucoup marqué le christianisme est imprégnée de culture grecque : « Pensée non systématique, jaillissant au fil des situations — hérésies à combattre ou problèmes nouveaux —, enracinée dans les catégories de la philosophie grecque et notamment de la pensée platonicienne, la patristique prend sa source dans l'Écriture qu'elle commente, développe et explique »[4]. Saint Augustin, l’un des plus célèbres pères de l’Eglise fut préparé à la conversion en découvrant les néo-platoniciens comme Plotin.
« L’Islam doit également beaucoup au monde occidental. L’Orient dans lequel naît l’Islam est un Orient occidentalisé, sous la domination de l’Empire romain d’orient (qui dura jusqu’en 1453), un empire chrétien (Constantin Ier le Grand fut le premier empereur chrétien) mais de culture grecque. L’essentiel de la théologie musulmane est tributaire de la philosophie occidentale : «La traduction des travaux philosophiques grecs en arabe aux viiie et ixe siècles entraîne la fondation de la première école théologique islamique importante, appelée mutazilisme, qui insiste sur la raison et la logique rigoureuse »[5]. Il faut rappeler que la théologie des mutazilites fut établie comme doctrine d’État par le calife al-Mamun, fondateur de « la Maison de sagesse » de Bagdad, centre de traduction des textes grecs en arabe. A cette époque, l’Egypte, la Syrie et la Perse, pays où domine l’Islam, sont de culture grecque. La philosophie islamique dans sa tendance péripatécienne suit très largement la tradition de la philosophie grecque jusqu’à la fin du XIIè siècle. La philosophie musulmane médiévale est fortement empreinte de culture grecque : Al-Kindi, influencé par les travaux d’Aristote et par le néoplatonisme, tente d’adapter les concepts de la philosophie grecque aux vérités révélées de l’islam ; Ibn Ruchd (Averroès), philosophe et médecin andalou du xiie siècle, défend les opinions aristotéliciennes et néoplatoniciennes contre Ghazali et devient le philosophe musulman le plus important dans le monde occidental par son influence sur la scolastique chrétienne. Plus récemment, le mouvement de renaissance Nahda a cherché à allier les principaux acquis de la civilisation européenne moderne et ceux de la culture islamique classique. »
Demain sera à l’Afrique, Paris, l’Harmattan, 2008, pp. 176-181
[1] En fait, la Turquie avec plus de cent millions d’habitants est une véritable menace car autant que l’Iran qui incarne le rêve d’une renaissance de l’empire perse, elle porte l’ambition d’une reconstitution de l’empire Ottoman. Or l’on sait que ces deux empires ont été historiquement de puissants freins à la volonté expansionniste de l’Occident dans cette région et au-delà vers l’Extrême-Orient.
[2] Microsoft Encarta 2007
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
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