Virage islamiste des printemps arabes : un nouvel épisode de la longue opposition entre l’Occident et le monde musulman (1)
Par Roger KAFFO FOKOU, auteur de Demain sera à l’Afrique, l’Harmattan, 2008
Les printemps arabes ont jusqu’ici suscité l’enthousiasme du monde entier et réconcilié même les plus sceptiques avec le progrès au regard de la part qu’y ont joué les réseaux sociaux appuyés sur les technologies de la communication. On peut néanmoins parier que les uns et les autres n’ont pas soutenu ces révolutions pour les mêmes raisons. Pour les déshérités de la planète, ces laissés-pour-compte qui se recrutent de plus en plus dans le monde développé – signe des temps – et qui ont popularisé le label « d’indignés », chaque dictature qui s’effondrait dans le monde arabe élargissait la brèche de l’espoir des lendemains meilleurs. Pour les puissants de la galaxie capitaliste des maîtres du monde, c’était surtout un pas de plus dans la mise en œuvre du grand projet de néolibéralisation de la planète. Les uns et les autres ne seront-ils pas également déçus ? Au Maroc, en Tunisie, en Lybie comme en Egypte et après le Liban et la Palestine, telle une trainée de poudre, l’islamisme s’empare des rênes du pouvoir. Peut-on espérer que les islamistes une fois au pouvoir mettront en place des régimes démocratiques ? N’est-il pas plus vraisemblable que, comme les marchands, la démocratie ne sera pour eux qu’un cheval de Troie destiné à forcer les fortifications de l’empire ? Un intellectuel palestinien, Khaled Hroub, s’inquiète : « Comment un mouvement islamiste peut-il accepter le jeu démocratique, alors qu’il croit que sa légitimité est d’essence divine ? ». Le temps, dit-on, est un mouvement circulaire : aussi, le futur est quelquefois derrière et non devant nous. Il suffit de réexaminer la longue histoire de l’opposition entre l’Occident et le monde musulman depuis le VIIè siècle. Bien des pions, remis en perspectives, prendront sans doute leur place dans le grand échiquier que l’histoire organise et réorganise au fil des siècles. Pour aider à une telle compréhension, nous avions déjà réservé une importante place à cette question dans un ouvrage que nous avons commis en 2008 chez l’Harmattan, Demain sera à l’Afrique, dans un chapitre intitulé « Le monde musulman et l’Occident». Nous revisiterons ce chapitre en quatre étapes : les fondements culturels communs ou proches entre ces deux régions (1), les sources de l’opposition entre l’Occident et le Proche-Orient (2), la tentation occidentale de deux religions enracinées en Orient (3) et l’affrontement entre l’Occident et le monde musulman (4).
Le fragment d’aujourd’hui nous permettra de voir que, contrairement à ce que certains pourraient penser ou voudraient faire penser, notamment ceux qui développent les théories de « conflit de civilisations » comme le politologue américain Samuel Huntington, il faut fermer les yeux sur un nombre impressionnant de faits pour opposer de façon fondamentale l’Occident et le Moyen-Orient.
« L’Occident est l’ensemble constitué aujourd’hui de l’Europe et de l’Amérique du nord. Son peuplement est majoritairement constitué des descendants des Celtes, Vikings, Germaniques, Slaves, Ibères, Grecs, Romains. En géographie politique, la carte de l’Occident n’a pas toujours eu les contours qui sont les siens aujourd’hui. Le terme date probablement de l’Empire romain. La séparation de l’Empire romain en Empires romains d’Occident et d’Orient, deux entités politiques séparées, se produisit en 395 quand Théodose Ier légua à ses fils Arcadius et Honorius l’Orient et l’Occident de son empire, mais ce ne fut que beaucoup plus tard qu’elle devint définitive. A partir de là, l’Empire romain d’Orient (ou Empire Byzantin) suivra sa propre voie, survivant plus d’un millénaire à l’Empire romain d’occident (ce dernier ne vécut que 81 ans environ). Il s’est prolongé jusqu’à la chute de sa capitale, Constantinople (aujourd’hui Istanbul, Turquie), le 29 mai 1453. L’Empire romain d’Orient couvrait le sud-est de l’Europe, le sud-ouest de l’Asie et le nord de l’Afrique. L’Empire romain d’Orient ou byzantin est alors chrétien et s’étend jusqu’à l’Asie mineure. Il est important de se rappeler que l’Asie mineure était romaine depuis le IIè siècle avant notre ère (Déjà en 326 av. J.-C., Alexandre le Grand, vainqueur des Perses, s’empare du Pendjab, puis ses successeurs, les dynastes grecs de Bactriane, occupent l’Inde du Nord-Ouest jusqu’à Delhi. De leur conversion au bouddhisme naît la civilisation gréco-bouddhique du Gandhara). Mais l’Occident ancien va s’élargir avec la conquête de l’Empire romain d’Occident par les Barbares et progressivement englober toute l’Europe puis au-delà et après la conquête de l’Amérique, l’Amérique du nord.
L’Orient, au-delà de l’empire byzantin, fait penser au Proche-Orient ancien qui correspond à un vaste ensemble géographique recouvrant notamment l’Irak, l’Iran, la Syrie, le Liban, Israël et la Palestine d’aujourd’hui. Il inclut donc l’Anatolie ou Asie mineure et la Mésopotamie. Durant 3 000 ans environ, d’importantes civilisations se sont développées dans cette partie du monde. En Mésopotamie il s’agit des sumériens et des Akkadiens, des Babyloniens, des Assyriens et plus tard des Perses ; en Asie mineure des Hittites ; à l’Ouest sur la Méditerranée des Phéniciens et des Hébreux. En fait, il faudrait ajouter à cette carte de l’Orient l’Arabie constituée de la grande péninsule désertique située à l'extrémité de l'Asie du Sud-Ouest, limitée au nord par la Jordanie et l'Irak, à l'est par le golfe Arabo-Persique et le golfe d'Oman, au sud par la mer d'Oman et par le golfe d'Aden, à l'ouest par la mer Rouge. La péninsule arabique comprend les pays indépendants suivants : l'Arabie Saoudite (qui occupe presque les trois quarts de la péninsule), le Yémen, le sultanat d'Oman, les Émirats arabes unis, le Qatar, le Koweït et Bahreïn. Le terme Orient exclut ainsi tout le reste de l’Asie et ne prend en compte que ce qu’on appelle aujourd’hui le Proche-Orient, un ensemble de 14 pays : l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, l’Irak, l’Iran, Israël, la Jordanie, le Koweït, le Liban, Oman, le Qatar, la Syrie, la Turquie et le Yémen.
L’histoire de ces deux zones du monde est extrêmement mêlée aussi bien dans l’antiquité qu’à l’époque moderne. A l’Ouest, la domination de la civilisation gréco-romaine va s’imposer au reste de l’Europe celtique et germanique à travers sa philosophie et plus tard le christianisme qui se trouve être un emprunt de l’Orient. C’est ainsi que le dieu unique des Hébreux, partant de l’Orient, dut faire un détour par l’Occident avant de pouvoir revenir s’imposer en Orient sous les couleurs de l’Empire romain. Ainsi furent posés les bases de ce qui allait plus tard fonder le monde musulman, une entité religieuse d’origine arabe mais qui au fil des siècles et à la faveur des guerres de conquête, s’est étendue de l’Afrique de l’ouest aux confins de la Chine. Qu’est-ce qui, en dehors des guerres de conquête a pu favoriser un tel courant d’échanges culturels entre l’Occident et le Proche-Orient ?
I. Des fondements culturels communs ou proches
En dépit des apparentes différences qui existent entre les cultures des populations européennes anciennes et celles des peuples du Proche-Orient ancien, ces deux régions ont partagé étonnamment de choses fondamentales.
La toute première et sans doute la plus importante est la langue : « Les Celtes parlaient une langue indo-européenne et étaient donc de même souche que leurs voisins italiques, helléniques et germains »[1]. Cette affirmation résume la communauté culturelle de l’ensemble de l’Europe. En même temps elle souligne le lien profond entre l’Europe et l’Asie, dans la mesure où les langues indo-européennes sont une famille de langues comprenant les groupes albanais, arménien, balte, celtique, germanique, grec, indo-iranien, italique (dont les langues romanes), slave et deux groupes éteints : l'anatolien (dont le hittite) et le tokharien. Le sanskrit par exemple est probablement l’une des plus anciennes des langues indo-européennes. Si l’on considère que les populations européennes sont aryennes, alors il s’en suit qu’elles sont d’origine asiatique, venues d’Asie centrale : « Les premiers Aryens, venus d’Asie centrale, pénètrent en Inde vers l’an 1500 av. J.-C. Ils sont à l’origine du système des castes, de la religion védique et de l’utilisation du sanskrit ».
La cosmogonie proche-orientale ancienne manifeste des similitudes fondamentales avec celle des peuples européens. Même s’il est vrai que le fond religieux primitif de tous les peuples du monde est pour l’essentiel commun (les mythes de la création, le rôle de l’inceste, la place de la femme ou du principe féminin sont presque les mêmes partout à quelques variantes près), certains traits fondamentaux qui singularisent l’unicité de l’esprit de chaque peuple existent. Entre le Proche-Orient et l’Europe, l’on a parfois l’impression que c’est le même esprit qui a soufflé sur des matériaux différents. La version la plus ancienne du déluge dont l’acteur principal pour les Hébreux est Noé se trouve être sumérienne et fait partie de l’Epopée de Gilgamesh. On retrouve le même récit chez les Grecs avec pour héros Deucalion et Pyrrha. De même, la Déesse-Mère orientale de la fertilité Cybèle fut absorbée telle quelle par les religions grecque et romaine. L’idée que l’on se fait des dieux, de leurs rapports avec la création ainsi que l’attitude de l’homme envers les dieux et la création, tout se recoupe. Les batailles des dieux (Titanomachie et gigantomachie chez les Grecs) ressemblent fort à celles qui opposent dans l’Enouma Elish Apsou aux jeunes dieux et qui débouche sur la prise de pouvoir de Enki (on pense à la prise de pouvoir de Zeus). Les rapports entre les dieux et les hommes sont dans les deux cas de type esclavagiste. Dans la mythologie mésopotamienne, « avant la création des humains, la maîtrise de l’univers était partagée. Le royaume des cieux appartenait à Anou, la terre à Enlil, l’océan à Enki. Ces dieux majeurs, les Anounnaki, obligeaient les dieux mineurs, les Igigi, à draguer le Tigre, l’Euphrate et à creuser des canaux d’irrigation »[2]. Ces derniers se révoltèrent. Il fallut créer des humains pour les remplacer. Chez les Grecs, le mobile est le même : « Cette race d’êtres humains devait travailler dur et devint le souffre-douleur des caprices divins »[3]. Ainsi, contrairement à la vision des hébreux qui apparaît isolé dans ce vaste ensemble, l’homme ne fut pas créé pour le plaisir divin (« Il vit que cela était bon »), mais pour protéger le plaisir des dieux : « Je vais créer du sang et des os, déclara Mardouk, je vais créer un sauvage primordial et je l’appellerai Lollou (« homme »). Nous lui confierons les tâches pénibles des dieux et ceux-ci pourront enfin se consacrer à leur activité favorite, l’oisiveté »[4]. Il découle de là une philosophie pessimiste du travail conçu tantôt comme une basse occupation (Grecs, scandinaves et sumérien), tantôt comme une punition (Hébreux et dans une certaine mesure Grecs avec Sisyphe). Il s’ensuit naturellement que dans ces mythologies l’homme entretient souvent des rapports conflictuels avec les dieux dont il se considère comme l’esclave. Chez les mésopotamiens, l’homme est d’autant prédisposé à la révolte qu’il participe de la nature d’une divinité rebelle : « Un dieu rebelle ayant été choisi pour le sacrifice, chaque humain allait détenir en lui une parcelle divine, mais celle-ci serait, dès l’origine, source de conflits perpétuels puisqu’elle provenait d’un être frondeur »[5]. D’après Hésiode, les premiers humains n’eurent guère du respect pour les dieux : « La population refusait en effet d’offrir des sacrifices et considéraient avec mépris les dieux qui descendaient sur terre ». [6] Dans des sociétés profondément religieuses (au sens où A. Comte parle d’état théologique), les dieux constituent des modèles et tels que les hommes les conçoivent, tels ils veulent être : incestes, parricides, orgies diverses, guerres incessantes, mépris de la morale, survalorisation du courage et de la force, tels sont les ingrédients qui ont fait l’histoire tumultueuse de ces régions pendant des millénaires. Puis, un jour, la culture d’un peuple jusque-là minoritaire va s’imposer progressivement sur une grande partie de la région : la montée en puissance du dieu d’Israël va constituer un ciment nouveau pour ces peuples qui avaient déjà tant de choses en commun, mais elle sera également la source d’une fracture d’une profondeur inégalée entre l’Occident et le Proche-Orient ».
Demain sera à l’Afrique, Paris, l’Harmattan, 2008, pp. 171-176
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